En cette fin d’année, nous publions une analyse de la mondialisation par René Naba. Rédigée il y a un an, elle garde sa saveur et n’a rien perdu en lucidité. La première partie s’intitulait » De quoi la mondialisation était-elle le nom ? » le second volet : De quoi la pandémie du coronavirus sera-t-elle le nom ?
1- Une crise qui va nous obliger à « changer nos paradigmes économiques et sociaux ».
L’Organisation internationale du travail (OIT) a estimé que la crise économique provoquée par l’épidémie de coronavirus pourrait détruire jusqu’à 24,7 millions d’emplois dans le monde.
Le scénario pessimiste serait ainsi supérieur au nombre de chômeurs provoqué par la crise de 2008-2009 (22 millions de personnes). Le sous-emploi devrait lui s’accroître de manière significative au fur et à mesure que les conséquences économiques de l’épidémie se traduiront par des réductions des horaires de travail et des salaires, a ajouté l’agence de l’ONU.
« La baisse du nombre d’emplois entraînera des pertes massives en matière de revenus pour les travailleurs. L’étude les estime dans une fourchette allant de 860 milliards de dollars à 3 400 milliards de dollars d’ici la fin 2020. Cela se traduira par une chute de la consommation des biens et des services, qui impactera à son tour les perspectives des entreprises et des économies », a déclaré l’OIT.
De son côté, l’ESCWA (Commission Économique et Sociale pour l’Asie occidentale), basée à Beyrouth, a estimé que les pertes du fait du coronavirus, s’élèverait 1,7 millions d’emplois dans le Monde arabe.
En superposition, un confinement mondialisé, le premier dans l’histoire de l’humanité, du tiers de la population du globe, rien que pour le premier mois de l’explosion de l’épidémie en Occident.
Charles Michel, le président du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement, a considéré que le caractère exceptionnel de la crise du coronavirus va obliger l’Union européenne à changer de logiciel économique pour faire face tant aux conséquences sanitaires de la pandémie qu’à la récession : « Cette crise va nous obliger à changer nos paradigmes économiques et sociaux », a-t-il estimé.
Daniel Cohen
Quant à Daniel Cohen, Directeur du département d’économie de l’École normale supérieure, il considère que le coronavirus va tout à la fois favoriser une démondialisation des échanges et accélérer une dématérialisation brutale des économies de services des pays riches.
André Bellon
André Bellon, ancien président PS de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, estimera, lui, que l’épreuve du Coronavirus signe l’échec de la « mondialisation heureuse »… « Il y a quarante ans, un virus idéologique se répandait sur le monde. Un Alain Minc, héraut autoproclamé, l’appelait “la mondialisation heureuse” », soutiendra M. Bellon dans une retentissante tribune parue dans le quotidien communiste l’Humanité.
« Refusant toute contestation, le bienheureux Minc s’inquiétait de voir la France être le mauvais élève de la modernité. Il entraînait d’autant plus facilement l’adhésion que les gouvernements de l’époque, droite et gauche confondus, sollicitaient ses conseils éclairés, qu’il présidait le conseil de surveillance du Monde et était responsable du rapport sur « la France de l’an 2000 » commandé par le premier ministre Édouard Balladur, et faisait partie de nombreux cercles d’influence comme la Fondation Saint-Simon. Nombreux ont été ses disciples pontifiants.
« Jacques Attali, grand chantre d’un gouvernement planétaire, se croit obligé, depuis quelque temps, de se démarquer du bonheur mondialisé en critiquant une mondialisation financière qu’il a beaucoup aidé à favoriser dans les années 1980. […]
L’idéologie développée par les mondialistes, largement relayée par les médias, a conduit à considérer tout État comme oppressif et toute idée de frontière comme porteuse de xénophobie et de racisme. Ah, ce fameux gouvernement mondial, source de paix et de bonheur entre les humains ! », écrit notamment M. Bellon. […]
La pandémie de coronavirus constitue un double révélateur. Elle a d’abord mis en lumière la ruine des services publics de recherche qui auraient permis d’anticiper une telle catastrophe. Des programmes de lutte contre ce type de virus existaient il y a vingt ans. Ils ont été jugés inutiles parce que ne répondant qu’à des défis qui, n’étant pas immédiats, n’étaient pas prioritaires. “Elle a montré la naïveté et l’imprévoyance du mondialisme. Le système mondialisé ne s’intéresse pas au long terme” ».
Autrement dit, la pandémie du Covid-19, ainsi que ses répercussions multiformes, tant économiques que sociales, politiques et géopolitiques, révèlent aujourd’hui la complète faillite du bloc atlantiste, une faillite qui était inéluctable depuis bien longtemps, mais dont elle va inévitablement accélérer le terme final. Les élites atlantistes, avec leur cohorte de spécialistes et de conseillers, ne peuvent ignorer tout cela.
L’effondrement historique des grandes places boursières occidentales enregistrées à la mi-mars 2020, sans précédent depuis le krach d’octobre 1987, a conduit la FED (Réserve fédérale, la banque centrale des États-Unis)1 à injecter au moins 1 500 milliards de dollars sur les marchés monétaires à court terme, soit plus du double du montant total du plan TARP2 injecté au cours de la crise des subprimes.
2- Le Covid 19 : tremplin de la Chine au rang de nouvelle puissance planétaire.
« L’Europe a été l’épicentre d’une pandémie majeure, les États-Unis s’y sont préparés en ordre dispersé et la Chine, qui a contrôlé cette épidémie en quelques mois par des mesures massives, envoie son aide au reste du monde sous la forme de masques, de respirateurs et de médecins. La mobilisation décrétée pour combattre la pandémie a déjà commencé à bouleverser l’ordre du monde.
De même que 1914 a précipité le déclin de l’Europe et accéléré l’essor des États-Unis dans la conduite des affaires du monde, il se pourrait que le Covid-19 consacre la Chine comme nouvelle puissance mondiale, réalisant ainsi des prophéties d’experts à laquelle, au fond, peu d’Européens croyaient.
S’il est vrai, comme on le dit, que « le XXI siècle sera chinois comme le XXe siècle fut américain et le XIXe siècle européen », il faut cependant prendre un recul historique sur la singularité du moment que nous vivons. Le basculement vers un monde où la Chine contrôle les guerres sanitaires auxquelles sont exposés les autres continents ne date pas d’hier: il date de la crise du Sras en 2003.
3 – Frédérick Keck : Le SRAS, un « 11 Septembre » pour les populations asiatiques.
Le mot de la fin revient toutefois à Frédérick Keck, Directeur du Laboratoire d’Anthropologie sociale au CNRS : « Au lendemain du 11 Septembre, le Monde titrait “Nous sommes tous américains”. Mais aucun Européen n’a dit après la crise du Sras “Nous sommes tous Asiatiques”. Le SRAS n’est pas entré dans nos imaginaires comme ce fut le cas pour les attaques du World Trade Center », observe-t-il.
Fait significatif : Dans ce qui apparaît comme une inversion de tendance, les principaux chefs de file du camp anti-occidental — la Chine, la Russie et Cuba — auront été les principaux pourvoyeurs d’aide médicale aux pays sinistrés par le Covid-19 aussi bien d’Europe que du monde arabe (Italie, Espagne, Iran, Liban, Algérie et Maroc), particulièrement Cuba en substitution de la France dans les Antilles.
Dans une démonstration graphique de puissance douce, la Chine a jusqu’à présent offert des équipements pour lutter contre le Covid-19 et une aide médicale à pas moins de 89 nations — et ce n’est pas fini. Cela couvre l’Afrique (en particulier l’Afrique du Sud, la Namibie et le Kenya, Alibaba annonçant qu’elle enverra de l’aide à toutes les nations africaines), l’Amérique Latine (Brésil, Argentine, Venezuela, Pérou), l’arc de l’Asie de l’Est à l’Asie du Sud-Ouest et l’Europe.
Les principaux bénéficiaires en Europe sont l’Italie, la France, l’Espagne, la Belgique, les Pays-Bas, la Serbie et la Pologne. Mais l’Italie, surtout, est un cas très particulier. La plupart des contributions sont des dons. Les autres sont des transactions, comme les millions de masques vendus à la France (et aux États-Unis).
À l’horizon de l’an 2035, dans quinze ans, — les prévisions l’entrevoient —, la Chine pourrait supplanter les États-Unis comme première puissance planétaire sur le plan économique, avec par ricochet la fin de la primauté du dollar comme monnaie de référence des transactions internationales.
Indice patent d’un renversement de tendance, la Chine a surclassé les États-Unis dans le domaine des brevets d’invention. En 2019, selon l’Organisation mondiale de la propriété industrielle (OMPI), en anglais WIPO (World Intellectual property Organization), 59 000 demandes d’enregistrement de brevets d’invention ont été déposées par les entreprises chinoises contre 57,8 par les firmes américaines.
La preuve la plus patente de cette tendance a été l’attaque conjuguée des États-Unis et du Royaume-Uni contre leurs rivaux — la Chine et la Russie —, les accusant de « désinformation sanitaire », sans la moindre pondération dans leur critique, comme pour leur ôter le bénéfice des prestations sanitaires qu’ils ont prodiguées au reste de la planète durant cette pandémie.
En l’état actuel des études “phylogénétiques”, qui permettent de reconstruire l’évolution temporelle de Covid-19 au sein des populations humaines, « il est prématuré de faire porter le fardeau moral de l’épidémie sur les épaules de la Chine. Compte tenu des données scientifiques actuelles, les sphères médiatiques et politiques devraient faire preuve de prudence sur cette question sensible, à l’heure où les tensions diplomatiques s’exacerbent », soutient Romain Ligneul, chercheur post-doctorant en neurosciences.
4 – Le coronavirus : un rétropédalage en douceur des Occidentaux du bourbier du Moyen-Orient.
Le coronavirus aura constitué une aubaine pour un rétropédalage en douceur des Occidentaux du bourbier du Moyen-Orient.
La France et l’Allemagne ont ainsi tiré argument de la pandémie du coronavirus pour complètement se retirer militairement d’Irak. Les Anglais ont allégé leur dispositif et les Américains se sont déjà retirés de six bases militaires sur la vingtaine dont ils disposaient. Un sauve-qui-peut qui prend l’allure d’une débandade d’autant plus humiliante que l’Europe a eu besoin de la Russie et de la Chine pour surmonter la crise sanitaire.
Depuis le vote du parlement irakien, en janvier 2020, réclamant le retrait des bases américaines d’Irak, consécutif à l’assassinat du Général Qassem Souleymani, chef de la « Jérusalem Brigade des Gardiens de la Révolution3 » d’Iran, le décompte du retrait des bases américaines s’est élevé à 6 au total : Boukamal, à la frontière syro-irakienne, libérant ainsi le transit entre la Syrie, l’Irak et l’Iran; Habbanieh, province sunnite d’Al Anbar dans le centre du pays et fief de la guérilla anti-américaine à Falloujah, Ramadi et Tikrit, région natale de l’ancien président irakien Saddam Hussein; Abou Ghraib, à l’ouest de Bagdad, enfin Al Taji, Mossoul et Kirkouk, au Nord de l’Irak.
Face aux Occidentaux, les Irakiens et leurs alliés se sont sans doute inspirés dans leurs actions de harcèlement des Occidentaux de la prescription de l’homme d’État britannique Winston Churchill, selon laquelle « la seule réponse à une défaite est la victoire ».
La fin d’une séquence qui pourrait conduire l’Empire américain à rejoindre ses prédécesseurs dans la mémoire des peuples : De l’Empire romain à l’Empire soviétique.
Et la « mondialisation heureuse » apparaîtra alors rétrospectivement comme une sinistre farce qui se sera retournée contre ses propres concepteurs, dans un view remake de L’arroseur arrosé. Quarante ans après son avènement, la « mondialisation heureuse » s’est révélée un leurre. Le capital financier atlantiste au bord de l’apoplexie. La pandémie du Covid-19 a donné le signal du compte à rebours de la fin de la « destinée manifeste4 » des États-Unis.
Ah les ravages de l’européocentrisme, comme si le village planétaire devait s’arrêter au nombril des Occidentaux.
René Naba
Voir aussi : » De quoi la mondialisation était-elle le nom ? «
Notes:
- La FED contrôle la politique monétaire des États-Unis avec pour objectif le soutien à la croissance économique et la gestion de l’inflation. C’est l’institut d’émission du Dollar américain.
- Le Troubled Asset Relief Program (TARP) est un programme du gouvernement des États-Unis visant à acheter des actifs toxiques (actif financier dont la valeur a fortement diminué et de façon quasi irréversible, en raison d’une forte dépréciation ou de la disparition du marché secondaire sur lequel il est associé) et des actions auprès d’institutions financières pour faire face à la crise financière de 2008.
- Les forces Qods, également appelées Jérusalem Brigade, ont formé une unité spéciale du corps qui a pour but d’exporter la révolution iranienne à l’étranger et de gérer les opérations extra-territoriales du corps.
- La Destinée manifeste est une expression apparue en 1845 pour désigner la forme américaine de l’idéologie calviniste selon laquelle la nation américaine aurait pour mission divine l’expansion de la « civilisation » vers l’Ouest, et à partir du XXᵉ siècle dans le monde entier.