samedi 27 juillet 2024
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Alimentation :
Du champ à l’assiette, repenser la façon de nourrir le monde


Alors que la production alimentaire contribue grandement au dérèglement climatique, 800 millions de personnes continuent de souffrir de la faim. Mais des solutions existent en changeant nos méthodes agricoles, notre logistique et, surtout, notre façon de consommer.


[Cet article est extrait du hors-série n°95 de Courrier international “À table !”, consacré à l’alimentation de demain à l’heure de la crise climatique, au soft power de la gastronomie et à un alléchant tour du monde en recettes et portraits de chefs.]

 

Nous produisons plus que nécessaire pour nourrir les 8 milliards de personnes qui vivent actuellement sur Terre. Or après dix années de baisse constante, la faim repart à la hausse, touchant 10 % de la population mondiale. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), les répercussions du Covid-19 et de la guerre en Ukraine ont contribué à faire émerger l’une des pires crises depuis des décennies : l’insécurité alimentaire extrême frappe désormais, à l’échelle mondiale, 200 millions de personnes de plus qu’en 2019, sous l’effet conjugué de la flambée des prix de l’alimentation, des carburants et des engrais.

Mais d’autres nuages plus noirs encore pointent à l’horizon. À l’heure où la population mondiale franchit la barre des 8 milliards et s’apprête à dépasser celle des 10 milliards en 2050, agriculteurs, gouvernements et scientifiques vont devoir accroître la production de denrées sans aggraver les dommages causés à l’environnement et le dérèglement climatique — lequel participe à l’insécurité alimentaire dans l’hémisphère Sud.

Les Nations unies estiment qu’une augmentation de 70 % de la production d’origine végétale et animale sera nécessaire à l’horizon 2050 par rapport à 2009 pour répondre à une demande en hausse. Or la production alimentaire est déjà responsable de près d’un tiers des émissions de carbone et de 90 % de la déforestation à l’échelle du globe.

« Dans le monde, la moitié de la terre végétale est utilisée à des fins agricoles, rappelle Tim Searchinger, chercheur à l’université de Princeton. C’est extrêmement préjudiciable à l’environnement. On ne peut pas résoudre le problème en cours en misant davantage sur l’agriculture intensive, qui consomme trop de surface. »

« Il faut trouver un moyen de réduire notre consommation de terres tout en augmentant la production alimentaire. »

 

Seulement voilà, il n’existe pas de formule magique pour ce faire. Il va falloir plancher sur chaque étape de la filière alimentaire, entre la mise en terre de la semence et l’arrivée de l’aliment dans nos assiettes.

Passer à une agriculture régénérative

Durant le plus clair de l’histoire humaine, l’agriculture a pris une forme vivrière — les gens pratiquaient la culture ou l’élevage pour nourrir leur famille davantage que pour vendre. Les choses ont commencé à changer après la révolution industrielle et l’émergence du capitalisme de marché, qui a également vu l’essor des plantations, rendu possible par la colonisation et l’esclavage.

L’agriculture industrielle n’a pas seulement changé l’échelle des cultures, elle a aussi modifié les pratiques agricoles. Les rotations annuelles ont disparu, cédant la place à de vastes plantations destinées à une seule culture. Cette logique de monoculture, couplée à une intensification de l’agriculture, a eu pour conséquence de détruire la biodiversité locale et de dégrader les sols — en quelques années, les cultures ne donnaient plus rien.

Les plantations des XVIIIe et XIXe siècles s’inscrivaient dans une logique d’enrichissement rapide plutôt que d’investissement stable à long terme, révèle Frank Uekötter, professeur d’humanités environnementales à l’université de Birmingham. Les planteurs cherchaient à tirer un profit maximal de leurs terres en un laps de temps minimal. Dès qu’une parcelle devenait inutilisable, ils passaient tout bonnement à une autre. « Jusqu’à la fin du XIXe siècle, des pans entiers de la planète échappaient encore à la modernité », poursuit l’enseignant.

Aujourd’hui, à l’heure où la terre allouée aux cultures végétales se fait rare, cette mentalité coloniale perdure. « Le modèle agricole en vigueur repose sur l’idée que la terre ne coûte rien et qu’on n’en manque pas », observe Crystal Davis, de l’Institut des ressources mondiales (World Resources Institute, WRI).

« Quand ils ont besoin de nouvelles terres, la plupart des agriculteurs se contentent de déforester un peu plus loin. »

 

« Or si l’on veut remplir nos objectifs écologiques, il faut cesser de convertir les écosystèmes naturels en terrains agricoles, ajoute-t-elle. C’est possible, notamment en restaurant les terres dégradées pour leur rendre leur intégrité et leur productivité écologiques. »

Restaurer les terres ne veut pas nécessairement dire les remettre dans leur état originel d’avant l’agriculture. « Il existe une solution hybride, en vertu de laquelle on fait revenir les arbres et les autres éléments naturels dans le paysage, tout en y intégrant des systèmes de production, assure la chercheuse. Les systèmes qui prévoient l’intégration d’arbres et d’autres végétaux sont d’ailleurs souvent plus durables et plus productifs sur le long terme. »

Crystal Davis cite l’exemple de l’Initiative 20×20, qui voit 18 pays d’Amérique du Sud et des Caraïbes, dont l’Argentine et le Brésil, s’engager à réhabiliter 50 millions d’hectares à l’horizon 2030. L’initiative englobe notamment des projets visant à introduire de l’agroforesterie dans les exploitations de cacao et de café de Colombie et du Nicaragua, où les agriculteurs sont invités à associer des arbres à leurs cultures.

 

Privilégier les circuits courts

Les transports jouent un rôle prépondérant — quoique souvent négligé — dans la chaîne de production alimentaire. Les denrées sont transportées d’abord des exploitations vers les usines de transformation, et de là vers les magasins. Le conditionnement et le transport de la nourriture sont ainsi responsables de 11 % du total des émissions de gaz à effet de serre de l’industrie alimentaire. Ces émissions ne sont pas le fait uniquement des camions chargés de nourriture qui sillonnent des pays et des continents entiers, mais également des systèmes de réfrigération nécessaires au respect de la chaîne du froid tout au long du trajet.

Le transport pèse très lourd dans l’empreinte carbone des fruits et légumes, relâchant presque deux fois plus de gaz à effet de serre que leur culture proprement dite. En d’autres termes, pour réduire l’empreinte écologique de la production de nourriture, la végétalisation du régime alimentaire dans les pays riches doit aller de pair avec un essor du localisme.

« AuRoyaume-Uni, près de la moitié de la nourriture est produite sur place, et l’autre moitié vient d’autres régions du monde — ce qui est très émetteur de carbone », rappelle Madeleine Pullman, professeure de développement durable et d’innovation à l’université du Sussex. Selon elle, dans les pays comme le Royaume-Uni, une solution serait d’étoffer l’offre de nourriture produite sur place en accordant des aides aux agriculteurs pour qu’ils diversifient leur production de fruits et de légumes.

Dans les pays à bas revenus soumis à un climat chaud, le transport pose une autre difficulté. La réfrigération étant souvent trop coûteuse, l’essentiel de la nourriture est gaspillé ou contaminé par des bactéries avant même d’arriver au consommateur.

« Il n’est pas forcément indiqué d’introduire des systèmes de réfrigération sur le modèle occidental dans certaines régions, comme en Afrique », relève Madeleine Pullman, citant l’exemple du Rwanda, qui a mis en place une « Stratégie nationale de refroidissement » en 2018. Entre autres mesures, ce programme prévoit d’octroyer des aides aux agriculteurs qui souhaitent s’équiper de dispositifs de refroidissement plus efficaces et expérimenter les chambres froides solaires.

« En Europe, on est prêts à dépenser beaucoup d’argent pour de la nourriture réfrigérée qui vient de loin, mais quand l’essentiel de la population vit sous le seuil de pauvreté, ce n’est plus possible », fait remarquer Madeleine Pullman.

Chercheur à l’École supérieure d’éducation de l’État d’Oyo, au Nigeria, Abdulraheem Mukhtar Iderawumi considère que l’amélioration des infrastructures en zone rurale, comme les routes et les ponts, faciliterait le transport des récoltes des petits exploitants. Il préconise également d’aider les agriculteurs à s’équiper de véhicules adaptés au transport de nourriture et de mieux diffuser l’information sur les bonnes pratiques en la matière. « Le transport [des denrées] doit toujours se faire tôt le matin ou tard le soir, rappelle-t-il. Ce sont les moments de la journée où le risque d’humidité est moindre. »

 

Végétaliser les assiettes

Si le changement des habitudes alimentaires est l’une des solutions les plus efficaces face au dérèglement climatique, c’est aussi l’une des plus controversées et des plus difficiles à mettre en œuvre. Plus de la moitié des émissions de carbone liées à l’industrie agroalimentaire résulte de la production de viande et de produits d’origine animale. La production de bœuf émet ainsi plus de deux fois plus de CO² par kilo de nourriture que les autres types de viande, et de 20 à 200 fois plus que les produits végétaux comme le sucre de canne ou les agrumes.

À l’heure actuelle, 77 % des terres agricoles dans le monde sont utilisées pour la production de denrées d’origine animale, dont un tiers de terres arables, une partie des céréales et autres cultures servant à produire des aliments destinés aux animaux et des biocarburants plutôt qu’à nourrir les gens.

« Vous pouvez regarder n’importe quel problème mondial : il y a toujours un lien avec la nourriture, résume Tara Garnett, chercheuse à l’université d’Oxford. Vous avez à la fois des problèmes écologiques associés à la nourriture et des problèmes sanitaires, comme la malnutrition, l’obésité et le diabète. »

Tara Garnett a fait partie de la commission EAT-Lancet, qui a publié en 2019 un rapport intitulé « Planetary Health Diet » [« Un régime santé pour la planète »]. « L’objectif était de voir s’il existait un moyen de nourrir tout le monde correctement sur cette planète sans infliger de dégâts à l’environnement », soutient-elle.

 

Passer au régime flexitarien

Le régime préconisé est ici le régime dit “flexitarien”. La viande et les produits laitiers y restent importants mais dans une proportion bien moindre que les céréales complètes, les fruits, les légumes, les fruits à coques et les légumineuses. Le régime recommande de ne pas manger plus de 98 grammes de viande rouge, 203 grammes de volaille et 196 grammes de poisson par semaine.

« L’adoption de ce régime implique une réduction drastique de la consommation de viande et, dans une moindre mesure, de produits laitiers dans l’hémisphère Nord, mais il permettrait parallèlement d’augmenter la consommation de produits d’origine animale dans beaucoup de pays à bas revenus », souligne Tara Garnett.

Reste qu’il est difficile d’inciter une population tout entière à changer de mode de vie.

« [Le rapport] a fait beaucoup de vagues, certains y voyaient une sorte de “programme végan”, se souvient la chercheuse. D’ailleurs, aucun pays n’a repris ce régime dans ses recommandations nationales en matière d’alimentation. » Elle précise :

« Réduire la viande est une idée très controversée qui touche aux valeurs. C’est peut-être plus personnel que de changer de chaudière, par exemple. »

 

Tara Garnett pense par ailleurs que ce n’est pas en se focalisant sur les individus que l’on changera les habitudes alimentaires. « Toutes les mesures incitatives ou dissuasives que l’on observe actuellement tendent à décourager les gens de manger différemment et de changer d’habitudes, regrette-t-elle. À mon sens, il faut cesser de faire porter le chapeau au consommateur. L’État a un rôle bien plus important à jouer, ainsi que l’agroalimentaire. »

Chercheur à l’université de Laponie, Bamidele Raheem est d’avis que seul un changement générationnel permettra de transformer radicalement les habitudes alimentaires.

« Les jeunes générations semblent plus ouvertes aux nouvelles options », a-t-il constaté dans le cadre de ses travaux sur l’entomophagie, le terme technique qui sert à désigner la consommation d’insectes.

 

Opter pour les insectes

Les insectes, qui font partie intégrante du régime alimentaire dans certaines régions d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud, peuvent être un substitut durable aux protéines carnées. « Ils sont bien plus faciles à élever que le bétail. On peut les produire sur un espace bien plus réduit et bien plus vite, et on peut les nourrir avec des déchets alimentaires, plaide Bamidele Raheem. Ils sont également plus riches en nutriments indispensables comme le fer, le calcium et le zinc. »

Seulement voilà, les Occidentaux, qui sont les principaux consommateurs de viande rouge, se heurtent à une barrière mentale. « C’est là que le bât blesse, reconnaît le chercheur. Un des moyens d’en faire la promotion, c’est de les camoufler, de sorte qu’on ne reconnaisse plus des insectes. Par exemple, on peut mélanger des criquets en poudre à la farine pour en faire des produits de boulangerie. »

L’Union européenne vient d’autoriser la commercialisation de grillons domestiques, de ténébrions meuniers [coléoptère consommé au stade de ver] et de sauterelles sous forme congelée, pulvérulente et séchée. Bamidele Raheem croit qu’on pourrait voir une démocratisation des produits de boulangerie à base d’insectes en Europe d’ici à cinq ans.

En 2019, on estimait à 9 millions seulement le nombre de personnes à travers l’Union européenne qui consommaient des produits à base d’insectes, mais l’International Platform of Insects for Food and Feed [Réseau international pour une alimentation humaine et animale à base d’insectes] prévoit que 390 millions d’Européens pourraient s’y convertir d’ici à 2030.

Si la consommation de viande semble marquer le pas à l’Ouest, ayant reculé par exemple de 17 % au Royaume-Uni entre 2008 et 2018, les chercheurs attribuent ce phénomène à la sensibilisation croissante aux effets de la production de viande sur l’environnement plutôt qu’à telle ou telle initiative.

 

Réduire le gaspillage et les pertes alimentaires

Les Nations unies calculent qu’un tiers de toute nourriture produite n’est jamais consommé, 14 % étant perdus entre la récolte et la vente, et 17 % jetés par les magasins, les restaurants et les consommateurs.

Les “pertes” alimentaires — à distinguer du “gaspillage” — désignent la nourriture qui n’arrive jamais jusqu’au consommateur. Le problème est plus fréquent dans les pays à bas revenus où les agriculteurs n’ont pas les moyens de se doter d’installations de stockage et de réfrigération. « En l’absence d’installations de stockage dignes de ce nom, les récoltes peuvent être détruites par la pluie », rappelle Abhishek Chaudhary, chercheur à l’Institut de technologie indien de Kanpur.

Au Kenya, par exemple, les petits agriculteurs, qui produisent plus de 90 % des fruits et légumes du pays, perdent la moitié de leur récolte avant de pouvoir l’écouler. « L’amélioration des infrastructures de stockage nécessite des transferts de technologies entre les pays riches et les pays pauvres et une vision holistique du problème », insiste le chercheur.

L’initiative nigériane ColdHubs pourrait ici servir d’exemple. Elle permet aux agriculteurs d’accéder à des chambres froides solaires sans abonnement. L’entreprise gère actuellement 54 unités de réfrigération dans 22 États [sur 36] à travers le pays.

Dans l’hémisphère Nord, en revanche, le gaspillage — à savoir la nourriture qui n’est pas consommée après l’achat — est plus fréquent que les pertes alimentaires. Selon un rapport des Nations unies, 931 millions de tonnes de nourriture sont jetées chaque année, les particuliers étant ici responsables de l’essentiel du gaspillage.

« Il faut faire prendre conscience aux consommateurs des pays riches de la quantité de nourriture qu’ils gaspillent, martèle Abhishek Chaudhary. Les poids lourds de l’agroalimentaire ont également une part de responsabilité. S’ils conçoivent intelligemment leurs produits et leurs étiquettes, les consommateurs gaspilleront moins. Par exemple, ils peuvent réduire la taille des paquets. Prenons le cas des chips : comme les gens ne finissent généralement pas les paquets, les petits paquets sont plus indiqués. »

La collecte de données numériques pourrait également être mise à profit par les magasins, les supermarchés et les restaurants. « En utilisant le smart data [la sélection des données les plus pertinentes], les magasins peuvent voir ce que les consommateurs achètent et adapter leur inventaire en fonction, observe le chercheur. Les particuliers peuvent également tenir un carnet alimentaire qui leur permet de repérer les produits finissant le plus souvent à la poubelle ».