Claude Mangin, chrétienne et retraitée de l’Éducation nationale, vit à Ivry. Avec l’Association des amis de la République arabe sahraouie démocratique (RASD), elle se bat pour que les prisonniers sahraouis sortent de prison. L’homme, qu’elle a épousé il y a vingt ans, est incarcéré au Maroc depuis quatorze ans.


 

Présentez-nous l’association des Amis de la République arabe sahraouie démocratique.

Notre association a été créée en novembre 1975 au moment de l’invasion marocaine du Sahara occidental avec « la marche verte »1 par des militants qui s’étaient battus pour l’indépendance de l’Algérie. Avec comme objectifs l’indépendance de la dernière colonie d’Afrique : le Sahara occidental et l’information sur la lutte des Sahraoui.e.s pour la libération de leur territoire. Cette bataille arrive juste à la fin du mouvement de décolonisation sur le continent africain.

Qu’est-ce que le Sahara occidental ?

C’est un territoire situé entre le Maroc et la Mauritanie, une ancienne colonie espagnole Río de Oro jusqu’en 1975. L’Espagne a reçu ce territoire à l’issue du partage de l’Afrique par les puissances coloniales européennes réunies lors de la conférence de 1884 à Berlin. La péninsule ibérique l’a très peu colonisé, elle y a seulement construit des fortins le long de la côte pour y enfermer des bagnards espagnols. Les tribus sahraouies nomadisaient les terres dans tout le Sahara depuis le Yémen, d’Est en Ouest. Les frontières coloniales ont coupé leurs pâturages. Beni Hassan est le père fondateur de ce peuple, il a donné son nom à la langue : l’hassanya parlée par les Sahraoui.e.s.

Un rappel historique s’impose

Avant « la marche verte » qu’organise le roi du Maroc Hassan II, l’armée marocaine avait déjà traversé la frontière et commencé les massacres contre les campements nomades. On ne connaît pas le nombre de morts parce qu’il n’y avait aucun témoin. Il faudrait qu’aujourd’hui les vieux soldats marocains, encore vivants, témoignent avant de mourir. L’accord tripartite entre la France, l’Espagne et le Maroc, s’octroyant le territoire du Sahara occidental, est illégal. La partie nord revenant au Maroc, le sud à la Mauritanie2. Et ce contrairement à l’engagement de l’Espagne à rendre le territoire occupé à son peuple, et celui du Maroc à respecter la décision de la Cour internationale de la Haye quand il pose, en 1975, la question de ses droits sur ce territoire et que le tribunal lui répond que le droit à l’autodétermination doit prévaloir. La guerre commence avec l’invasion du Maroc, en face le Front Polisario, créé le 20 mai 1973, répond en combattant les troupes coloniales marocaines jusqu’au cessez-le-feu de 1991 contre la promesse de l’organisation d’un référendum d’auto-détermination sous l’égide de l’ONU, le Maroc n’en a jamais voulu. Afin d’y parvenir, l’Espagne avait recensé une population de 80 000 habitants. Les Sahraoui.e.s connaissent toutes les tribus et savent exactement qui est qui, quand il y avait un doute, ils faisaient prononcer le mot loup (Dhib) pour savoir qui était marocain et qui était sahraoui, car les Marocains sont incapables de prononcer le « th » (prononciation comme en anglais, NDLR) en hassanya. Entre 1982 et 1988, le royaume marocain construit un mur de sable avec le soutien logistique et financier de la France et d’Israël, séparant à l’est les Sahraoui.e.s exilé.e.s dans les campements du désert algérien des Sahraoui.e.s vivant dans les territoires occupés à l’ouest. Aujourd’hui, le Sahara occidental est un territoire fermé et occupé. Aucun journaliste n’a le droit de s’y rendre et ne peut donc pas couvrir les violations des droits de l’Homme.

Des Marocain.e.s sont persuadé.e.s que ce territoire leur appartient, que leur répondez-vous ?

Il y a un peuple plus un territoire avec des frontières reconnues par le droit international. Il devrait être libre depuis 1975 si le Maroc n’était pas l’allié des puissance occidentales.

Vous avez été espionnée par le Maroc au moyen du logiciel israélien Pegasus, racontez-nous la genèse.

En juin 2021, Élodie Guéguen, journaliste de la cellule d’investigation de Radio France, m’a contactée par l’intermédiaire de mon avocat Joseph Breham. Elle est venue chez moi, a demandé à voir mon téléphone, l’a emprunté avec mon accord pour l’envoyer à des spécialistes d’Amnesty à Berlin, c’est là que j’ai compris que j’étais surveillée comme mon avocat et tant d’autres [journalistes, militant.e.s des droits de l’Homme, chefs d’entreprise et d’État, hommes et femmes politiques, NDLR]. Le 30 juin 2021, le conseil municipal d’Ivry présentait un budget pour recevoir en vacances des enfants sahraouis des campements de Tindouf, l’élue macroniste, Rachida Kaaout, s’y est opposée pendant qu’un Marocain filmait la séance et que des partisans du Maroc manifestaient dehors. C’était la première fois que le conseil municipal finissait en huis-clos et avec un cordon de policiers à l’extérieur. Fin juillet, mon avocat m’informait par courriel que j’avais 120 connexions sur neuf mois infestées par Pegasus. Il a porté plainte devant l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information).

Comment expliquez-vous que la monarchie marocaine a autant de pouvoir en France, en Europe, dans des pays du monde arabe et en Afrique ?

Le Maroc a toujours été l’allié de l’Occident tandis que l’Algérie était dans le camp socialiste. Hassan II travaillait avec tous les renseignements généraux des pays capitalistes [c’est le cas encore aujourd’hui avec l’héritier du trône, son fils Mohamed VI, NDLR]. Il a uni le peuple derrière lui contre ses boucs émissaires : les Sahraoui.e.s. Dans ses cinq discours du trône par an, il parlait systématiquement des ennemis, des traîtres sahraouis du Polisario. À cette occasion, il libérait des prisonniers mais jamais les Sahraouis. Il y a eu deux attentats contre lui par des officiers de son armée [juillet 1971 et août 1972, NDLR]. Voyant son trône menacé, il a fait la guerre pour asseoir son pouvoir. La monarchie est liée au sort des Sahraoui.e.s, la libération des Sahraoui.e.s libèrera le peuple marocain. Depuis 1982, la RASD est membre fondateur de l’Unité africaine [à l’époque, l’Organisation de l’unité africaine, NDLR]. Pour marquer son opposition, le Maroc l’a quittée, puis l’a réintégrée en 2017.

Pour quelles raisons votre époux, Naâma Asfari, est-il détenu dans une prison à Kénitra ?

En octobre 2010, avant les révolutions arabes, vingt-mille sahraoui.e.s ont quitté leur lieu de résidence et se sont installé.e.s avec leur tente dans un énorme campement, à Gdeim Izik où il y avait des puits, à 10 kilomètres de Laâyoune [capitale du Sahara occidental, NDLR]. C’était une protestation pacifique pour des raisons sociales, économiques, les emplois, le logement, l’éducation et la liberté de circulation. Les forces de sécurité marocaines les ont encerclés en creusant un fossé pour empêcher toute entrée de nourriture et de nouveaux sahraouis. Elles ont tiré sur une jeep et tué un jeune sahraoui de 14 ans, le premier martyr. Deux négociations étaient en cours et le ministre de l’Intérieur s’était même déplacé pour parler avec le comité de sahraouis représentant le campement et ses revendications. En fait, ce campement est la suite logique de l’intifada de 2005 dans les territoires occupés où les populations sahraouies se sont révoltées et se sont organisées de manière autonome sans que le Front Polisario y soit pour quelque chose. Les négociations avaient abouti le vendredi 5 novembre ; le lendemain, jour anniversaire de la « Marche verte », le roi faisait son discours. Le même jour, Naâma publiait un texte sur le droit à l’autodétermination. Le dimanche soir, il m’appelait pour m’annoncer qu’il accueillerait Jean-Paul Lecoq, député communiste, et Marie-Thérèse Marchand, membre de l’AARASD (Association des amis de la RASD), à leur arrivée à l’aéroport de Laâyoune, et que la maison de son ami qui l’hébergeait était encerclé, qu’il allait être arrêté. Dix minutes après, Naâma n’était plus joignable, il avait été enlevé le soir même, c’était le dimanche 7 novembre. Et l’attaque surprise des militaires et des gendarmes marocains contre le campement intervenait, le 8 novembre, à coups de gaz lacrymogènes, de bombes à eau, de balles en caoutchouc, de tabassage et d’incendie des tentes. Il y aurait eu onze agents marocains morts. Il y a eu 600 personnes arrêtées pendant six mois sans jugement, les informations sont venues des familles sahraouies.

A-t-il subi des mauvais traitements ?

Naâma a été torturé pendant cinq jours dans les locaux des services du renseignement marocain, dont le patron est Abdellatif Hammouchi3. On a porté plainte contre lui mais il n’a jamais été arrêté alors qu’il circule librement dans le monde. Naâma s’est présenté devant le tribunal de Laâyoune, torse nu en short et tout bleu. Chaque prisonnier était isolé dans une cellule. On les tabassait à coups de téléphone sur la tête et de brodequins sur le visage. Pendant six semaines, on n’a rien su jusqu’au jour où j’ai eu l’autorisation de le voir : cinq minutes le 9 décembre 2010 à Rabat dans les sous-sol de la Direction générale de la sûreté nationale et de la surveillance du territoire, et dix minutes, le 11 février 2011, séparés par un grillage de deux mètres de hauteur et les hurlements des deux gardiens pour nous empêcher de nous entendre. Je l’ai trouvé complètement abattu, il était toujours à l’isolement sans le droit d’écrire et sans lunettes, on les lui avait cassées sous la torture. Durant « les printemps arabes », le peuple marocain s’est soulevé, et les femmes sahraouies se sont organisées pour réclamer la réunion des détenus, du papier, des stylos, des médicaments, des soins, de la nourriture et le Coran. En avril 2021, ils entamaient une grève de la faim qui a duré 25 jours. Naâma a été condamné à 30 ans d’emprisonnement4 comme instigateur de l’assassinat de onze agents des forces militaires. En France, on alerte la presse, on fait des conférences, on accueille les enfants sahraouis l’été, mais c’est difficile parce que beaucoup de marocain.e.s, au service du Makhzen5, bloquent nos initiatives. J’ai été refoulée cinq fois du Maroc. La première fois en 2016 après avoir déposé plainte et obtenu la condamnation du royaume marocain par le comité contre la torture des Nations unies à Genève. Au bout de la quatrième expulsion, en avril 2018, j’ai entamé une grève de la faim de quatre semaines à la mairie d’Ivry pour rendre visible le sort des prisonniers sahraouis. J’ai accepté d’y mettre fin à la condition que le gouvernement négocie mon droit de visite à Naâma. Le directeur du Maghreb au Quai d’Orsay, Alain Fourrière était venu me voir mais ça n’avait rien donné. J’ai enfin pu voir Naâma en janvier 2019 pendant deux heures, on lui a remis les livres, une bouillotte, une petite lampe et des vêtements que je lui avais apportés. Et depuis six ans maintenant, nous communiquons chaque mardi et vendredi par téléphone, car je ne peux plus me rendre au Maroc sous peine d’être refoulée.

Comment pensez-vous briser le silence qui pèse sur ce peuple et son droit à l’autodétermination ?

Nous avons eu l’idée d’une marche à travers la France et l’Espagne, en 2025, pour rendre publique la situation des prisonniers politiques sahraouis, exiger leur libération, parler de la cause du peuple sahraoui, une cause oubliée et invisibilisée, afin de faire pression sur les gouvernements français, espagnols et marocains.

Propos recueillis par Piedad Belmonte

 

Un des représentants de la monarchie marocaine, Omar Zniber, préside depuis le début de l’année le Conseil des droits de l’Homme à Genève, le candidat sud-africain ne l’ayant pas emporté. « Si le Maroc l’a emporté c’est parce que les États-Unis, Israël et leurs alliés ne voulaient pas d’une présidence sud-africaine qui aurait pu les contrarier au sein de ce conseil », analyse Asni Abidi, politologue et directeur du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM).

Le Centre d’études et de documentation franco-sahraoui Ahmed Baba Miske publie son rapport 2024 sur la présence des pays et des sociétés internationales au Sahara ocidental occupé : https://centremiske.aseso.fr

 

Lire aussi : la déclaration de Claude Mangin sur la reconnaissance par la France du Sahara marocain.

Notes:

  1. Encadrés par des unités des Forces armées royales et la gendarmerie en coordination avec les gouverneurs, 350 000 marocains sont arrivés à la frontière, par camions, avec le drapeau d’un côté, le Coran de l’autre et ont occupé, pendant trois jours, le Sahara occidental.
  2. La Mauritanie signe, en 1979, un accord de paix avec le Polisario.
  3. À la tête du pôle Direction générale de la sûreté et de la surveillance du territoire, Abdellatif Hammouchi a assisté, en mai dernier, au bicentenaire de la création de la police nationale espagnole à l’invitation de son homologue espagnol, Francisco Pardo Piqueras, et en présence du roi Felipe VI. Il a même rencontré Rafael Pérez Ruiz, secrétaire d’État à la sécurité. Fin juin, Frédéric veaux, chef de la police nationale française lui remettait sa médaille d’or d’honneur. Les yeux et les oreilles du Palais royal est le grand ami des puissances occidentales.
  4. Vingt-cinq sahraouis du camp de Gdeim Izik , dont des militants des droits humains, ont été condamnés à des peines allant de 20-25-30 ans de prison à la réclusion à perpétuité. Leur détention est arbitraire, car leurs aveux ont été obtenus sous la torture.
  5. Le Makhzen désigne le pouvoir royal et ses agents.