En 1968, le film Théorème faisait scandale contre l’ordre établi. Aujourd’hui dans l’adaptation théâtrale de Pierre Maillet, sa réception se fait complexe, tout autrement. Pas moins stimulante.


 

Une fois par mois Olivier Neveux vient exposer l’état de sa réflexion devant des passionnés de théâtre au Centre dramatique national de Montpellier. Olivier Neveux est un théoricien de la chose théâtrale. Plus particulièrement, il fraie des « passages secrets » — c’est sa propre formulation — entre l’art dramatique et son contexte, voire ses incidences, politiques. Lors de sa dernière visite, samedi 15 avril 2023, Olivier Neveux n’a pas esquivé l’évocation du contexte le plus brûlant du moment. N’a pas caché le genre de vertige qu’on peut éprouver au moment de s’asseoir dans une salle de spectacles. N’est-ce pas tout à côté, mais tout ailleurs, dans la rue, que pourrait être en train de se jouer l’essentiel ? Plutôt que sur scène ?

Comment, dès lors, penser et agir un « théâtre politique » ? Les contradictions abondent. N’est-ce pas tuer l’enjeu du théâtre, que de le soumettre à l’injonction de l’actualité, où il lui faudrait paraphraser la logorrhée médiatique, dans l’illusion de l’urgence, juste en mieux dit ? Cet art se positionne ailleurs que dans le récit des faits d’actualité ; c’est pure question de temporalité, de mode d’élaboration, de mises en perspectives, de saillies, d’échappées et d’épaisseurs.

« Tu nous mets 64 – On te remet 68 » dit l’un des slogans souvent lus sur des pancartes de manifestants ces dernières semaines. 68 ? C’est justement à cette année hors pair que remonte le film Théorème de Pier Paolo Pasolini. Il fit scandale. Il est archétypique d’une subversion de l’ordre établi en son temps. Aujourd’hui Pierre Maillet s’en inspire, et puise tout autant dans le roman que le cinéaste écrivait comme en hélice avec le film, pour élaborer sa propre pièce de théâtre dont le titre — Théorème(s) — gagne ainsi un « s » pluriel final. C’est cette pièce qu’on pouvait découvrir, à la veille du séminaire d’Olivier Neveux évoqué ci-dessus. Comment tomber plus juste ?

Pierre Maillet est lui-même l’un des interprètes au plateau. Il entame cela en s’y posant intégralement nu. Cela pour traiter d’une autre de ces sources encore : soit Qui je suis, un bref texte méconnu de Pasolini. Peu avant de réaliser Théorème, le cinéaste italien se trouve à New-York. Dans ces lignes, il dresse une sorte de bilan de sa position d’artiste et agitateur — en tout cas persécuté par les forces conservatrices ultra-puissantes de son pays.

Il y a finalement une forme de candeur, d’élégance, de douceur presque, dans cette mise à nu de l’artiste, qui était merveilleusement poète, autant que romancier, dramaturge, cinéaste, journaliste, éperdu d’attachement à son Frioul natal, et d’engagement dans le rude tumulte romain, la défense de la vie populaire en marge de la normalisation capitaliste consumériste ; en outre la vénération pour sa mère, l’amour pour le jeune Ninetto — et les dissidences sexuelles, autant que politiques. Communiste d’un PCI toujours travaillé par la mémoire d’un immense Gramsci, Pasolini annonce dans Qui je suis vouloir « tresser l’éloge de la saleté, de la misère, de la drogue, et du suicide ». C’est assez éloigné d’un Fabien Roussel.

Revisiter Théorème en 2023 confronte à pas mal de dépaysement conceptuel. Au passage, soulignons la prégnance implacable des référents de classe. Il y a une bourgeoisie. Honnie. Ce référent est global. Certes, il en va d’un rôle précis dans l’exploitation capitaliste. Paolo, le père dans la famille que met en scène Théorème, n’est autre qu’un chef d’entreprise de Milan, capitale de l’Italie du Nord industrielle.

Or la bourgeoisie est tout autant une affaire d’idéologie et de culture : soit une abjecte bastide d’ennui, de frustration, de vacuité morale, aux dérives quasi pathologiques. Tout est coincé dans ce monde corseté d’horribles conventions, d’empêchements, de répressions. Pour camper la mère Lucia, la fille Odette, le fils Pier, la domestique Emilia, le metteur en scène Pierre Maillet a opté pour une accentuation des traits physiques, des tics, quasi grotesques, d’une comédie sociale. Cela s’observe en entomologiste, dans un grand aquarium vitré, où se dénouent les embarras du sexe. Les parois de verre de ce dispositif scénique renvoient aussi un trouble miroir au regard spectateur. Là se décline enfin un sortilège d’éclairages clairs et obscurs, qui fouillent la pulsion et démasquent l’inavouable.

 

Theoremes © JeanLouis Fernandez

 

Autre thème prééminent : la puissance agissante du désir, comme levier révolutionnaire, apte à ébranler les structures les plus profondes de l’ordre établi. C’est aussi en homosexuel assumé – comme rarement en son temps – que Pasolini affronte les cadres d’une société catholique corsetée d’interdits. 68. On est en des temps pré-foucaldiens, et pré-#MeeToo (va-t-il sans dire) où un principe de libération du désir suffit à balayer l’ordre réactionnaire honni ; cela sans plus de questionnement sur toutes les limites, contradictions, rapports de domination, que le désir est susceptible de véhiculer en lui-même. Chez Pasolini, cela s’enrichit d’une immense culture qui embrasse une part de mystique chrétienne, autant que de projections issues de l’Antiquité.

L’argument de Théorème est vite cerné. Un jeune homme majestueusement épanoui, dont on ne saura pas plus, mais « beau comme un Américain », est accueilli en visiteur dans la rance famille milanaise, perclue d’interdits. Son rayonnement érotique aura tôt fait de provoquer le défilé dans son lit de tous les membres de la famille, irrésistiblement attirés l’un.e après l’autre à tour de rôle, quelque soit leur sexe. La domestique comprise, ainsi mise en état de sainteté supra-bourgeoise. Mais le dérèglement est général, qui fera la maman s’offrir sexuellement à quiconque se présente. Ébranlé de constater qu’il n’a jamais perçu le monde en d’autres termes que ceux de la possession (question sexuelle aussi), le père fait don de son entreprise à ses employés. Le fils transgresse son conditionnement éducatif pour enfourcher les plus grandes audaces artistiques. Etc.

Il est sûrement précieux de faire percevoir la puissance sulfureuse de pareils soulèvements, qui choquaient les uns, mais galvanisaient tant d’autres, en ces années 70 de toutes les émanciptations. La réception en semble plus complexe aujourd’hui, notamment au regard d’une banalisation de la condition homosexuelle, qui ne vas pas sans son incidence conservatrice. On ne saurait convoquer Pasolini à pareil débat anachronique.

En revanche, on peut douter que le choix de Pierre Maillet, d’en donner une vision juste gay-friendly formidablement aimable, en déchainant un boys-club sur des airs de variété italienne, oublieux de toute dimension âpre et socialement sulfureuse des ragazzi pasoliniens, douter que ce choix rende pleinement droit au potentiel d’un Théorème à capter depuis le rivage profondément réactionnaire de l’époque en cours. C’est formidablement bien joué (dans l’ensemble), agile, parfois percutant, souvent joyeux (quitte à s’étirer dans la longueur).

Mais cela ne suffit pas à faire entendre cette chose aujourd’hui stupéfiante à considérer pour de nouvelles générations : fut un temps où, pour toute la vie intellectuelle française, l’Italie était l’immense alter ego des dialogues majeurs, qu’il en aille de la philosophie politique, de l’action militante, de l’anti-psychiatrie, etc. Un temps où nos saisons se ponctuaient régulièrement de chefs d’œuvre signés Bertolucci, Risi, Fellini, Visconti… Pasolini. Et pas que de la comédie.

Gérard Mayen

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.