Des blocages et des avancées
La crise systémique des médias et celle de la pratique du journalisme, conjuguée à la défiance des citoyen.ne.s, produit incompréhensions et rejets. Dans ce contexte qu’advient-il de l’information en tant que bien public, nécessaire à la démocratie ? Si le rôle des journalistes demeure central pour faire de l’information un outil de citoyenneté, cette responsabilité doit sans cesse être réaffirmée.
Fake news, information biaisée, minimisée ou survalorisée, « pipolisée », purement promotionnelle, l’info est très malmenée. Pourtant, les faits restent les faits1. Les médias dominants, qui aiment à se définir comme garants d’une information fiable, se présentent, sinon comme neutres, du moins impartiaux. Cette affirmation, naïve, réelle ou feinte, ne correspond pas à la réalité. Dans toute société, à fortiori les sociétés de l’information, la « neutralité idéologique » fait allégeance aux forces dominantes. Les grands patrons de presse n’attendent pas de leurs journalistes qu’ils transmettent simplement des messages, mais bien qu’ils les produisent et les formatent en fonction de la ligne éditoriale.
À cet égard, le cas de Julian Assange est révélateur. Au départ, les militants de WikiLeaks, qui luttaient contre l’opacité de l’État, pensaient que la révélation d’informations brutes permettrait à la société civile d’accéder à la vérité et de lutter contre l’autoritarisme et la corruption. Leur objectif : faire appel à l’opinion publique en espérant qu’une mobilisation citoyenne massive naisse du scandale des révélations. Loin d’être illégitime, cette démarche, visant à rendre le contrôle des événements à la société civile, n’a pas abouti.
Pourquoi la révélation des secrets d’État n’a-t-elle pas mobilisé les ressources attendues ? Cette question renvoie aux théories de la communication résumées par la formule du journaliste-chercheur Robert Escarpit : « La communication est un acte et l’information est son produit. » Dès les années 1950, Harold D. Lasswell, un pionnier libéral de l’étude de la communication de masse et de la science politique, défendait la théorie selon laquelle les démocraties ont besoin de propagande permettant à l’ensemble des citoyen.ne.s d’approuver ce que les spécialistes ont déterminé comme étant bon pour eux.
Autrement dit, appliquer à l’information la notion de bien public doit être interprétable selon qui dit quoi, par quel canal, à qui, avec quel effet. Il ne suffit pas de délivrer une information brute pour faire accéder massivement les citoyen.ne.s à une réalité socio-historique. Nous touchons ici du doigt le rôle d’intermédiation des journalistes dans les démocraties. Les obstacles à la pratique d’une information susceptible d’éclairer les citoyen.ne.s dans ses choix sont nombreux. Distinguant le rôle et les responsabilités respectives des journalistes, du média pour lequel ils travaillent, Julia Cagé interroge : « Comment les citoyens peuvent-ils accorder leur confiance aux médias si aucune règle claire n’empêche un actionnaire d’interférer dans le fonctionnement des rédactions ou de faire licencier un journaliste qui lui déplaît ? »2
Le souci du bien commun
Dans la presse en ligne, les nouvelles technologies ont imposé de nouveaux modèles économiques. Le processus de production de l’information s’opère sous les diktats de l’urgence et du marché qui interdisent les délibérations prolongées. Si cette (r)évolution s’accompagne d’une recomposition de l’identité professionnelle, elle ne dispense pas le journaliste de tenir son rôle politique dans la démocratie, c’est-à-dire le souci du bien commun et non pas d’une lutte pour le pouvoir. L’opinion est le poumon de la démocratie dans lequel les journalistes insufflent l’air du débat qui lui est nécessaire.
À vrai dire, on mesure mal les marges de manœuvre et le niveau d’autocontrainte des journalistes. Aujourd’hui, médias et journalistes tentent de se réinventer dans un monde où les flux d’information empruntent de nouveaux canaux. L’ampleur du changement bouscule les habitudes ; le maintien de la qualité et de la diversité de l’information se heurte à un redéploiement politico-économique. Mais des avancées apparaissent : de nouvelles formes de journalisme émergent en réponse aux besoins exprimés par les citoyen.ne.s, voire à leur volonté de participer à la production d’information.
Se donner les moyens de comprendre et de critiquer l’information est parfaitement légitime. Rendre cette critique constructive suppose de prendre en compte les conditions dans lesquelles est produite l’information, l’interdépendance que les journalistes entretiennent avec leurs sources, leurs relations avec le champ économique et de mesurer l’autonomie dont ils disposent vis-à-vis du champ politique. Ne serait-ce que pour faire vivre la fameuse citation de Jefferson : « Si je devais décider si nous devons avoir un gouvernement sans journaux ou des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas un instant préférer cette dernière solution. »
Jean-Marie Dinh
Cet article est paru dans Accroches avril-mai-juin 2024. Le magazine des journalistes et des communicant.e.s d’Occitanie.
Notes:
- Pour les faits, de la philosophe et politologue Géraldine Muhlmann, un plaidoyer pour le reportage (Les Belles lettres, 2023).
- L’information est un bien public – Refonder la propriété des médias, Julia Cagé, économiste, présidente de la Société des lecteurs du Monde, et Benoît Huet, avocat, spécialiste du droit des médias (Seuil, 2021).