Si l’on aborde la musique comme un art, moyen d’expression du sensible plutôt que science formelle de combinaisons intelligibles, on peut s’étonner que la musique médiévale qui recoupent près d’un millénaire d’histoire soit si peu diffusée comparativement à la musique baroque dont l’offre est beaucoup plus répandue. Le festival Les Marteaux de Gellone qui vient de débuter offre une occasion rare d’entendre les trésors musicaux de cette longue période. Il met en évidence l’importance de la musique dans la société médiévale, aussi bien dans les cours des monarques médiévaux qu’à travers les compositions religieuses, ou les compositions profanes par le biais de la lyrique courtoise des troubadours. Le festival se clôturera par un bal trad en partenariat avec Total Festum1.
La musique médiévale existe avant tout comme corpus abstrait. Ceux qui l’apprécie, la pratique, ou s’y intéressent héritent en quelque sorte d’une mission, celle de la faire revivre. À partir de ce constat, le Centre International de Musique Médiéval (CIMM) axe son travail pour que l’accession à ce corpus se fasse de manière la plus large et touche le grand public, comme c’est le cas avec le festival. Objet d’étude et de création, la musique médiévale apparaît également comme un objet de connaissances culturelles. Ainsi, à travers les pratiques qu’elle suscite — enseignement, formation, création, lutherie — la musique ancienne est une expérience de vie qui, comme elle, évolue.
Pour s’en convaincre, rendez-vous au festival Les Marteaux de Gellone. La majeur partie des concerts ont lieu dans l’abbaye bénédictine de Gellone à Saint-Guilhem-le-Désert. A cet endroit, durant le festival, la croisée du patrimoine matériel et immatériel soutient et attise l’intensité de nos sensations et dilate les confins de notre existence. Joyau du premier art roman languedocien, l’abbaye de Gellone est un lieu culte, au sens premier du terme. Elle fut fondée en 804 par le comte de Toulouse et duc d’Aquitaine qui s’y retira comme simple moine après une longue et fructueuse carrière militaire. Classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, elle attire tout au long de l’année de nombreux pèlerins. Le choix du CIMM d’en faire un lieu d’invitation et de rencontre à l’occasion d’un festival ouvert au grand public tombait sous le sens, car nul besoin d’être religieux ou amateur éclairé de musique ancienne pour vivre les fortes sensations que peuvent offrir un concert dans un tel contexte.
« Le CIMM soutien une approche renouvelée des musiques médiévales entre patrimoine et culture vivante, explique sa directrice Gisèle Clément, les voies empruntées peuvent être historique ou anthropologique. » Ce lien entre patrimoine et culture vivante pourrait être un moyen de renouveler le monde ou du moins les représentations que nous nous en faisons. Le patrimoine artistique, témoin de notre histoire, relève-t-il du passé ou s’insère-t-il dans le présent ? Cette question qui s’entrelace avec d’autres dans l’édito du festival donnent une idée de ce qui est mis en jeu.
Le CIMM aborde le patrimoine culturel immatériel par le biais de la recherche, de la formation et de la création. « Un festival couvrant 1 000 ans de musique, en associant des chercheurs, des musiciens, des luthiers comme le fait Les Marteaux de Gellone, c’est extrêmement rare dans le monde, s’enthousiasme la musicienne et musicologue catalane Cristina Alis Raurich qui a engagé une belle carrière internationale. « Cette ouverture permet une autre façon d’être, un ailleurs. » La recherche de nouveauté à travers les perspectives offertes par la musique ancienne explique l’engouement des jeunes musiciens pour les musiques médiévales. Comme si l’immensité du corpus orientait les artistes à transfigurer l’insolubilité que constituent les archives par la création comme clé des mystères. Ainsi, à l’opposé d’une vision conservatrice, c’est bien la disponibilité à considérer l’ouverture, l’inattendu comme nouvelle sollicitation de l’imagination qui est requise, sans perdre l’exigence de construire des formes musicales personnelles comme en témoigne la programmation du festival.
« Habituellement en France, tout est très séparé. Mettre en dialogue des artistes, des chercheurs médiévistes, des anthropologues, des artisans permet d’ouvrir le cadre », confirme la Cantatrice mezzo-soprano Carolina Magalhaes. « Pour les artistes aussi car, comme partout, le circuit de production de musique ancienne se rationalise. Les exigences liées à la vente des concerts sont très précises ; la tendance est à la normalisation. On nous demande de faire des actions, moi je cherche du sens et j’apprécie vraiment la démarche du CIMM qui décloisonne pour revisiter. Ça rend simplement les choses plus riches et plus intéressantes. »
La création et l’échange au cœur du festival
Comme beaucoup de modèles d’exception où l’art échappe aux conditions du marché, la démarche peine à trouver des moyens.* « On est au cœur des questions artistiques contemporaines : performance et performativité2, spectacle et transdisciplinarité, dialogue entre musiques traditionnelles vivantes et musiques anciennes patrimoniales, approche anthropologique du fait musical… mais dans un monde capitaliste, s’il n’y a pas de concurrence vous n’existez pas » , résume Gisèle Clément. Voilà à nouveau posée la question de la valeur culturelle et artistique d’un patrimoine ne produisant pas de valeur marchande rentable. Une question extensible à tous les domaines artistiques et à laquelle les tenants de l’industrialisation de la culture et leurs agents n’ont pas de réponse. « Nous sommes convaincus que ce patrimoine immatériel donne lieu à une culture vivante pour les citoyens du XXIe siècle que nous sommes », défendent les membres actifs du CIMM.
Retranscrire un art vocal dont il ne reste plus aucune trace suppose de faire appel à un imaginaire et à des représentations. L’expression de la singularité de chaque projet compositionnel est ainsi primordiale tout comme la conception et la maîtrise des moyens techniques mis en œuvre lors de l’acte créatif. La pratique de la musique ancienne se trouve de la sorte résolument ancrée dans la recherche et l’expérimentation. Expression publique de la démarche du CIMM, La 7e édition du festival « Les Marteaux de Gellone » met en dialogue concerts, création étudiante, colloque, atelier, exposition, salon d’archéo-lutherie, et musique de rue. Le public, accueilli sur l’ensemble des actions, peut rencontrer de manière conviviale artistes, chercheurs et archéo-luthiers.
Cette année le CIMM inaugure un partenariat avec Scène en Grand Pic Saint-loup (théâtre intercommunal à Saint-Gély-du-Fesc) qui accueillera le 22 mai le concert Contretemps de la Cie Rassegna. Cette création est issue de la rencontre entre le compositeur Bruno Allary et l’historien médiéviste Patrick Boucheron, président d’honneur du CIMM, dont les mots mettent en résonance le passé et le présent.
« Mais il n’y a pas de musique médiévale, vous dis-je, il n’y a que des notes jetées sur des manuscrits ; elles sont comme des gouttelettes qui frémissent, qui grelottent, qui condensent le monde entier en des miniatures irisées. Elles attendent là, elles ont tout leur temps. Nul ne sait vraiment comment il faut les jouer, avec quels instruments, et surtout comment il conviendrait de les écouter. Alors voyez avec quelle douceur elles viennent vers nous, enrobées de leur gangue de solitude, si désireuses de faire sonner à nos oreilles l’éclat du neuf. »
Belle invitation à se laisser subjuguer, s’abandonner sans y prendre garde à d’admirables atmosphères récréatives.
Jean-Marie Dinh
*Une cagnotte est ouverte pour aider à financer les activités liées à la lutherie. ICI
Le CIMM est membre du Club partenaires altermidi
Notes:
- Total Festum est un festival des langues et cultures catalanes et occitanes qui rassemble toutes les générations partout en Occitanie.
- Du performatif, du pouvoir d’agir en parlant, de la création de la réalité par l’énoncé, malgré la limite de la formule, naît aussi la performance, ou l’art performance, pratique corporelle qui produit du sens, approche actualisée, incarnée et sensible des systèmes symboliques, qui met en lien des acteurs (performeurs), des publics interagissant et sensibles eux aussi, des environnements transformés. La performativité, qui n’est pas la performance comme forme d’art, qui n’est pas la propriété d’un acte de langage, serait plutôt cet exercice du pouvoir par l’action performative, cette capacité de l’action performative, qui n’est pas obligatoirement artistique, de transformer les règles du jeu en société. Mais l’art performance peut aussi jouer de la performativité, et bien entendu, en avoir l’effet.