Le Courrier international sonde l’état d’esprit des électeurs et électrices tricolores, à travers le regard des journalistes étrangers établis en France. Analyse d’Ana Navarro Pedro, correspondante pour la presse portugaise.
« L’une des choses que j’ai apprises dans ce pays, c’est à râler », sourit Ana Navarro Pedro. « Et il y a un code, un degré dans la protestation ! ». À propos de la Révolution française, le plus illustre exemple en la matière, la correspondante portugaise s’amuse : « Si un journaliste monte sur une table et dit “tous à la Bastille !”, tout le monde y va. Ce n’est pas rien, ça ! ». Pourtant, lorsque nous l’avons interrogée sur la campagne électorale actuelle, à quelques semaines de l’élection présidentielle des 10 et 24 avril, c’est son étrange fadeur et son apathie qui ont frappé la journaliste. « On a quand même l’extrême droite en France à 30 % [selon les sondages sur les intentions de vote], quasiment un tiers de l’électorat, souligne-t-elle : Vous imaginez ce que ça pourrait signifier dans tout autre pays ? Ici, en France, personne ne réagit, on le constate, on additionne les scores dans les sondages des deux candidats d’extrême droite… Ça ne semble choquer personne. »
Les Français sont d’ailleurs nombreux à se désintéresser du scrutin, constate Ana Navarro Pedro, notamment « des trentenaires qui, en plus, sont dans une bonne situation financière et diplômés, mais disent qu’ils ne vont pas voter. Considérant que leurs préoccupations quotidiennes – places à la crèche, transports publics ou pouvoir d’achat – ne sont pas prises en considération par la classe politique, les électeurs tricolores seraient nombreux à envisager l’abstention.La France, « une république absolutiste ». Comment comprendre cet abandon des urnes ? Pour la journaliste, cela s’explique entre autres par le système français : ce régime présidentiel est « de plus en plus centralisé », estime-t-elle, encore davantage sous le mandat d’Emmanuel Macron. « Il gouverne tout seul, argue-t-elle, à tel point qu’avec la gestion du Covid-19, la parole présidentielle en France a presque eu force de loi. Le président dit quelque chose et, pour tout le monde, le lendemain, c’est la loi. » De quoi interloquer la journaliste portugaise, qui assène : « Vous êtes en train d’inventer une république absolutiste.» Une centralisation qui va de pair avec un sentiment de dépossession très fort de la population. « On a l’impression que, quoi qu’il advienne, une fois qu’il y a un Parlement élu, un président élu, quelles que soient les réticences de la population à une mesure ou un ensemble de mesures, jamais le pouvoir ne les prendra en considération. Le mouvement des gilets jaunes en est un exemple, fait valoir Ana Navarro Pedro : « Les grandes conférences du ‘grand débat’, pour intégrer dans la politique d’État [les revendications des citoyens] n’ont débouché sur quasiment rien ». Et la journaliste de conclure : « C’est cette impuissance des citoyens face au pouvoir qui les détourne de la politique.