Pourtant tout près de la grande capitale de danse qu’est Montpellier, le festival Arts Trans Fabrik conjugue territoire et art chorégraphique de manière très différente, très délicate, toute inspirante.
C’est impressionnant. Très impressionnant. Dans cet ancien chai agricole, surgi du dix-neuvième siècle finissant, le faîte de la toiture surplombe le sol à onze mètres de hauteur. Tout en bas se donnent des spectacles. Mais alors les spectateur.trices doivent d’abord descendre vers les gradins en empruntant un escalier escarpé, qui donne l’impression d’évoluer dans les flancs d’un paquebot. Une fois tout en bas, le plateau paraît lui aussi gigantesque, avec ses onze mètres sur treize et demi, presque carré à l’œil, plutôt que rectangulaire – et cela aussi est fort rare.
Le spectacle dont on va parler est un spectacle de danse : soixante minutes du solo « Koan », ce dernier samedi 5 octobre 2024, créé et interprété par Julyen Hamilton. Mais d’abord, ce n’est pas un égarement d’esprit, si on se plaît à évoquer les caractéristiques de l’espace où rendez-vous a été donné entre l’artiste et ses spectateur.trices.
Toute une perception un peu vulgaire de la danse a conduit à se laisser fasciner par un supposé éclat exceptionnel, tout brillant, du geste chorégraphique. Ainsi en perd-on une saveur essentielle. Le danseur n’a pas à occuper un espace. Il s’en préoccupe. Son art est celui d’une conjugaison entre l’espace et le temps ; lieu et moment singuliers, à travers corps présent en actes. La danse peut tramer tout autre chose, de multiple, que seulement se contenter de donner de la danse à voir. Il y a l’œil. Certes. Mais il y a aussi tout le mouvement de corps spectateur.
Dans l’espace cathédrale, puits de verticalité soutenu en horizontalité, là où évolue ce soir-là Julyen Hamilton, on éprouve une sensation de justesse cardinale. Ce danseur britannique de naissance, aujourd’hui implanté à Gérone en Catalogne, septuagénaire rayonnant, consacre son art à la composition instantanée – disons à l’improvisation en danse, pour faire plus simple.
Avec un enjouement de moine un brin loufoque, il décoche ses lignes gestuelles selon des modulations d’intensité très palpables, vibrant de gammes d’accentuations, de ponctuations, de suspensions et de relances. Très vif. Son être entier paraîtrait le doigt pinçant la corde du grand instrument architectural, dont tout le volume entre en résonance mouvementée d’imaginaire. Un lieu vit, respire, se souvient, patiente, se projette. Et tout cela se passe sans musique, un brin austère, mais au fil d’un propos souvent échevelé, malicieux, hélas en anglais et alors on en perd ; propos que le danseur improvise pour l’énoncer aussi au fil de ses gestes.
Voilà une soirée réussie. C’est la rentrée. Il fait étonnamment froid. Et une petite foule de curieuses, curieux, part en voyage, larguant les amarres d’un sobre gradin. Depuis l’intérieur de l’énorme conque de la bâtisse, chai du dix-neuvième siècle, on garde en mémoire de saveur, le cadre exceptionnel, garrigues, pinèdes, ciel bleu, qui nous entoure. Et tout cet endroit, trop bien nommé, s’appelle le Mas de Gentil.
On est arrivé là à quelques kilomètres à peine de Montpellier, cap au nord-ouest, secteur Grabels, Combaillaux, Saint-Gély-du-Fesc. En d’autres temps on y est venu dénoncer, tout proche, le chantier monstrueux du LIEN, contournement autoroutier de l’agglomération, entêté à foncer le plus vite possible dans le mur du naufrage écologique définitif. Ce soir, rien à voir. On est accueilli comme en demeure, sur un côteau dont on ne sait s’il appartient au péri-urbain ou déjà à l’arrière-pays.
C’est à la frange. Ça creuse les possibles. Arts Fabrik : voilà un lieu, au sens plein, entier, et fort du terme. On y reçoit des résidences, on peut y loger, les formes s’esquissent, se croisent, se découvrent. Tout inspire autant d’ouverture que de proximité, à portée de mains, où se permettre d’être, comme trop de grands lieux institutionnels en ont perdu le sens. Depuis plus de quinze ans, le chorégraphe Yann Lheureux inspire l’avancée de ce projet, colossal à sa taille, patiemment, ingénieusement. La communauté de communes du Grand Pic Saint-Loup, et toute une guilde de mécènes mettant directement la main à la pâte, accompagnent cette montée en utopie.
Il n’est pas toujours simple de combiner les dimensions statutairement privées d’un projet qui ne s’intéresse pourtant qu’à la collectivité. Pas toujours évident de s’annoncer dans les villages sous la bannière de la danse contemporaine. Pas toujours rassurant de contracter un énorme emprunt bancaire, pour y aller. Depuis dix ans, le festival Arts Trans Fabrik est itinérant. Il s’attire la participation d’artistes de premier plan, en donnant des rendez-vous à des adresses peu attendues, de localités qui n’ont pas la taille de proposer de pleines saisons artistiques.
Rencontres et rendez-vous se multiplient. Et depuis son havre déjà un peu coupé du chaos urbain, la compagnie de Yann Lheureux se projette aussi bien dans les politiques de la ville, implantation en quartiers prioritaires et projet pilote au cœur d’un établissement scolaire. Tout est question de territoires, à explorer, à relier, à mouvementer ; tout à rebours des catégories et cloisonnements des entre-soi.
Gérard Mayen
Photo : Philippe Quinta Fitaki
Le festival Arts Trans’Fabrik 2024, donne deux derniers rendez-vous publics cette semaine : avec la chorégraphe libanaise, et son extraordinaire film « Poreux », dans son site du Mas de Gentil, vendredi 11 octobre à 18h30. Puis avec le chorégraphe Christian Rizzo, directeur du Centre chorégraphique national de Montpellier, montrant sa pièce en duo, « Je vais t’écrire ». Et là c’est en plein air, à Grabels, dans le cadre inusité du stade et de la source de l’Avy, samedi 12 octobre à 18h30.