Un entretien avec Mbae Tahamida Soly, réalisé par Alain Barlatier dans le cadre de la préparation de son prochain film qui s’intitulera Marseille(s),vagues nouvelles. La rencontre avec différents acteurs de la vie de la cité « dessinera un cheminement social, culturel, poétique et géographique de cette “ville- monde” ».


 

Soly, présente toi…

Je suis un médiateur culturel qui vient d’ailleurs, qui vient aussi de Marseille mais qui n’est pas très marseillais. Je suis né à Madagascar et j’ai vécu pendant toute mon adolescence sur l’île de la Réunion avant d’arriver ici. C’est ce qui a marqué mon histoire.

Je suis né en 1968. Madagascar était un pays indépendant formellement, mais très dépendant de fait de la France, l’ancienne puissance coloniale. Mes parents étaient des réfugiés économiques venant des Comores. À l’âge de 11 ans ma famille s’installe sur l’île de la Réunion, j’y resterai jusqu’à l’obtention de mon baccalauréat. J’arrive ici à Marseille, à la Savine où vivait mon oncle (le frère de ma mère) en attendant d’avoir une chambre en cité U à Aix-en-Provence. Je suis toujours resté en lien avec cette cité.

La Réunion c’était pour moi “trop petit”, l’horizon possible était bouché, je me sentais à l’étroit, mes rêves étaient limités. J’ai recherché une formation universitaire qui n’existait pas sur l’île pour pouvoir partir. Je m’oriente vers la filière Action Économique et Sociale. Pour des questions de papiers et de reconnaissance de ma nationalité, je n’ai eu mon bac qu’à l’âge de 22 ans. Mon père a du batailler ferme pour que l’État français nous considère comme des citoyens. Les Comores faisaient alors partie de la France.

Commençons par ton itinéraire…

J’atterris à la Savine (c’est une tradition d’accueil dans la culture comorienne). Mon frère était déjà sur place pour pouvoir faire des études “normales”.

Je fais la connaissance de cette partie de ma famille, de mes cousins et cousines…

J’étais déjà branché sur le hip-hop à la Réunion. Cette musique provenant des USA m’interpellait. Elle faisait écho à ce que j’avais connu à Madagascar où les références à l’indépendance, au colonialisme faisaient partie des nouvelles expressions malgaches notamment dans la jeunesse. J’essayais déjà d’imiter ces groupes, j’écrivais alors en malgache. J’arrive à la Réunion en pleine effervescence indépendantiste, nous sommes en 1981, c’est le temps de l’émergence des radios libres, des TV associatives, de la gauche au pouvoir en métropole.

Le hip-hop était pour moi une évidence, mais j’étais le seul rappeur de l’île. Je le découvre au travers de la télévision (TF1), des revues de l’époque, des cassettes…

Quand je m’installe à la Savine, je rencontre un pose de graffeurs (groupe d’artistes de rue) qui s’appelle B-Vice — dont la signification peut-être « Bloc Venant de l’Intérieur Comme de l’Extérieur »  mais aussi « Double Vice ». Je me lie avec eux. Il y avait beaucoup de monde dans ce collectif, certains étaient simplement là pour l’ambiance, la convivialité. Je retrouve trois amis que j’avais connus à l’école à Madagascar, Ali, Hassani et Youssouf. Ceux qui ne maîtrisaient pas le graff voulaient rapper. Moi, j’arrive avec mes textes (écrits à la Réunion) et mes cahiers. Je leur propose de les utiliser, et c’est parti. La section rap se crée et B-Vice devient aussi un groupe musical — les plus jeunes voulaient s’exprimer autrement. C’était un groupe composé de garçons de la cité, certains avaient l’âge d’être au collège ou au lycée. J’étais le « doyen » et je devenais l’auteur puis le compositeur. Je n’aimais pas me produire sur scène.

Les groupes rappaient sur les faces B des groupes américains (version instrumentale sans les paroles, c’est une tradition issue de la musique jamaïcaine). Atari1 a suscité une révolution dans ce domaine avec l’arrivée de la M.A.O. Cela permettait à des jeunes comme nous qui n’avaient pas de formation musicale académique de pouvoir composer leur propre musique. Je suis rapidement une formation dans ce domaine et me voilà parti pour composer aussi la musique de mes textes et devenir auteur-compositeur.

Il s’agissait de maîtriser la technique pour animer le groupe. Viendra ensuite la mode des samplers [instrument de musique électronique capable d’enregistrer des sons (échantillons) et de les rejouer à la hauteur voulue, Ndlr].

J’avais des mélodies dans la tête, j’avais une oreille assez juste et c’est venu naturellement.

En 1991 nous créons notre association, la Sound Musical School (SMS), premier centre culturel à l’usage de la rue. Mais les propositions du Centre Social ne correspondent pas à notre rythme de vie, à nos horaires de travail… En 1993 nous obtenons de la Logirem, le bailleur social, notre premier local : un T3 en rez-de-chaussée qui n’était plus utilisé. Auparavant nous répétions dans les halls d’immeuble, dans les caves, dans l’ancienne poste du quartier qui était désaffectée et que nous avions squattée…

Tout l’argent que nous avions, bourses, cachets issus de nos concerts, rémunérations de petits boulots… allait dans l’achat de matériel. La cotisation était obligatoire parmi nous. Nous nous produisions dans toutes les fêtes de quartier de Marseille, dans toutes les actions caritatives (Resto du cœur, Secours populaire…).

À quel moment avez-vous développé vos actions d’éducation populaire ?

Très naturellement, l’éducation populaire a fait partie de notre démarche. Nous nous sentions responsables de ces petits frères et petites sœurs. La musique, le graff, la danse étaient un moyen pour ne pas les laisser à l’abandon. Plus tard nous avons aussi intégré le sport dans nos activités. Le groupe de rap était en majorité d’origine comorienne, il était le reflet de la cité.

L’assassinat d’Ibrahim Ali par trois colleurs d’affiches du Front national, le 21 février 1995, a représenté une véritable rupture dans l’histoire du groupe. Peux-tu en parler un peu plus ?

Avant l’assassinat d’Ibrahim, B-Vice était un groupe frais, insouciant. Nous étions là dans cet esprit, certes de responsabilité, mais en même temps on ne se cassait pas la tête. Les problématiques sociétales étaient présentes mais c’était pour nous des mots, des textes. Il n’y avait pas de pression.

Après le 21 février, notre écriture devient sombre, les textes et la musique deviennent graves. Je composais pour d’autres groupes aussi — tout le monde venait à la Savine, car nous étions les seuls à Marseille à proposer ces activités sur le plan associatif. Tous ceux qui ont percé sur la scène hip-hop sont passés par la Sound Musical School et le studio.

Nous avions un besoin énorme de parler avec les autres. J’étais alors président de l’association. Il y avait aussi ce besoin de protéger les petits de toute cette folie médiatique qui s’est développée après ce drame. J’étais quelqu’un de l’ombre, je n’étais pas sur scène et j’ai été propulsé au devant par la force des choses. Je faisais le lien avec la société civile, les organisations antiracistes et j’ai occupé cette fonction de porte-parole. Nous étions invités dans les lycées, les facs, les centres sociaux, dans toute la France.

L’inauguration de l’Avenue Ibrahim Ali à Marseille (Photo Alain Barlatier)

Hassani (un membre du groupe) dit : « Nous avons arrêté de chanter pour nous et avons pensé aux autres. »

Cet assassinat nous a déplacé vers le champ social. Il ne fallait pas qu’il y ait un autre Ibrahim Ali, une autre victime du racisme. Nous avons mis de fait en réserve le côté artistique. Ce n’était pas un choix délibéré. Nous avons essayé de maintenir les dimensions de création et d’éducation populaire mais cela n’a plus été possible. Nous n’avions plus la “gnaque”, plus d’inspiration. Il y avait toujours cette boule en nous. Le groupe en tant que groupe musical a cessé d’exister en 1998. Tous ses membres sont devenus des animateurs culturels ; c’était l’époque des emploi-jeunes qui permettaient de recruter des danseurs, des animateurs d’atelier d’écriture, des DJ… Les gamins venaient de partout, de toute la région pour se former, travailler, enregistrer des maquettes. Aujourd’hui cela continue. Plusieurs générations de la scène marseillaise sont passées par chez nous (Algerino, Namor, les 45 Niggaz, les Psy 4 de la Rime, le Troisième oeil… puis Soso Maness, SCH, Jul …). Nous avons toujours privilégié la formation, le côté professionnel avec le recrutement de personnes qualifiées, en phase avec nos conceptions de l’action culturelle. Nous sommes d’ailleurs à la recherche d’un nouvel “ingé-son”.

Bien qu’il y ait de plus en plus de jeunes qui « créent dans leur chambre » avec le développement des technologies actuelles, le studio reste une nécessité si tu veux dépasser le cap de la mise en ligne de ton morceau sur YouTube. Il faut en passer par une équipe professionnelle comme la nôtre, qui plus est, n’a pas la prétention de faire du fric mais de répondre à un besoin.

Aujourd’hui, l’état d’esprit dans les cités a changé. La situation s’est considérablement dégradée, les trafics et la violence se développent… ce n’est pas la peine de faire un dessin. Penses-tu que le hip-hop peut contribuer à transformer cette énergie destructrice en énergie positive ?

Pour moi c’est une évidence. Notre rôle est d’encadrer les plus jeunes, les protéger des réseaux délinquants, leur donner des perspective pour grandir, mûrir. Les centres sociaux ne peuvent pas tout faire. Par exemple le Centre social de la Savine a fermé ses portes à plusieurs reprises. La seule structure qui a toujours fonctionné c’est les B-Vice. Nous avons résisté à tous les changements de majorité municipale, puisque nous n’étions liés à aucune. Nous avons toujours refusé de nous impliquer politiquement, bien que nous fassions de la politique au sens général du terme.

Nous avons toujours demandé aux autorités de nous juger sur notre savoir-faire, sur nos actes et nos résultats. Nous avons toujours refusé les démarches clientélistes qui font tant de mal. Notre mission est la formation et l’insertion des jeunes, nous ne sommes pas des porteurs de valise.

Quel est ton statut actuel ?

On nous a toujours réduits au rap alors que nous avons un véritable savoir-faire social. Nous ne sommes plus des petits jeunes et avons fait largement nos preuves depuis 30 ans.

Je suis salarié de la SMS en tant qu’animateur culturel. J’aide les groupes en formation, j’emmène des publics vers de nouvelles pratiques culturelles, je fais rencontrer des groupes culturels qui ne se connaissent pas. La SMS a plusieurs salariés : secrétariat, entretien, ingé-son, animateurs culturels. Nous avons été longtemps baladés entre le « social » et le « culturel » et nous voulons affirmer maintenant notre identité culturelle, même si évidemment notre positionnement est aussi social. Nous sommes soutenus de façon classique par la Drac, les collectivités locales (hormis la Région), la politique de la ville.

Quel regard portes-tu sur l’évolution du hip-hop aujourd’hui ? On dit souvent qu’il a cédé aux lois du marché, qu’il s’est commercialisé, qu’il a rompu avec les engagements des premiers temps…

Je dirai que son évolution est à l’image de notre société et il n’y a pas de raison que le hip-hop soit épargné. Mais les fondamentaux sont toujours là. Il y a des gens qui se battent, qui continuent de porter ces valeurs, de porter la philosophie du hip-hop qui éduque, qui ouvre les esprits au monde. Il faut que ces deux éléments existent. L’industrie du hip-hop permet de braquer les projecteurs sur cette culture et donc de nous rendre plus visibles dans les quartiers. Je n’ai rien contre Jul2, il vend ses disques — « ce n’est pas ma came » comme on dit —, il se produit, fédère et les jeunes se reconnaissent en lui…

Parlons de Soprano3. C’est toujours du rap ? Comment tu vis cela ?

Non, c’est de la variété, mais je l’admire, je lui tire mon chapeau. Je dis toujours que c’est un rappeur, il vient de là. Tu lui donnes un micro pour rapper, il te fume. Ce n’est pas cela la question. On est rappeur à vie. Il est dans une industrie qui lui permet d’avoir un public hyper large, il porte un message très positif. C’est un peu notre étoile à nous. Il met tout le monde d’accord. Il en est arrivé là parce que nous sommes multicarte. On peut tout faire. Il n’a pas rompu avec ses origines, c’est une bête de scène. Il sera toujours en accord avec cette conception de la vie. Il en est de même pour les autres artistes.

Mais il faut dire qu’il y a eu aussi une rupture de transmission au moment où le rap est devenu “bankable” [négociable en banque, Ndlr], quand tout le monde a rêvé de disque d’or. La rupture s’est faite à ce moment.

Les jeunes d’aujourd’hui sont nés là-dedans mais ils se sont faits tout seuls, sans la philosophie du hip-hop mais pas contre elle. Ils ont tout de même écouté les grands frères. Il leur a manqué un accompagnement de terrain pour les faire grandir.

On peut dire tout ce qu’on veut de Jul, mais lui aussi met tout le monde d’accord. Il y a toujours cette éducation au rap à Marseille et dans les autres villes de France et de Navarre. Tu vas dans les concerts, tu écoutes les grands anciens… Tu es obligé d’en passer par les classiques sinon tu es “has been”. Il faut ce que tu connais, ce qui s’est déjà fait avant de créer.

Comment envisages-tu le croisement des cultures, le métissage de celles-ci ?

Le métissage est une évidence. J’espère que cette Maison (du hip-hop) future permettra de faire des connections avec les autres formes d’expression. Nous avions déjà connu cela avec B-Vice qui avait collaboré avec des rockers, des jazzmen. Je travaille aujourd’hui avec des orchestres de musique classique ou de musique traditionnelle. Je multiplie les rencontres, les croisements, je slame avec des gars qui pratiquent la musique gnawa. Cette Maison n’aura de sens que si elle s’ouvre à toutes ces formes-là, un peu comme le fait en région parisienne la chanteuse Casey. Rappeuse pure et dure à la base, elle mélange aujourd’hui rap et rock. Ce n’est pas bon de tourner en rond et de rester dans l’entre-soi, en particulier dans la cité.

Et la place des filles ?

Cela évolue trop lentement. Le rap reste une musique de mecs dans son ensemble, encore une fois à l’image de la société dans laquelle il se développe. Les femmes ont toujours été reléguées à la maison, les garçons traînent jusqu’à pas d’heure dehors alors que les filles ont interdiction de sortir. Le rap a hérité de cela aussi. Le rap, à la base, est une musique de « terre-terre » comme on dit ; il s’est construit sur le terrain avec des connections assez sauvages. C’est un milieu très viril, même les filles disent « ce n’est pas pour nous ».

Les rappeurs ont joué le rôle de lanceurs d’alerte. Ils n’ont pas été entendus et aujourd’hui on ne peut que constater la gravité de la situation sociale, l’importance des trafics, de la drogue, le drame des règlements de comptes…

J’ai toujours pensé le rap comme une forme de conscientisation, un outil pour alerter les citoyens, les petits frères et petites sœurs sur les dangers de la société. Nous n’avons pas été entendus par les politiques composés à 90 % de « blancs occidentaux » qui sont étrangers à ces problèmes, ces situations. Ils n’ont vu que « Nique la police » quand nous disions « Protège tes enfants ». Nous avons dressé le constat. Les propositions pour générer de l’emploi, de la solidarité, c’est aux politiciens de le faire. Ils ne nous ont pas écoutés, les médias n’ont pas compris non plus ce qui se passait. Les réseaux de drogue embauchent plus que Pôle Emploi. Nous sommes des chroniqueurs de la vie, nous essayons avec nos moyens d’amener la paix sociale.

Mais vous y êtes arrivés en partie ?

Auparavant on arrivait à faire de la prévention aussi bien sur la consommation de drogue que la vente. Aujourd’hui le combat est plus dur. Nous connaissions une forme de dialogue avec la police de proximité. Nous travaillions avec le Comité Communal de Prévention de la Délinquance. Depuis, Sarkozy est passé par là, [les autres présidents lui ont emboîté le pas, Ndlr]. On a des médias d’extrême droite qui jettent de l’huile sur le feu, des cinéastes comme le réalisateur de Bac Nord qui décrivent les quartiers comme des rassemblements de bêtes sauvages… Cela me révulse. On a transformé des ripoux en héros.

En tant que citoyen, comment imagines-tu sortir de cette spirale mortifère ?

Je ne pense pas que les pouvoirs publics aient la volonté d’éradiquer ce problème. Que deviendraient tous ces flics qui ont été formés à cette violence ? Que vont devenir ces institutions qui sont gangrénées par des fachos, des réacs. Il faut revenir à la police de proximité. Il faut aussi légaliser le cannabis pour tarir le trafic et faire de cette résine un produit contrôlé sanitairement, fiscalement comme l’a fait l’État pour le tabac et l’alcool. Cela créerait de vrais emplois, cela rapporterait de l’argent au Trésor public. Cette hypocrisie a assez duré.

L’espoir c’est de donner du travail aux gens, leur faire une place dans la société. Qu’ils arrêtent de nous parler d’islam, mais qu’ils créent des emplois pérennes, qu’ils défendent les acquis sociaux. Qu’ils luttent contre la délinquance en col blanc qui gangrène le pays. Ce n’est pas normal que des gens qui trichent ne soient pas punis. Ou alors quand ils le sont, la punition se limite au port d’un bracelet électronique. On va condamner un gars qui vole de quoi faire manger ses enfants et on va laisser tranquille tous ceux qui détournent des millions d’euros. Le Front National se nourrit de cela. On ferme les yeux sur l’évasion fiscale et on poursuit et fustige le pauvre trafiquant du RSA.

On a toujours l’impression que le hip-hop existe dans un milieu social donné (celui des quartiers populaires, des cités, des jeunes issus de l’immigration toutes origines confondues). Ne pourrait-il pas entrer dans une structure institutionnelle comme un conservatoire ? Faire du rap comme on fait du clavecin. Il y a des écoles de jazz, de musique électronique, pourquoi pas des formations de rap à ce niveau ?

Je souhaite développer toutes les connections possibles, mais le rap ne peut pas être quelque chose d’hyperacadémique, il doit rester populaire. Les formations musicales sont très élitistes, c’est ouvert à tous sur le papier, mais en réalité… Il faudrait que des profs. du conservatoire viennent enseigner dans les quartiers. C’est ce qui est en discussion avec Raphaël Imbert, le directeur du conservatoire.

Je préfère toutefois que le rap reste underground, accessible à tous, qu’il reste aussi une culture de la débrouille. Avec rien on en a fait quelque chose. Je crains que cela soit récupéré. Il faut que cela raconte la vie. Quand il est institutionnalisé, il peut devenir « une vue d’en haut ». Si nos politiciens avaient écouté un peu plus de rap dans leur vie, peut-être qu’il n’y aurait pas tous ces maux, cette drogue, ces trafics. Mais ils n’écoutent rien, ils n’écoutent pas la cité, les milieux populaires.

Le hip-hop est une forme culturelle qui touche toute la jeunesse et les générations qui l’ont précédée. À l’époque on l’on sent une montée des communautarismes, le hip-hop reste une forme d’expression culturelle transversale et les pouvoirs publics sont toujours sur la réserve alors qu’ils devraient l’accompagner et favoriser son expression.

C’est une culture de terrain qui rassemble énormément de monde. Les institutions l’ont toujours perçue comme une culture de ghetto, celle des arabes et des noirs.

Ce qui est faux !

Ce qui est faux évidemment. Le milieu du hip-hop se méfie à juste titre des politiciens car il a toujours été utilisé pour une circonstance, le temps d’un happening, pour acheter la paix sociale du moment. Alors que c’est un outil qui pourrait rassembler les gens, améliorer les choses, favoriser le dialogue. On nous a toujours utilisés comme des animateurs de centres sociaux et pas comme acteurs culturels. Le hip-hop n’a jamais été aidé dans son développement qui s’est fait envers et contre tout. Nous restons toujours dans un espèce de rapport où le financeur finance si l’artiste va dans son sens. Le milieu politique ne s’est jamais penché sur ce phénomène planétaire et ne réfléchit qu’en termes d’instrumentalisation.

Mais cette culture peut-elle à la fois rester dans le domaine de l’underground et légitimement revendiquer une reconnaissance publique ?

Le hip-hop a grandi, s’est même institutionnalisé dans certaines régions, des chercheurs se sont penchés sur lui, mais cela ne veut pas dire que l’underground disparaît (comme pour le rock par exemple). Au départ nous n’avions pas de vision « économique » du rap. Les maisons de disques ont saisi cette occasion et des “hip-hopeurs” se sont dit « on peut en faire un métier ». Le soutien institutionnel aiderait à la construction de projets avec les adolescents, les jeunes artistes.

Peut-on parler de « faire respecter cet underground » ?

Oui, une reconnaissance et un respect, dire « vous avez fait du bon travail ». Tous ces gens ont créé et en même temps ont fait le boulot de milliers de travailleurs sociaux. C’est un formidable outil d’émancipation permettant du bien-vivre ensemble, de belles rencontres …

À Marseille cela signifie quoi cette demande de reconnaissance ?

Il faut partir de l’existant, le renforcer, aider ces acteurs, multiplier les groupes de travail et de création, favoriser les ateliers d’écriture. Il s’agit de donner de la force à ceux qui portent cette culture à Marseille, tout d’abord.

Dans un deuxième temps, la proposition de construction d’une Maison du hip-hop avec tous ces réseaux donnerait plus de visibilité sur la ville et donc renforcerait les actions de terrain. Il y a beaucoup d’artistes en galère qui méritent d’être soutenus. Cette Maison n’aura de sens que si elle est portée par tout le mouvement.

Il y aurait quoi dans cette maison ?

Tout d’abord un travail de recherche sociale et historique, la création d’une mémoire en revenant en arrière pour assoir la philosophie du hip-hop. Évidemment cela doit aller de pair avec l’organisation d’activités vivantes telles que des ateliers de danse, de graff, d’écriture, de composition. Faire des concerts, des manifestations, organiser des conférences…

Apparemment nous avons une municipalité qui est à l’écoute et qui a la volonté de le faire. En a t-elle les moyens ? C’est une autre histoire. De toutes façons, je n’attends pas cette grande maison pour avancer.

Et les autres interlocuteurs ?

 Pour l’instant, c’est silence radio du côté du Département, de l’État, de la Région.

Mais est-ce que ce n’est pas à vous tous de prendre l’initiative et de définir un schéma global pour inverser la démarche ? Est-il possible de fédérer toutes les énergies pour aller dans ce sens ?

Le rêve serait que tous les groupes se mettent autour d’une table pour en discuter et fassent des propositions. Le rêve ce serait ça. Qu’en pensent les têtes d’affiche du mouvement ? Mélanger acteurs et politiques génère de la méfiance. En face nous sommes divisés, chacun court après ses urgences. Cela aurait de l’allure d’aller ensemble voir les élus et de leur dire « voilà le projet que nous voulons ».

Pour finir, quelles sont tes perspectives artistiques ?

J’ai écrit avec Salim Hatubou une pièce de théâtre sur les kwassa-kwassa : Kwassa-kwassa. Pour le paradis et même pour l’enfer. Il s’agit de ces barques de pêche qui transportent les migrants entre les différentes îles des Comores vers Mayotte (territoire colonial français). Depuis 1995, il y a eu entre douze et quinze mille morts victimes de noyade. Cette pièce parle d’une façon universelle de l’immigration. Je la produis avec un artiste nigérian et un musicien algérien. Je pars toujours de l’exemple de ma communauté, de mon expérience vécue. Mais je pense que l’individu est universel. Les noyés de l’Océan Indien et ceux de la Méditerranée ont connu le même sort.

J’ai la même démarche avec un autre travail d’écriture au sujet des règlements de comptes à Marseille. Je parle de l’histoire d’un père comorien qui, venu en France pour un avenir meilleur, retourne au bled pour enterrer son fils. Je voudrais aussi en faire un spectacle visible par tous.

Sur le plan professionnel je continue chez B-Vice à La Savine. J’essaie de développer les ateliers d’écriture dans le maximum de Centres sociaux ou de Maisons Pour Tous à Marseille et dans la région. J’ai aussi un roman en route.

J’essaie d’être utile à moi-même tant que je suis vivant. Faire le maximum de choses pour les autres avant de partir.

Entretien réalisé par A.B.

Notes:

  1. Micro-ordinateur personnel conçu par la firme américaine Atari, dont le succès commercial a marqué la deuxième moitié des années 1980 et le début des années 1990, ayant permis l’essor de la musique assistée par ordinateur (MAO) et la démocratisation de la norme MIDI (Interface numérique d’instrument de musique).
  2. Jul, stylisé JuL est un rappeur, chanteur et auteur-compositeur-interprète marseillais.
  3. Soprano, chanteur et compositeur marseillais, débute dans le rap avec le groupe Psy 4 de la rime à la fin des années 1990 et courant des années 2000.
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