Témoignage de Brigitte Touillet, habitante du Mirail et membre de l’assemblée des parents-enseignants-habitants, le 4 avril 2023, dans le cadre de la journée universitaire, architecturale et urbaine à l’École nationale supérieure d’architecture de Toulouse (ENSA). Intitulée : « Le Mirail, un cas d’école. Non au gâchis des démolitions. Ne pas démolir est une stratégie ». Événement organisé par le Collectif d’architectes en défense du patrimoine architectural de l’équipe Candilis au Mirail.
En 2016, après les attentats terroristes de 2015, le CD31 et le rectorat ont initié un « projet mixité » concernant les 8 établissements REP (Réseaux d’Éducation Prioritaire)1 de Toulouse. Le projet prévoyait l’amélioration du bâti de 6 établissements, et la démolition pure et simple des deux plus gros établissements REP de la ville, situés au Mirail, le collège Badiou à la Reynerie et le collège de Bellefontaine.
Le projet prévoyait de commencer par Badiou, Bellefontaine devant suivre l’année suivante. Les élèves déjà scolarisés en 2016 à Badiou y continueraient leur cursus jusqu’au brevet, mais ceux qui devaient entrer en 6e en septembre 2017 seraient affectés dans six « bons » collèges du centre-ville ou de la périphérie avec un service de busing2 pour amener les enfants du quartier à leur nouveau collège, et les ramener, avec des trajets entre 20 à 40 minutes selon l’établissement. Deux nouveaux étaient prévus, en périphérie plus ou moins lointaine du quartier, mais de toutes façons pas pour les élèves du Mirail puisque seuls les élèves de deux écoles sur 12 y ont été affectés, les autres continuant d’aller dans les « collèges de la mixité ».
Les arguments du CD31 et du rectorat étaient les suivants : Badiou est un collège de l’échec, les élèves ne peuvent pas y réussir leur scolarité. Ils s’appuyaient sur les résultats du brevet 2015, exceptionnellement mauvais car le collège avait reçu de nombreux élèves venus d’Espagne, d’Italie et du Portugal, qui ne maîtrisaient pas la langue. Toutes les autres années, le taux de réussite était plutôt dans la moyenne haute des collèges REP.
C’est un collège ghettoïsé, ethnicisé, et donc « une cocotte minute prête à exploser à chaque instant, un danger pour la République » (M. Meric, Président du CD31). Là encore, aucune enquête, aucune recherche pour connaître le travail fait par les enseignants et l’attachement extrêmement fort des parents à l’école de la République.
À la violence de ces arguments s’ajoutait la décision brutale, unilatérale, prise par le CD31 et le rectorat de détruire le collège du quartier.
Décision qu’une inspectrice de l’Éducation nationale justifiera ainsi devant de nombreux parents venus lui exprimer leur opposition à ce projet : « Vous comprenez, l’image de Badiou est très mauvaise, on n’arrive pas à la changer, le mieux, c’est donc de supprimer le collège et d’envoyer les élèves ailleurs. »
Imaginez-vous ce que cela a pu signifier pour les élèves d’apprendre que leur collège, leur « seconde maison » comme ils l’appelaient, allait être détruit, rasé. Beaucoup ont ressenti de l’angoisse, un sentiment d’insécurité et de la colère à cette annonce. Ils se sont sentis rejetés, étiquetés « ratés ». Malika, en 5e à l’époque, dira : « Ça veut dire quoi ? L’image du collège, c’est nous les élèves. Si le collège est nul, ça veut dire que c’est nous les élèves, qui sommes nuls. S’ils suppriment le collège, c’est nous qu’ils veulent supprimer. » Beaucoup d’anciens élèves ont pleuré quand leur collège a été démoli l’an dernier.
Imaginez-vous : vous êtes parents et vous interpellez les décideurs lors d’une réunion dite de concertation : « mais pourquoi démolir ? pourquoi envoyer les élèves ailleurs ? Pourquoi ne pas se jumeler avec d’autres collèges proches, non classés REP, et faire 50/50 : moitié des élèves de Badiou iraient dans d’autres collèges, moitié des élèves de ces collèges viendraient à Badiou ? » Et un élu du CD31, devant l’adjoint du recteur qui approuve, vous répond froidement : « Ce n’est pas possible, les autres parents ne voudront pas que leurs enfants viennent ici. Et ils risqueraient d’inscrire leurs enfants dans le privé, ils en ont les moyens. Vous, par contre… » sous-entendu : vous n’avez pas le choix.
Imaginez-vous la Principale de Fermat, le « Henri IV toulousain », qui présente ainsi son collège aux parents et aux enfants du quartier : « Fermat, c’est le meilleur collège de Toulouse. Donc, dès que vous entrez dans le bus de Fermat, vous abandonnez les codes de la cité : pas de casquette, pas de jogging, pas de baskets, pas de crachat, vous ne marchez pas sur les pelouses, etc. »
Imaginez vous recevoir cela dans la figure, avec tout ce que cela sous-entend sur votre incapacité à élever vos enfants correctement, la mise à l’écart, la dévalorisation que cela signifie. Une maman désabusée nous disait : « Quand mes parents sont arrivés, ils étaient étrangers, ils ont dû s’intégrer. Mes frères et moi, on était français mais on nous a quand même expliqué qu’il fallait s’assimiler. Et maintenant, mes enfants, ils doivent carrément se mixer ! Jusqu’où ça va aller encore ? »
Imaginez-vous que vous êtes enseignant, que vous vous êtes investi pour vos élèves, que vous les emmenez en Angleterre, en Espagne, que vous montez des projets avec la Cité de l’Espace, que vous faites le voyage de fin d’année à Paris, où vous faites visiter notre Dame et l’Assemblée nationale, (beaucoup d’anciens élèves ont pleuré en apprenant l’incendie de la cathédrale), et que le rectorat dit publiquement et mensongèrement que vos résultats sont nuls, que vos élèves sont communautarisés, des ennemis de la République, et que vous-même, à force de baigner dans « cette » culture, vous n’êtes plus objectif…
Imaginez-vous cette violence !
Magritte avait intitulé un tableau représentant une pipe : « Ceci n’est pas une pipe. » L’image du collège n’est pas le collège.
Casser le collège du quartier, le raser, ce n’est pas casser une image, c’est casser des gens, casser les élèves, casser les parents, les enseignants, les démolir, les faire disparaître.
C’est les priver de leur dignité, les priver de leur estime de soi en leur attribuant les stigmates de l’échec, de la non-réussite, car pour ces « décideurs », être ouvrier, plombier, maçon, femme de ménage, aide à domicile, chauffeur… tous ces métiers dont le COVID a montré qu’ils sont indispensables à tous, c’est avoir raté sa vie. Pour eux, ceux qui exercent ces métiers-là ne valent rien, il n’y a aucune fierté à en tirer. Au contraire, il faudrait être honteux de les exercer, honteux d’avoir des parents qui les exercent. La seule « réussite » qui compte ce serait la réussite scolaire. Mais tous ceux qui sont passés par Badiou et sont aujourd’hui ingénieurs, techniciens, enseignants, avocats, médecins, artistes, champions sportifs, étudiants… ceux-là ne compteraient pas, ne prouveraient rien.
Casser le collège c’est aussi casser la confiance, la confiance en soi, mais aussi la confiance dans les autres, casser tous ces liens patiemment tissés et consolidés entre parents et enseignants, au point que certains parents, au moment de demander de l’aide pour résoudre de graves problèmes familiaux, se sont adressés à l’enseignant ou l’enseignante de leurs enfants, et leur ont confié des choses dont ils n’auraient jamais parlé à une assistante sociale.
Casser le collège , c’est méconnaitre l’attachement des parents à l’école et à la devise républicaines : à « l’école du drapeau, » comme le dit une maman. Et c’est pourtant au nom de cette école du drapeau que des parents, des enseignants, des habitants du quartier se sont mobilisés, pour exiger un moratoire sur la démolition du collège, le temps de réfléchir ensemble à comment construire une véritable rencontre entre des élèves et des familles de milieux différents.
Ils ont exigé l’égalité, c’est à dire le droit d’inscrire leur enfant dans le collège du quartier, comme les autres parents de Toulouse.
À la décision imposée d’en haut, sans tenir compte de leur avis et de leur vie, ils ont opposé leur liberté de choisir un collège de proximité par le biais des dérogations, bataille renouvelée chaque année.
Au mépris du rectorat et du CD31, ils ont opposé la fraternité de l’Assemblée Parents/Enseignants/Habitants, où ensemble nous avons élaboré et mené la bataille pour conserver un collège de quartier. Bataille au cours de laquelle on a créé et consolidé des liens entre des gens de milieux, d’origine, d’âge, de quartiers différents.
Des soit-disant « mamans affolées et manipulées », ont osé interpeller le président du CNESCO, M. Butzbach, et un sociologue et débattre avec eux jusqu’à ce qu’ils n’aient plus d’arguments, sinon les mensonges ; elles ont pris la parole devant des assemblées variées, elles ont tenu tête aux élus et aux technocrates du CD31, elles ont rencontré l’adjoint du recteur au rectorat pour gagner les dérogations… Elles ont cassé l’image standard des parents de la Reynerie méprisés, incultes et irresponsables. Aujourd’hui encore elles mènent bataille pour que leurs enfants ne pâtissent pas trop des conséquences de ce plan mixité, partout encensé dans les médias comme une « réussite » sur la base d’un bilan tronqué et de chiffres totalement mensongers produits par le CD.
Casser le collège du quartier, sur le site duquel doivent être construits des îlots de maisonnettes résidentialisés, c’était un premier pas pour casser le quartier tout entier, commencer à en chasser les habitants en cherchant à les persuader qu’ils devaient s’effacer, se fondre, se diluer, devenir transparents. Les habitants le disent bien : « En fait, s’ils veulent casser nos logements, c’est pour nous casser NOUS. »
Au contraire, la bataille du collège nous a appris ce qu’on vaut, de quoi on est capables, comment redresser la tête, affirmer nos droits, compter sur nous-mêmes et sur nos amis. Ensemble, nous avons pris conscience que nous aussi nous sommes experts, pour tout ce qui touche à notre vie, et que ce n’est pas à des gens qui ne nous connaissent pas de décider de notre vie à notre place.
L’expérience acquise durant cette bataille et le bilan qu’on en a tiré ont aussi permis la bataille actuelle contre la démolition, pour le droit de chacune et chacun à choisir de partir ou de rester, pour exister face aux institutions qui traitent les habitants des HLM comme de la poussière qu’on déplace.
On a appris à se battre dans la durée, et à ne pas se décourager devant le silence et le mépris des différents « responsables » auxquels on s’adresse. Chacun, chacune a appris à se faire confiance à soi-même et à faire confiance aux autres, on a réussi à sortir de notre isolement et à rencontrer d’autres types d’experts, comme on l’avait fait naturellement avec les enseignants du quartier. Cette fois ce sont des architectes, des urbanistes, des géographes, des sociologues, des artistes, des étudiants et étudiantes… vous toutes et tous que nous, habitantes et habitants d’un quartier populaire, nous n’aurions jamais dû rencontrer, mais avec qui nous échangeons à égalité et avec qui nous pouvons réellement dialoguer, apprendre les uns des autres pour avancer ensemble.
Et oui, il faut bien le dire, c’est paradoxalement en s’opposant à ces démolitions que nous créons et pratiquons la fameuse mixité au nom de laquelle les autorités détruisent notre quartier.
Pour finir, je reprendrai les mots d’une maman, impliquée dans la bataille du collège et celle d’aujourd’hui contre les démolitions ; « quand je vois tout ce qu’on a fait et tout ce qu’on fait, vraiment, je suis fière de nous ».
Merci de votre attention.
Lire aussi : Collèges du Mirail fermés malgré l’attachement de proximité, Le projet mixité sociale, c’est que du positif », Toulouse : Les habitant.e.s du Mirail bataillent pour sauver leurs immeubles,
Notes:
- Depuis la refonte de la carte d’éducation prioritaire, appliquée à la rentrée 2015, les lycées n’y sont plus intégrés. Le ministère de l’Éducation nationale classe les établissements en fonction d’un « indice social » comprenant quatre paramètres qui peuvent affecter la réussite scolaire : Le taux de catégories socio-professionnelles défavorisées ; le taux d’élèves boursiers ; le taux d’élèves résidant dans un QPV (quartiers prioritaires de la politique de la ville) et le taux d’élèves ayant redoublé avant la sixième. Les trois premiers critères sont plus ou moins liés aux revenus de la famille. Sous la supervision du secrétariat d’État dédié à l’éducation prioritaire, qui existe depuis juillet 2020, la politique d’éducation prioritaire se donne comme objectif de corriger l’impact des inégalités sociales et économiques sur la réussite scolaire. Les élèves scolarisés dans un collège REP bénéficient notamment : D’une classe avec moins d’élèves (25 élèves maximum) ; d’un soutien spécifique si vous êtes en sixième et que vous connaissez des difficultés ; de financements pour effectuer des projets, des sorties ; D’internats de proximité, dans certains cas. Les professeurs sont davantage formés et bénéficient d’une prime supplémentaire afin de les motiver à rester dans les établissements REP, de favoriser une meilleure relation avec les parents d’élèves et faciliter la création de projets. Par ailleurs, les REP accueillent généralement un assistant de prévention et de sécurité supplémentaire ainsi que, parfois, un infirmier scolaire et un assistant social afin d’offrir un cadre propice à l’apprentissage.
- Busing ou déségrégation scolaire : politique de transports scolaires consistant à déplacer des enfants des quartiers pauvres dans une école différente de celle de leur quartier afin de promouvoir la mixité sociale au sein des établissements scolaires publics.