L’autorité régulatrice de la communication examine le renouvellement des autorisations de diffusion des chaînes de télévision contrôlées par Bolloré, dont C8 et CNews. Demander leur interdiction sur la TNT n’est pas attenter à la liberté d’expression, comme le clament les médias Bolloré. Il s’agit seulement de faire respecter la loi, piétinée depuis de nombreuses années par ces deux chaînes.


 

C’est l’heure de vérité pour l’Arcom, qui est l’autorité administrative indépendante chargée de la régulation de la communication audiovisuelle et numérique en France. L’Arcom doit ce mois-ci se prononcer sur le renouvellement — ou non — de quinze chaînes de la TNT dont les autorisations de diffusion expireront début 2025 (le détail est à lire ici).

La Télévision numérique terrestre (TNT), ce sont des fréquences publiques, en nombre limité mais accessibles par voie hertzienne partout sur le territoire, et données gratuitement par l’État à des opérateurs privés. Seule contrepartie : ces chaînes doivent scrupuleusement respecter un cahier des charges fixé dans une convention négociée entre l’opérateur et l’autorité administrative pour une durée de dix ans.

Ces conventions, qui découlent de la loi de 1986 sur l’audiovisuel, sont donc scrutées de près, bien sûr quand il s’agit de chaînes payantes (Canal+ ou Paris Première, par exemple), mais particulièrement quand il s’agit de chaînes gratuites, donc de médias de masse accessibles partout et par tout le monde.

D’où le débat qui s’est noué ces dernières années sur deux chaînes contrôlées par l’homme d’affaires Vincent Bolloré (via le groupe Vivendi) : C8 et CNews. La première s’est toute entière construite autour des émissions de l’animateur Cyril Hanouna. La seconde (ex-Itélé) est au coude-à-coude avec BFM-TV pour le titre de première chaîne d’information en continu.

Depuis leur rachat par Vincent Bolloré, ces chaînes ont été transformées en porte-voix de l’extrême droite et mises au service du projet idéologique de « guerre civilisationnelle » de l’homme d’affaires. Plus grave encore, leurs formats (clashs incessants, débats plutôt qu’information, sensationnalisme, fausses nouvelles) et leurs thématiques (insécurité, immigration, faits divers transformés en faits de société, etc.) ont progressivement diffusé dans l’ensemble du système audiovisuel d’information, jusque parfois dans le service public.

Les 10 millions de voix — un score historique — obtenues par le Rassemblement national lors des élections législatives sont venues relancer le débat, nécessaire et légitime, sur la responsabilité des médias dans cette progression spectaculaire de l’extrême droite, devenu premier parti politique dans notre pays.

Nier cette responsabilité, en soulignant combien il existe bien d’autres coupables, c’est s’aveugler. Les médias de masse gratuits (télés et radios) façonnent largement notre espace public. Ils sont les principaux organisateurs des débats qui traversent la société. Cette fonction sociale leur donne une responsabilité particulière.

D’où la nécessité d’une régulation démocratique par les lois et règlements que l’Arcom a la responsabilité de faire appliquer. Ce qu’elle n’a fait qu’avec une extrême timidité jusqu’à maintenant. Deux événements l’ont spectaculairement souligné cette année. Le premier est la décision du Conseil d’État, saisi par Reporters sans Frontières, qui en février a ordonné à l’Arcom d’établir de nouveaux critères permettant de mesurer le respect du pluralisme au sein de chacune des chaînes diffusées sur la TNT.

Le deuxième est la commission d’enquête parlementaire sur les conditions d’attribution de ces fréquences TNT, dont les auditions et le rapport final ont établi combien l’Arcom était une autorité faible ou hésitante, mal armée face à des opérateurs privés puissants.

C8 et Cnews sont des cas d’espèce tant ces deux chaînes ont poussé jusqu’au bout les logiques de manipulation de l’information, de propagande, d’asservissement du journalisme et de crétinisation du débat public pour le seul bénéfice de l’extrême droite. « 30 % des électeurs de ce pays votent pour l’extrême droite, il n’est pas anormal qu’ils aient leurs médias », expliquait un homme d’affaires devant la commission d’enquête parlementaire. L’argument serait entendable s’il s’agissait de médias privés et payants. Il ne peut l’être quand il s’agit de médias gratuits et distribués sur des fréquences publiques.

Surtout, il ne peut pas l’être quand ces deux chaînes ont méthodiquement violé les engagements fixés par leur convention de diffusion ainsi que quelques lois fondamentales (contre le racisme, la xénophobie, les discriminations, les appels à la haine…). L’audition des dirigeants de C8 par l’Arcom, mardi 9 juillet, a permis d’en prendre à nouveau la mesure. C8 a multiplié les sanctions financières : 7.610.000 euros en tout (dont 200.000 euros pour publicité clandestine). Comme l’a rappelé un membre de l’Arcom, « après vous, la chaîne la plus sanctionnée l’a été à hauteur de 300.000 euros ». 

Cyril Hanouna est l’animateur le plus sanctionné du paysage audiovisuel français (PAF). La dernière en date est du 14 juin : 50.000 euros d’amende pour une séquence où des personnes handicapées étaient présentées à tort comme des toxicomanes accros à la « drogue du zombie ». Au total, selon un recensement fait par Le Monde, C8 et CNews ont été depuis 2012 rappelées à l’ordre à 44 reprises, avec une très forte accélération des sanctions ces quatre dernières années (28 rappels à l’ordre).

« C8 en est déjà à sept sanctions ces douze derniers mois pour non-respect de la vie privée, atteintes à l’honneur, à la réputation, à la dignité de la personne humaine, à la protection des mineurs, au droit à l’image », a rappelé un membre de l’Arcom. La réponse des dirigeants de C8 a été de s’engager à diffuser l’émission d’Hanouna avec un différé de « 15 à 45 minutes » pour éventuellement supprimer certaines séquences. « Mais nous le ferons à regret », a souligné le patron du groupe Canal (dont dépend C8), Maxime Saada, qui a expliqué combien le « vrai » direct était le carburant de l’audience…

Cette proposition a paru laisser de marbre les membres de l’Arcom. « À chaque fois, vous nous avez expliqué que cela ne se reproduirait plus, et cela n’a pas cessé  « », a dit l’un. « Pourquoi croire que vous ferez tout ce que vous n’avez pas fait ces dernières années ? », a ajouté un autre. « Pourquoi cet engagement maintenant ? », a dit un troisième, quand il aurait pu être mis en application il y a des années.

Sanctionnée par l’Arcom à 16 reprises depuis 2019, CNews illustre jusqu’à la caricature ces violations répétées des obligations prévues dans sa convention de diffusion (elle peut être lue ici). Ce texte les énonce pourtant clairement, en voici quelques exemples :

Article 2-3-2 : « L’éditeur assure le pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion (…) Il veille à ce que l’accès pluraliste des formations politiques à l’antenne soit assuré dans des conditions de programmation comparable. Les journalistes, présentateurs, animateurs veillent à respecter une présentation honnête des questions prêtant à controverse et à assurer l’expression des différents points de vue ».

Article 2-3-3 : « L’éditeur veille à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public ; à ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, du sexe, de la religion ou de la nationalité ; à promouvoir les valeurs d’intégration et de solidarité ».

Article 2-3-8 : « L’exigence d’honnêteté s’applique à l’ensemble du programme. L’éditeur veille à éviter toute confusion entre information et divertissement. L’éditeur vérifie le bien-fondé et les sources de l’information ».

Toutes ces obligations, et bien d’autres, ont été régulièrement « oubliées » par CNews. Dernières sanctions en date de la chaîne d’information : le 10 juillet, l’Arcom a annoncé infliger deux amendes à la chaîne, de 60.000 et 20.000 euros. La première vise la diffusion d’un débat sur la loi sur l’immigration au cours duquel deux invités ont pu répéter « L’immigration tue », sans réaction de l’animateur. La seconde sanctionne la diffusion d’un débat où un intervenant a pu nier, sans relance ni contradiction, la réalité du réchauffement climatique qualifié « de mensonge et d’escroquerie ».

Le député (LFI) Aurélien Saintoul, rapporteur de la commission d’enquête parlementaire sur la TNT, avait été très clair en remettant son rapport : « Je ne comprendrais pas que les chaînes CNews et C8 puissent se voir en l’état renouveler leurs autorisations de diffusion ». D’autres personnalités politiques (la députée écologiste Sophie Taillé Polian, par exemple) des associations (Reporters sans frontières, le collectif Stop Bolloré) demandent ce non-renouvellement. Même l’ancienne ministre de la Culture d’Emmanuel Macron, Rima Abdul Malak, avait fait valoir à l’automne dernier que l’Arcom « saura regarder comment elles ont respecté ces obligations ».

Cela explique la violente campagne menée depuis des mois par les médias du groupe Bolloré. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans frontières (RSF) décédé début juin, avait été victime en février du rouleau compresseur. Insulté dans l’émission de Pascal Praud, l’offensive s’est poursuivie sur C8, sur Europe1 puis a été montée à la Une du Journal du Dimanche, Deloire étant qualifié de « ministre de la censure ». 

Et c’est donc au nom de « la liberté d’expression », que ces médias de propagande, usines à fake news, font campagne et multiplient les pressions. Or, on l’a compris, la question de C8 et de CNews n’a rien à voir avec la liberté d’expression. Il ne s’agit que de lutte contre la délinquance, celle de chaînes qui de manière délibérée violent la loi et le cadre règlementaire dans lequel elles opèrent.

Rien n’empêche C8 et CNews de quitter la TNT pour se faire distribuer par les box des différents opérateurs de téléphonie et fournisseurs d’accès internet. Et si d’aventure, ces chaînes n’étaient pas acceptées sur les « bouquets » des différentes boxes, elles pourraient encore plus aisément s’installer sur Internet, un espace bien moins régulé que la TNT.

Les dernières élections, européennes puis législatives, ont montré à leur manière comment l’Arcom (ex-CSA1) a laissé Vincent Bolloré créer un monstre médiatique qui déstabilise aujourd’hui notre espace public et démocratique.

Il est de bon ton chez les responsables politiques de critiquer avec des formules définitives la « dangerosité » des réseaux sociaux. Mais les mêmes (élus macronistes, républicains et du rassemblement national) se rangent volontiers aux arguments du groupe Bolloré oubliant que « le réseau TNT » est fortement régulé parce que c’est dans cet espace que se tient une bonne part de notre débat démocratique. La propagande, les post-vérités, les appels à la haine, à la discrimination, au racisme ne peuvent y avoir leur place.

Il nous faut donc demander à l’Arcom d’avoir enfin un peu de courage en ne renouvelant pas les autorisations TNT de ces chaînes. Non pas pour les « censurer » puisqu’elles peuvent à tout moment trouver une autre place dans le paysage médiatique. Mais simplement pour faire respecter la loi.

François Bonnet
Président du Fonds pour une presse libre (FPL)

Notes:

  1. CSA : Conseil supérieur de l’audiovisuel.
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