Si Bordeaux et Nantes sont passés à la postérité pour avoir été les plus importants ports négriers de France, Marseille, «Porte de l’Orient» a été le port de transit par excellence vers les possessions françaises d’outre mer: Alger, Tunis, Casablanca, Dakar, Abidjan, Beyrouth, Alexandrie, Djibouti, Haiphong, Pondichéry etc..), qui explique la prégnance du fait colonial dans la cité phocéenne, dont elle magnifie, à travers ses rues, certains des plus sinistres personnages, dont des célèbres esclavagistes.


 

A commencer par Jean Baptiste Colbert. L’auteur du si hideux «Code Noir», de l’esclavage (1685) bénéficie en effet non seulement d’une rue en son nom, mais aussi d’une station de métro et surtout d’un Lycée professionnel, sans doute pour édifier de ses exploits les générations futures.

Adolphe Thiers, l’horrible fossoyeur de la Commune (1871) a droit à un lycée, situé au 5, place du Lycée, dans le 1ᵉʳ arrondissement de Marseille, en plein cœur du Quartier Thiers, non loin du Vieux-Port. Il regroupe un collège, un lycée et de nombreuses classes préparatoires aux grandes écoles.

Mais, en contre champs, l’anti thèse d’Adolphe Thiers en somme, Louise Michel, l’égérie de la Commune, dispose d’un modeste Square, refoulé -relégué ?- dans le périmètre populeux de Belsunce, communément désigné de «quartier arabe». Son odonyme, édifié plus de cent ans après l’attribution à Adolphe Thiers de son lycée, est un hommage bien tardif à l’héroïne de la Commune, morte à proximité dans un hôtel du Boulevard Dugommier.

Qu’un établissement doté de classes préparatoires au grandes écoles -l’élite intellectuelle de la nation française- soit gratifié du nom d’un horrible partisan de la capitulation – et non de la résistance à l’occupant, laisse rêveur.

Ce fait donne une idée de la complexion mentale de la bureaucratie française….

A croire qu’Adolphe Thiers a intériorisé dans le psychisme français l’idée de capitulation. Au point que la capitulation paraît être devenue le mode opératoire du pouvoir français. Quatre capitulations en deux siècles: Waterloo (1815), Sedan (1870), Montoire (1940), Dien Bien Phu (1954); sans compter Trafalgar, l’expédition du Mexique (1861-1867) et Fachoda (1898), palmarès unique parmi les grandes démocraties occidentales.

La patrie du chant de ralliement à la Révolution française devenu l’hymne national français -La Marseillaise- est une terre de paradoxe. Telle est du moins l’impression qui se dégage de la lecture du «Guide du Marseille Colonial», œuvre d’un collectif co éditée par les Éditions Syllepse et Courtechel – Librairie Transit (Marseille).

Pour mémoire, la «capitale maritime de l’Empire français», qui fit la fortune de grandes familles marseillaises, a été le théâtre de deux expositions coloniales, avant que Paris ne prenne la relève. Et ceci pourrait expliquer la prégnance de l’esprit colonialiste sinon colonial de l’antique Massilia.

Le constat est d’une grande cruauté: Le reflux d’empire révèle- telle une reprographie au Carbone 14- les stigmates de la colonisation… à la manière du reflux de la marée basse qui déploie sur les rivages les déchets de la mer.

 

Revue de détails, sans que la liste ne soit limitative:

Ainsi la Rue Paul Frédéric Mollet honore le «pacificateur» du Maroc, terme pudique pour désigner la soumission du royaume chérifien et son asservissement aux intérêts impériaux de la France. Paul Frédéric Mollet, fondateur du 1er REP (Régiment des Parachutistes de la Légion Étrangère) est pourtant enterré à Aubagne et non à Marseille et le REP dissous après le putsch des généraux à Alger, en 1961. Les liens extrêmement ténus entre Marseille et le général justifient-ils pour autant de lui attribuer une rue sinon à sa gloire, du moins à sa mémoire à Marseille et non à Aubagne? La fonction de Marseille est-elle d’être une poubelle de l’Histoire?

La Rue Louis Régis a, elle, été ainsi baptisée du nom d’un opulent négociant de Guinée, autrement dit un exploiteur des richesses de ce pays de l’Afrique occidentale française, un exploiteur glorifié sans doute au nom de la ”mission civilisatrice de la France” et du “rôle positif de la colonisation”, alors que la France passe pour avoir été un “Fardeau de l’Afrique”. La Guinée, prenant acte de cet état de fait, sera d’ailleurs le premier pays à avoir arraché son indépendance à la France, en 1958, sous la présidence de Sékou Touré, deux avant la décolonisation décrétée par le Général Charles de Gaulle et le lancement de la “France à Fric”.

La Rue Alexis Rostand a été attribuée au titulaire d’un patronyme célèbre, non en l’honneur d’un natif de la ville, fabuleux conteur des aventures du Comte de Monte-Cristo qui enchanta la jeunesse du Monde, ni même en l’honneur d’un savant biologiste, mais plus banalement à un banquier, cumulard, en une parfaite reproduction miniature du CAC 40: Vice président de la Compagnie des chercheurs d’or -tout un programme-, Président de la Banque d’Afrique Occidentale, membre du comité de direction de la Banque d’Indochine et d’une kyrielle de jetons de présence. Un tel personnage justifie-t-il de figurer comme exemple?

Le Chemin Sainte Marthe, qui longe le 14me arrondissement, n’a pas été baptisé par des édiles municipaux mus par une religiosité exacerbée, mais plus prosaïquement par référence au nom de la caserne ayant servi de lieu de transit pour l’outre mer, des soldats en partance pour l’Indochine et l’Algérie, deux souvenirs douloureux pour le subconscient français qui polluent le débat public français depuis un demi siècle, alimenté de surcroît par les nostalgiques de l’Empire français inconsolables à la perte de leur gloire passée.

Cette psychorigidité nostalgique trouve d’ailleurs sa concrétisation la plus pathologiquement aberrante dans la présence d’un «lobby pied noir» en France, seul pays parmi les anciens grands empires coloniaux occidentaux à disposer d’un tel groupe de pression anachronique, alors que les anciens colons français d’Algérie ont dans leur quasi-totalité rejoint l’au-delà, 60 ans après l’indépendance de ce pays. Contrairement au Royaume Uni, qui disposait d’un plus grand empire colonial que la France, où jamais un lobby des nostalgiques de l’Empire des Indes ou de l’Afrique anglophone, n’a existé, dont le Commonwealth représente de surcroît, avec 52 membres, le tiers de la population mondiale. Contrairement à l’Espagne et au Portugal, les deux autres puissances coloniales européennes.

Il parait malsain, en termes de cohérence intellectuelle, de mettre sur le même plan l’exploitation, l’oppression, la dépersonnalisation pluriséculaire des colonisés, leur mise en esclavage et la traite dont ils ont été l’objet, et les mésaventures d’anciens colons, fourvoyés par la politique de leur gouvernement. Les Pieds Noirs sont les victimes privilégiées de l’État colonial et non de l’État colonisé.

 

Pour rappel: La tradition ne consiste pas à conserver des cendres mais à bien entretenir une flamme. (Jean Jaurès).

La rue Auguste Vimar honore un caricaturiste chargé de l’illustration des catalogues des expositions coloniales de Marseille au début du XX me siècle…, par des caricatures “racistes”. De quelle cohérence se revendique ce pays qui se réclame de la rationalité cartésienne en mettant à l’index un humoriste franco-camerounais, Dieudonné, pour ses piques racistes, glorifiant “en même temps” un caricaturiste gaulois ouvertement raciste?
Général Michel Mangin, l’ordonnateur de la boucherie du “Chemin des Dames”, lors de la 1ère Guerre Mondiale, au cours de laquelle 1.400 tirailleurs sénégalais ont été décimés par la mitraille allemande, glanera au passage le qualificatif infamant de “broyeur et boucher de Noirs” par Blaise Diagne, premier député africain à siéger à l’assemblée nationale française.

Mangin sera limogé, sanction de son incompétence. Il bénéficie néanmoins à Marseille, non d’une ruelle ou d’une venelle, voire d’une impasse, mais d’un BOULEVARD. AH Peuchèèèère: Quelle cagade.

Sans compter les Baumettes dont le palmarès carcéral est consternant. A côté des bandits et des assassins, des mafieux et des crapules, le principal centre carcéral de Marseille a abrité des résistants, des indépendantistes, en un mot tous ceux qui n’ont pas courbé l’échine face à l’arbitraire et l’injustice, dont voici à titre d’exemple de certains de ses plus illustres pensionnaires: Gérard Avran, survivant de la Shoah, René Hirschler, rabbin, Abane Ramdane (FLN algérien), Mohamed Boudia, dramaturge et militant indépendantiste algérien, Ali Yata, dirigeant du parti communiste marocain, Mostefa Lacheraf, sociologue et homme politique algérien, Louise Alcan, écrivaine et résistante française, Mélanie Berger Voile, couturière militante trotskiste et résistante française, Jacques Trolley de Prevaux, amiral et résistant français, enfin Bernard Tapie et Roland Courbis, ainsi que la mythique Gabrielle Russier, professeure, agrégée de lettres qui défraya la chronique dans la décennie 1970 pour ses amours interdits à l’époque avec son jeune élève et immortalisée par le président Georges Pompidou.

Un bémol toutefois: Marseille s’honore d’avoir aménagé un square surplombant son légendaire Vieux Port dans le périmètre du majestueux Pharo à la mémoire de Missak Manouchian, chef du groupe de 22 «métèques», résistants à l’occupation allemande, tous fusillés par les nazis, dont le sacrifice a été immortalisé par Léo Ferré dans sa célèbre chanson «L’Affiche Rouge».

Autre incongruité, mais salutaire celle-là: La Rue de la Palestine………un nom désormais sacrilège dans le lexique politique français depuis la transposition en France de la Loi IHRA (Alliance Internationale Pour la mémoire de l’Holocauste), par des macronistes opportunistes tétanisés par le passif collaborationniste de Vichy et pressés de s’en s’exonérer en troquant une judéophobie séculaire en France par une arabophobie.

Chiche: Qu’un militant facétieux de Marseille- tous les militants ne sont pas rébarbatifs, loin s’en faut, et le militantisme est compatible avec l’humour-, fixe désormais dans cette rue le point de ralliement de toutes les manifestations pro-palestiniennes ayant pour théâtre Marseille, il tuera par la dérision la censure occulte qui s’abat en France sur une des plus grandes injustices du XX me siècle.

 

Au terme de cette déambulation non exhaustive se pose une question: Pourquoi Marseille s’encombre-t-elle d’un tel passif colonial mémoriel ?

Marseille s’honorerait de baptiser une de ses rues du nom de Félix Eboué, Gouverneur de la Guadeloupe, premier afro descendant à avoir rallié la France Libre et de ce fait un résistant de la première heure de la Seconde Guerre mondiale, voire de Pape Diouf, premier africain à avoir dirigé un club européen, en l’occurrence l’Olympique de Marseille; ou encore du nom de LAMINE SENGHOR, ce sénégalais gazé à Verdun, mort pour la France, un des artisans de la prise de conscience, sur les docks du port de Marseille même, des travailleurs immigrés ultramarins de leur condition ouvrière. A ce titre, Lamine Senghor, porte-parole du lumpen prolétariat surexploité du fait de son état de colonisé, sera le premier africain invité officiellement à participer, par LENINE en personne, au Congrès de l’Internationale Socialiste de Bruxelles.

Parole de Jupiter: «La France a une part d’Afrique en elle. Notre gratitude doit être impérissable. Je lance un appel aux maires de France pour qu’ils fassent vivre par le nom de nos rues et de nos places la mémoire des combattants africains», avait annoncé Emmanuel Macron, le 15 août 2019 à Saint-Raphaël (Var), lors des commémorations du 75e anniversaire du débarquement de Provence.

A n’en pas douter, Marseille la rebelle, Marseille l’insoumise, saura une fois de plus sublimer l’Histoire de France par le dépassement du miasme colonial séculaire français. De procéder au toilettage de ses rues à la manière du ravalement cosmétique qu’elle imprime à ses vieilles bâtisses.

Non un renoncement, mais un renouvellement. Une mise en conformité avec l’éthique du commandement et de l’exemplarité d’un pays qui se revendique comme la “Patrie des Droits de l’Homme”.

René Naba


Guide du Marseille colonial
Éditions Syllepse 10 euros
Parution : Septembre 2022
ISBN : 979-10-399-00-57-7
https://www.syllepse.net/guide-du-marseille-colonial-_r_25_i_909.html

Ce livre explore Marseille, ses rues, ses places et ses monuments et recense les traces et les empreintes de l’histoire coloniale et esclavagiste de la ville. Au cours de ce périple, le guide nous fait croiser les militaires, les hommes politiques, les armateurs, les scientifiques et les artistes qui ont participé au système de domination coloniale. Il nous emmène également à la rencontre des personnes ayant résisté et œuvré contre le colonialisme.
Nous visiterons en sa compagnie les expositions coloniales, les institutions de la santé coloniale et, de manière plus contemporaine, ce guide nous rappellera les crimes racistes, qui prolongent la politique de domination et d’oppression. Les Marseillais·es, qui ne veulent plus marcher, habiter, étudier dans des rues et des lieux portant le nom des acteurs de la déshumanisation, n’ont plus qu’à suivre le guide…

Avatar photo
René Naba est un écrivain et journaliste, spécialiste du monde arabe. De 1969 à 1979, il est correspondant tournant au bureau régional de l’Agence France-Presse (AFP) à Beyrouth, où il a notamment couvert la guerre civile jordano-palestinienne, le « septembre noir » de 1970, la nationalisation des installations pétrolières d’Irak et de Libye (1972), une dizaine de coups d’État et de détournements d’avion, ainsi que la guerre du Liban (1975-1990), la 3e guerre israélo-arabe d'octobre 1973, les premières négociations de paix égypto-israéliennes de Mena House Le Caire (1979). De 1979 à 1989, il est responsable du monde arabo-musulman au service diplomatique de l'AFP], puis conseiller du directeur général de RMC Moyen-Orient, chargé de l'information, de 1989 à 1995. Membre du groupe consultatif de l'Institut Scandinave des Droits de l'Homme (SIHR), de l'Association d'amitié euro-arabe, il est aussi consultant à l'Institut International pour la Paix, la Justice et les Droits de l'Homme (IIPJDH) depuis 2014. Depuis le 1er septembre 2014, il est chargé de la coordination éditoriale du site Madaniya info. Un site partenaire d' Altermidi.