Une ville en partie dévastée, avec l’explosion à 10h17 de l’usine AZF le 21 septembre 2001, Toulouse a connu la pire catastrophe industrielle en France depuis 1945. Qui a provoqué la mort de 31 personnes, dont 21 travaillant sur le site, des milliers de blessés.e.s, de nombreuses séquelles physiques et de profonds traumatismes psychiques. Certaines pathologies se sont aggravées au fil du temps. Vingt ans après, l’« Association des sinistrés d’AZF du 21 septembre » traite encore plus de deux-cents dossiers de victimes de l’accident industriel.
Il aura fallu dix-huit ans d’un marathon judiciaire pour enfin voir le bout du tunnel et pour que la justice ferme définitivement le dossier AZF, en décembre 2019. Nous avons rencontré l’avocate toulousaine Stella Bisseuil, défenseure de l’Association des familles endeuillées, une femme très engagée dans cette bataille pour la vérité et la reconnaissance des victimes. Elle avait participé, le 21 septembre dernier, à un débat organisé par la CGT à la Bourse du travail1.
Pouvez-vous nous rappeler les causes de l’explosion de l’usine AZF ?
Le salarié d’un sous-traitant, chargé du nettoyage, a mélangé des produits chimiques en les balayant sur un tas de nitrates dans un hangar de stockage [le hangar 221, Ndlr], le contact de ces substances incompatibles (nitrates d’ammonium et dérivés chlorés) a déclenché l’explosion. Ce salarié de la sous-traitance n’avait reçu aucune formation sur les produits chimiques, il n’était pas encadré et ne disposait d’aucune consigne claire2.
Vos propos sont forts : « On a perdu la bataille médiatique, 70 % des Toulousain.e.s pensent que c’était un attentat ou qu’on ne saura jamais ce qu’il s’est réellement passé. » Comment et pourquoi en est-on arrivé là ?
D’abord parce que Total, qui était le propriétaire de l’usine, a lancé des fake news en exploitant des fausses pistes, en essayant d’agiter des hypothèses3 plus abracadabrantes les unes que les autres sur la piste terroriste, entre autres, à travers différents journaux : surtout Valeurs actuelles, mais aussi l’Express ou le Point. Des journalistes, notamment un journaliste du Figaro4, qui ont écrit des bouquins sur le mode « on vous cache tout ». C’est un ensemble de choses qui ont crée une sorte de contre-feu permanent avec les thèses des deux explosions ou les sous-vêtements d’un ouvrier décédé. Ces différentes conjectures farfelues sont apparues plusieurs années après, quand l’affaire était en cours d’instruction, donc les gens n’ayant pas de réponses à leurs questions les ont prises pour argent comptant. Le premier jugement a été rendu huit ans après l’explosion en 2009, c’est pour ça que le public ne sait plus au bout du compte la vraie finalité. Ce procès est trop éloigné des Toulousains dans le temps et dans l’espace [il s’est tenu devant la cour d’appel de Paris, Ndlr].
Dix-huit ans de bataille judiciaire, c’est long, quelles seraient les solutions, selon vous, pour y remédier ?
La bataille totale judiciaire ne doit pas dépasser dix ans. Le jugement doit intervenir dans les trois à quatre ans qui suivent l’affaire. S’il y a appel, ça fait cinq ans. Face à un adversaire comme Total qui exerce tous les recours possibles, dix-sept ans après la catastrophe la décision rendue se dilue complètement. Il faut rapprocher la justice du justiciable, faire des procès là où les événements se sont passés et raccourcir les délais dans le temps, c’est important. Pour les attentats du Bataclan à Paris, la justice passe six ans après, AZF c’est huit ans.
Aujourd’hui, je représente une personne victime d’une explosion d’une canalisation de gaz qui s’est produite il y a quatorze ans à Bondy (Seine-Saint-Denis), c’est incroyable ! Il y a de grandes disparités sur le territoire. En fonction des juridictions, ça va plus ou moins vite, la juridiction du département dyonisien [habitants de Saint-Denis, Ndlr] est la plus engorgée.
Vous dénoncez une dérive en France sur « la place des victimes dans les procès au pénal », expliquez-nous cette idée.
Quand on est avocat des victimes ou des prévenus, on suit des dossiers très compliqués. On a du mal à les suivre en temps réel parce qu’on a du mal à avoir accès aux dossiers. On patiente trois à six mois car il manque du personnel pour scanner ou faire des photocopies, la justice manque cruellement de moyens humains, il faut faire des choix au détriment des avocats et des parties. On éprouve des difficultés tous les jours pour défendre correctement les gens. Les magistrats sont tellement débordés qu’ils laisseraient de côté une affaire, notre rôle ainsi que celui des victimes est d’être un contre-pouvoir, les victimes sont les aiguillons de la justice parce qu’elles n’oublient pas.
Vous évoquez un combat déséquilibré entre les parties civiles et Total, quelle forme ce déséquilibre prend-t-il ?
Un groupe comme Total a une armée d’avocats, spécialisés, y compris dans le droit de l’environnement, il a une puissance de travail énorme et des finances illimitées. Ses avocats ont demandé des annulations, fait des incidents de procédure, des recours, ils ont épluché chaque papier, ont relevé la moindre anomalie. C’est un combat où vous avez en face une très très grosse armée qui a, également, une puissance de frappe au niveau médiatique. Avec l’appui de gros cabinets et de grands laboratoires capables de semer le trouble sur les données scientifiques. Total a fait courir le bruit qu’il était scientifiquement impossible que le nitrate d’ammonium explose sans détonateur et que les experts étaient nuls. Avec toute cette armada, ils ont fait de l’intox et c’est rentré dans les esprits. En général, il y a peu d’entreprises et de gens qui reconnaissent leurs responsabilités, un procès c’est toujours un combat qui peut être totalement déséquilibré devant la force de frappe financière et médiatique qui, en plus, fait de l’entrisme et de l’intox. De notre côté, on a beaucoup de mal à suivre.
Mais, pour une fois, ça a fini par payer, le pot de terre a balayé le pot de fer. Cependant, Total a gagné la bataille médiatique, car la condamnation5 n’est pas connue des Toulousains. Ils ont perdu mais personne ne le sait.
Propos recueillis par Piedad Belmonte
Photo : Toulouse le 10 octobre 2001. Photo DR archives municipales de Toulouse
Notes:
- Le 21 septembre à 17h, deux débats avaient lieu réunissant des syndicalistes, militant.e.s associatif.ve.s, experts et juristes, dont une délégation de Rouen pour faire le lien avec l’incendie de Lubrizol. Le premier sujet « 20 ans après, où en est-on ? » portait sur les institutions judiciaires, la situation concrète dans les entreprises, le rôle de l’État et le sort des victimes. Le deuxième thème « Emploi, qualité de vie, environnement, oppositions ou convergences ? » était proposé afin de sortir du piège « diviser pour régner » et démontrer, par les exemples, que les luttes peuvent être convergentes. Les échanges ont montré que depuis 20 ans les enseignements n’ont pas été tirés. « Actuellement, dans les entreprises la situation est pire en ce qui concerne la prévention et la protection des risques industriels avec une multiplication des accidents, incendies, etc., l’augmentation de la sous-traitance et des emplois précaires, le sous-investissement, le vieillissement des installations, la réduction des moyens de secours et de la maintenance, la casse des collectifs de travail, la déresponsabilisation des entreprises, la suppression des CHSCT, entre autres ». Depuis dix ans et encore récemment, les dispositions protectrices du code du travail et du code de l’environnement ont été régulièrement amputées.
- Classée Seveso (installation à risques) l’usine chimique AZF (Azote Fertilisants) appartenait à la société Grande Paroisse, filiale de Total, qui avait réduit ses effectifs, rétréci le cœur de métier, embauché des intérimaires et sous-traité de nombreuses tâches, notamment la collecte, le tri et la gestion des déchets. « Dans cette usine, environ 30 % des heures de travail étaient dès 1999 sous-traitées », d’après la Fédération CGT des industries chimiques. « L’incompatibilité entre le nitrate d’ammonium et les produits chlorés est connue de longue date dans l’industrie chimique et elle était explicitement mentionnée comme un risque dans l’étude de danger relative au stockage des dérivés chlorés fabriqués sur le site », écrit le spécialiste en santé et sécurité au travail, Rémy Jean, dans AZF/Total responsable et coupable. Histoires d’un combat collectif, aux Éditions Syllepse. Le rapport final des experts judiciaires annonce que la catastrophe industrielle est due à un mélange malencontreux de DCCNa (dichloroisocyanurate de sodium), un produit chloré, et d’ammonitrates quelques minutes avant la détonation.
- Il y a eu au moins trois pistes : l’attentat islamiste, nous sommes dix jours après l’explosion des tours jumelles du 11 septembre à New York, aux États-Unis. L’existence d’un arc électrique ou encore un avion qui aurait perdu son réacteur en plein vol au-dessus de l’usine.
- Il s’agit de Marc Mennessier, ingénieur agronome de formation, journaliste scientifique du Figaro, auteur de AZF un silence d’État (éditions du Seuil). Il détaille dans ce livre toutes les fausses pistes lancées depuis de nombreuses années par Total pour assurer sa défense.
- En octobre 2017, la cour d’appel de Paris a condamné l’ancien directeur de l’usine AZF, Serge Biechlin, à quinze mois d’emprisonnement avec sursis et la société Grande Paroisse, propriétaire de l’usine, à 225 000 euros d’amende. Les deux ont été reconnus coupables de « fautes caractérisées, négligence et non-respect des règles de sécurité ou de prudence ». Il aura fallu trois longs procès en correctionnelle pour qu’enfin justice soit rendue aux victimes. À noter, des militants associatifs se sont battus pour que les tribunaux reconnaissent la responsabilité de l’État dans cette affaire. Or, ils ont perdu, l’État ne sera pas inquiété « alors que ses services auprès du préfet n’avaient pas été assez rigoureux avec l’industriel pour l’inciter à respecter les arrêtés préfectoraux afin d’assurer la sécurité dans l’usine et autour », d’après Alain Marcom, sinistré, membre de l’association « Plus jamais ça ». Henry Farreny et Christian Moretto accusaient l’État « d’avoir violé la réglementation de façon répétée et durable » dans Toulouse, chronique d’un désastre annoncé, publié dès décembre 2001 chez Cépadues. Selon ces deux auteurs, la catastrophe était évitable.