Par Nadia Khouri-Dagher*
De Los Angeles à Rio de Janeiro, de Stockholm à Madrid, de Tunis à Capetown et de Bombay à Sydney, depuis plus d’un mois l’opinion publique mondiale exprime sa révolte contre la guerre impitoyable que mène Israël aux Palestiniens.
Maintenant qu’internet nous ouvre une fenêtre sur ce qui se passe et s’exprime dans le monde entier, et nous le traduit, l’on observe que dans presque tous les pays, les manifestations des sociétés civiles dans les rues, les articles de presse en toutes langues, tout comme les vidéos et commentaires partagés sur les réseaux sociaux, témoignent, dans leur écrasante majorité, d’une révolte face aux agissements d’Israël, et surtout d’un soutien à la cause palestinienne, jamais vu dans l’Histoire à cette échelle internationale.
C’est que le monde a changé. Et les médias et commentateurs, mais surtout les décideurs des pays du Nord, ne le réalisent pas toujours pleinement. Car tout au long d’un XXe siècle qui fut colonial jusque dans les années 60, le Nord, que l’on nomme aussi Occident, pouvait sembler imposer ses idées et sa vision du monde aux pays et peuples du Sud. Mais le XXIe siècle renverse complètement la donne, à cause des bouleversements démographiques et sociaux advenus en quelques décennies.
Aujourd’hui, l’Amérique du Nord et l’Europe ne représentent plus que 14 % de la population mondiale. En 1950 c’était 29 %, et ce pourcentage ne cesse de chuter. Mais surtout, l’hégémonie politique et culturelle que le Nord exerçait sur une grande partie des pays du Sud s’est effondrée avec les décolonisations.
En effet, les politiques massives d’éducation menées depuis les Indépendances par des anciennes possessions coloniales, de l’Amérique latine à l’Asie en passant par l’Afrique, ont donné naissance à des élites intellectuelles et politiques qui, formées en Occident ou dans leur propre pays, expriment désormais leur voix, et se font les porte-parole des revendications de leurs peuples, au niveau international.
Car le legs le plus important qu’aura laissé le Nord sur les pays du Sud anciennement colonisés, mais aussi sur les autres, est cette aspiration à la liberté, la justice et l’égalité, qui fonde les démocraties en Occident.
En quelques décennies, les peuples du Sud, longtemps soumis, ont appris à se révolter, à descendre dans les rues exprimer leur colère face à l’injustice, voire à renverser des dictateurs et autres oppresseurs.
En outre, l’installation durable, dans les pays du Nord, de populations issues de ces pays du Sud anciennement dominés, change considérablement le visage des opinions publiques des pays du Nord. Car l’Occident se « créolise », pour reprendre l’expression du penseur martiniquais Édouard Glissant, sous l’effet des migrations internationales, massives depuis la fin du XIXe siècle.
Ainsi, et alors que les USA passent pour être le principal soutien d’Israël, il est intéressant d’observer que les images des manifestations d’étudiants en soutien au peuple palestinien, sur les campus américains, nous donnent à voir une foule bigarrée, avec des visages reflétant tous les pays.
Une partie de ces jeunes sont des descendants d’esclaves américains. D’autres sont enfants ou petits-enfants de migrants latino-américains ou autres, devenus peut-être citoyens américains. D’autres encore sont des étudiants étrangers venus se former aux États-Unis, et qui repartiront chez eux formés à de nouvelles idées, grâce à cette « créolisation » du monde, qui est une circulation de personnes et d’idées, dans les deux sens.
Or les populations occidentales issues de pays du Sud ont une sensibilité politique fortement tributaire de leur histoire familiale, qui se confond souvent avec l’Histoire du pays de leurs ancêtres.
L’oppression vécue par le peuple palestinien fait donc résonner, tant dans les pays du Sud, majoritaires démographiquement dans le monde, qu’au sein d’une part importante de citoyens de pays du Nord, la mémoire des oppressions vécues au cours de siècles de colonisation et de domination, voire d’humiliation et de cruauté, par leurs ancêtres.
Israël apparaît donc ainsi comme le dernier des pays « blancs » oppresseur d’un peuple du Sud. Et le souvenir de la Shoah, si présent en Europe, n’a peut-être pas le même poids chez des Afro-américains conscients du génocide causé par l’esclavagisme ; chez des Latino-américains à l’histoire marquée à la fois par l’esclavage et par le génocide des peuples indigènes ; ou encore chez des Indiens, Pakistanais ou Indonésiens qui portent la mémoire de la colonisation et de son lot de dépossession et de brutalité.
« L’exception israélienne », ce traitement de faveur accordé par l’Occident au nom des victimes de la Shoah, et qui minimise finalement les souffrances et cruautés endurées par les autres peuples du monde, est par conséquent tout à fait incompréhensible pour la majorité de la population mondiale, en ce début du XXIe siècle.
Le soutien des opinions publiques dans le monde en faveur de la cause palestinienne est donc un moment historique, jamais vu dans l’Histoire, c’est-à-dire une occasion à saisir pour les négociations de paix. Et ce mouvement mondial ne peut avoir qu’une seule issue : la création d’un État palestinien, à côté de l’État israélien. La paix entre les deux communautés nécessitera peut-être des migrations de populations d’un territoire vers l’autre, comme il en fut pour l’Inde et le Pakistan.
Sous les bombes, et avec le sacrifice de milliers de victimes, la Palestine de demain, libre et indépendante, est peut-être en train de naître sous nos yeux. Grâce aux millions d’hommes et de femmes dans le monde, qui dans toutes les langues réclament : Justice et Paix.
*Nadia Khouri-Dagher, docteure en économie du développement et ancienne chercheuse sur le monde arabe. Auteure notamment de L’islam moderne – Des musulmans contre l’intégrisme et Hammam & Beaujolais (sur sa double culture libano-française). Son site : au-coeur-du-monde.com