Au Domaine d’O La Zone, chorégraphié et interprété par Nadia Larina, franco-russe d’origine russo-ukrainienne, et dont la composition de la bande-son, truffée de références, a été réalisée par Bastien Frejaville, tient autant du théâtre et de la performance que de la danse.
Dans cette pièce, les couches de sens s’empilent les unes sur les autres jusqu’à ce qu’une cohérence se dégage de l’ensemble — c’est comme s’il fallait que la boucle de la représentation soit bouclée pour que l’on puisse en pénétrer le sens.
Si La Zone était un texte ce serait un monologue intérieur. La pièce commence dans une atmosphère d’étouffement. Les mouvements sont saccadés, coupés, hachés ; la danseuse s’entrechoque à elle-même. Une atmosphère d’enfermement très lourde se dégage de cette première partie. Des enregistrements d’informations russes et françaises à propos de l’annexion de la Crimée et de la montée des tensions entre la Russie et l’Ukraine accompagnent le son de la respiration de Nadia dont le corps bute sans cesse. Nadia change plusieurs fois de vêtements, arborant tantôt des costumes masculins, tantôt des vêtements plus féminins. On note également un passage où, dos au public, elle regarde danser l’ombre de son propre dos — la danseuse dos au public et dos à elle-même. Cette première partie semble évoquer un double enfermement ; enfermement dans les carcans du genre autant que dans la violence du système politique répressif russe.
De manière paradoxale — ou peut-être pas si paradoxale que ça si on y réfléchit — le corps semble se libérer de lui-même lors d’un passage hautement apocalyptique : une danse plus classique, d’une grande légèreté, accompagnée par un enregistrement de l’Apocalypse de Jean en guise de musique.
Avec l’effondrement semble venir un apaisement — l’apaisement vient avec la fin d’un monde. La Zone parle de la rupture entre le pays d’origine et le pays où l’on naît, où l’on grandit, où l’on se construit. Ce déchirement est d’autant plus fort que Nadia est russe d’origine ukrainienne. Nadia Larina nous montre également les mutations d’un genre que le monde extérieur nous appose mais dont on ne parvient pas à cocher toutes les cases. Ces deux thèmes — qui peuvent sembler n’avoir rien en commun — entretiennent pourtant un lien étroit : celui de la quête de l’identité. Comment existe-t-on quand on est divisé de toutes parts ? À travers la danse, la chorégraphe vient nous apprendre ce que nous savions déjà, mais que nous avions peut-être oublié : c’est que l’identité est comme le mouvement du corps : fluide, mouvante, insaisissable. Le genre est une institution qui échoue en chacun.e d’entre nous ; la multiplicité de nos appartenances — dans le cas de Nadia, triple appartenance à la France, à la Russie et à l’Ukraine — nous empêche d’être défini.e.s. L’identité permet au monde extérieur de nous définir, mais elle est trop mouvante pour pouvoir suffire à nous définir.
La pièce s’achève sur une image très forte, une image de lutte, guerrière : Nadia, torse nus — ce qui n’est pas sans évoquer les Femen — se badigeonne le buste de peinture bleue et jaune, pose une couronne de fleurs rappelant les vêtements traditionnels ukrainiens sur sa tête, lève le poing vers le ciel, et reste là, immobile, à découvert, face au public. La question de l’identité se résoudrait-elle enfin dans la lutte ?