Le projet de loi « vigilance sanitaire », qui prolonge l’état d’urgence et « la possibilité de recourir au pass sanitaire » jusqu’au 31 juillet 2022, est actuellement examiné au Parlement. En place depuis le 5 août dernier, le dispositif d’exception, initialement prévu jusqu’au 15 novembre 2021, a tendance à se pérenniser. Au-delà de la vaccination, spécialistes du droit, politiques de tous bords et membres de la société civile s’inquiètent de la méthode de l’exécutif qui limite le contrôle parlementaire et législatif.
« Imposée par Emmanuel Macron, sans autre concertation préalable que celle du Conseil de défense sanitaire, et présentée comme unique alternative à un nouveau confinement, l’introduction de ce pass sanitaire soulève des interrogations majeures, qui ne peuvent être résumées à un affrontement entre partisans et adversaires de la vaccination », estime dans une tribune au journal Le Monde un collectif de personnalités dont Paul Cassia, professeur de droit et l’historien et politologue Patrick Weil.
Alors que les Français de tous horizons défilaient nombreux en pleine période estivale contre le pass sanitaire, la restriction des libertés, mais aussi contre la politique sociale du gouvernement, Emmanuel Macron ciblait et fustigeait la violence radicale des “antivax”, « quelques milliers de citoyens en perte de sens » qui osent dire que le pays est devenu une dictature sanitaire : « Nous n’avons jamais suspendu la vie parlementaire et toutes les mesures restrictives ont été votées par la loi. Nous sommes le seul pays qui a eu autant de contrôles parlementaires pendant la crise. Nous sommes le seul pays d’Europe dont les ministres sont convoqués devant le juge en temps de crise. »
Si le gouvernement maintient quelques mois plus tard sa position, il est difficile aujourd’hui de faire passer la controverse pour une simple opposition à la vaccination, venant d’une poignée de réfractaires menée par l’extrême droite confusionniste et obscurantiste.
La contestation populaire s’inscrit dans le temps et prend de l’ampleur dans les DOM-TOM et en métropole. On assiste au retour des Gilets jaunes et leurs revendications sociales n’ont pas changé. Mais aussi, depuis le projet de loi “vigilance sanitaire”, les voix de l’opposition s’élèvent plus nombreuses contre le mode de gouvernance d’Emmanuel Macron qui, en centralisant le pouvoir, affaiblit les institutions et accroît les tensions sociales et politiques.
Pass sanitaire : un décret “contre la loi”
Le président de la République avait pourtant déclaré, le 29 avril 2020, qu’il n’y aurait pas de pass sanitaire pour les Français (propos réitérés par Olivier Véran, ministre de la Santé, devant le Sénat en 2021).
Après sa défaite électorale, lors de son allocution du 12 juillet dernier, Emmanuel Macron change son fusil d’épaule et durcit le ton : pour endiguer la montée des cas positifs dus au variant Delta, il annonce la vaccination obligatoire pour les professionnels travaillant au côté des personnes fragiles et de nouvelles mesures de restrictions, mais aussi la reprise des réformes sur la retraite et sur l’assurance chômage.
Le 21 juillet, le gouvernement présente son projet de loi relatif à la crise sanitaire visant à amener tous les Français à se faire vacciner. Il commence par mettre en place par décret ministériel, le 19 juillet, un pass sanitaire pour accéder à tous les lieux contenant plus de 50 personnes (cinémas, musées, théâtres, salles de sport…).
Serge Slama, juriste et professeur en droit public, qui voit « une stratégie de l’électrochoc » dans ces annonces, explique dans un billet d’humeur que ce décret va à l’encontre de la loi en vigueur jusqu’au 30 septembre 2021 qui stipule que le pass sanitaire n’est obligatoire que pour les “grands rassemblements”. « Ces garanties, précise-t-il, avaient permis la validation du principe du pass sanitaire par le Conseil constitutionnel, dès lors qu’il ne concernait que ces grands rassemblements… ».
Plusieurs juristes et organismes de la culture se sont portés devant le Conseil d’État pour contester ce décret. Le référé Liberté de Sophie Mazas, avocate au barreau de Montpellier et présidente de la Ligue des Droits de l’Homme de l’Hérault, invoquait les atteintes à la vie privée et familiale, la liberté individuelle, mais aussi le fait que « l’État a dépassé le cadre légal ». « Ce décret a été imposé aux Français contre la loi en cours, contre le pouvoir législatif, ce qui constitue une violation de la séparation des pouvoirs », explique-t-elle à altermidi.
La plus haute juridiction de France a débouté, dans l’urgence, tous les recours en un jugement commun et a conclu : « En l’attente d’une nouvelle loi et compte tenu de la récente dégradation de la situation sanitaire, le Premier ministre avait le pouvoir de prendre une telle mesure. »
Pour Sophie Mazas, « l’état d’urgence justifie tout. Le pouvoir exécutif a pris le dessus sur le pouvoir législatif : par nature, un pouvoir va chercher à atteindre son objectif politique. Depuis la pandémie, il peut légiférer par ordonnances et par décrets, mais les conséquences sont importantes et touchent des pans entiers de l’économie et de la population. Il est important, au-delà de la critique de la couleur politique, de rétablir un système parlementaire qui va au bout des choses. Le Parlement, qui vote les lois, doit avoir une vision sur le long terme de préservation des libertés publiques. Pourtant, le flou persiste ». L’état d’urgence sanitaire qui confère les pleins pouvoirs à l’exécutif a été prolongé plus de dix fois depuis le début de la crise sanitaire.
L’exécutif en mode « formule 1 »
Emmanuel Macron remplit son mandat à un rythme soutenu. Il va vite, très vite, pour imposer sa politique, ses réformes, ses lois, et n’aime pas perdre de temps en longs débats avec une administration et des institutions estimées bien trop lentes : ordonnances, 49.3, décrets ministériels, parfois contra legem1, projets de lois d’exception propulsés en procédures accélérées devant le Parlement et les instances garantes de l’État de droit et des libertés fondamentales… « L’idée de Macron c’est de dire que pour être fort, il faut passer vite », explique Pierre Ouzoulias, sénateur communiste. « Pour lui, les parlementaires ne servent à rien, notamment au Sénat où on est vu comme archaïque, et donc comme sans intérêt. »
Le pouvoir en solitaire
Emmanuel Macron se pose en homme providentiel face aux situations difficiles. Le chef de l’État a fait des Conseils de défense et de sécurité nationale son principal outil de gestion de crise depuis son investiture : terrorisme, climat, épidémie de Covid-19, toutes les décisions importantes sont prises en son sein avant d’être soumises au Conseil des ministres.
Convoqué par le président de la République, le Conseil de défense et de sécurité nationale se réunit de façon quasi-hebdomadaire depuis 2020. Ce comité restreint se distingue par son manque de transparence puisque les réunions se tiennent sous le sceau « secret défense », que les téléphones y sont interdits et que les participants s’exposent à des poursuites pénales s’ils révèlent tout ou partie des discussions qui y ont lieu. Il n’y a pas d’ordre du jour ni de comptes-rendus publics.
Pour l’opposition, ce comité a pratiquement remplacé le Conseil des ministres notamment dans la lutte contre le coronavirus. Il est d’ailleurs programmé juste avant. Cette centralisation est mal perçue, à droite comme à gauche : « Le Haut conseil de défense, c’est ce qui est en train de remplacer le Conseil des ministres en ce moment, c’est ça ? », demandait au Sénat le 22 septembre 2020, Xavier Bertrand, Divers droite et président de la région Hauts-de-France. Dans une tribune au JDD, J.L. Mélenchon souligne que ce conseil est majoritairement formé de spécialistes de la sécurité du territoire et non pas de la santé. Pour Yannick Jadot, député EELV, « Emmanuel Macron décide seul avec quelques conseillers ». Chloé Morin, analyste politique, dénonce pour sa part « une conception monarchique du pouvoir qui met le pays en état “d’apathie démocratique” ».
Nombreux sont les opposants qui insistent sur cette concentration du pouvoir jugée opaque. Ils pensent que les conditions nécessaires à la délibération sur des questions fondamentales engageant les libertés individuelles et publiques ne sont plus réunies. L’Élysée estime n’avoir jamais oublié le contrôle démocratique, « les décisions étant traduites en texte de loi et soumises au Parlement ». Oui, mais de quelle façon ?
Examen des projets de loi : la banalisation de la procédure accélérée
La Défenseure des droits, Claire Hédon, avait pourtant « appelé de ses vœux l’organisation d’un débat démocratique public de fond2 » et avait regretté vivement « le choix d’une procédure accélérée compte-tenu de l’ampleur des atteintes aux droits et libertés fondamentales prévues par ce projet de loi, ainsi que du caractère inédit de certaines dispositions qu’il comporte ».
Présenté le 21 juillet dernier, le projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire a été adopté six jours plus tard et validé le 5 août par le Conseil constitutionnel sans qu’il ait pu être débattu dans l’essentiel par le législatif. Le choix de la procédure accélérée, procédure dérogatoire et exceptionnelle qui permet d’abréger les réflexions et les discussions parlementaires pour faire voter une loi rapidement, se banalise sous le gouvernement Macron. Les projets les plus importants sont concernés (loi organique rétablissant la confiance dans l’action publique, loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, loi prorogeant l’application de la loi relative à l’état d’urgence…)
La pratique ne passe plus auprès des parlementaires de tous bords, dont certains dénoncent le mépris affiché de la part du gouvernement pour leur fonction depuis 4 ans. « On est habitué à des procédures à la va-vite, mais là on a eu le texte quelques heures avant », explique à Public Sénat Raymonde Poncet du groupe écologique. « Macron prend des décisions seul et nous on doit suivre. Ce n’est pas du travail parlementaire, il nous aurait fallu un mois pour étudier les enjeux de ce texte qui touche aux libertés fondamentales », déclare Pierre Ouzoulias, sénateur communiste. « Nous avons eu le texte remanié de l’Assemblée nationale vendredi matin, et le même jour à 20h30 nous devions avoir rendu nos amendements », renchérit Sylviane Noël, sénatrice du petit groupe LR qui a voté contre ce texte jugé « liberticide ».
Des dispositifs exceptionnels qui se normalisent
La loi “vigilance sanitaire” (possibilité de recourir au couvre-feu, au confinement, à l’interdiction des rassemblements, durcissement des sanctions pour fraude, accès au statut vaccinal des élèves…), qui prévoit la prolongation de l’état d’exception et du pass sanitaire jusqu’au 31 juillet 2022, est actuellement débattue par les parlementaires.
Si le texte est promulgué tel qu’il a été validé par l’Assemblée nationale dans la nuit du 20 au 21 octobre, à 135 voix pour et 125 contre (il y a 577 députés), il prorogera les pleins pouvoirs de l’exécutif, notamment sans aucun contrôle parlementaire pendant la période électorale. Tradition républicaine, l’Assemblée nationale doit cesser ces travaux pour la période électorale de fin février jusqu’aux législatives en juin 2022. Ce qui permettra au gouvernement d’éviter un nouveau débat sur la question des libertés fondamentales et de l’État de droit juste avant la présidentielle.
En tout état de cause, les sénateurs, par un vote majoritaire de droite, ont validé un texte largement réécrit en commission. Le pass sanitaire serait limité aux départements n’ayant pas atteint un taux de vaccination de 80 % de la population éligible et dans lesquels une circulation active du virus est constatée. Invoquant le secret médical, les sénateurs ont enlevé, entre autre, la disposition permettant aux directeurs d’établissements scolaires de connaître le statut vaccinal des élèves. Ils se sont prononcés pour une prolongation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 28 février.
Après le vote sénatorial, la commission mixte paritaire se réunira ce mardi. Elle devra tenter de trouver un compromis. En cas d’échec, ce qui est probable, l’Assemblée nationale, acquise à la majorité présidentielle, aura le dernier mot le 5 novembre. Olivier Véran maintient sa position. Il estime ne pas avoir « assez de recul à ce stade » pour se « priver d’un outil fonctionnel […] très bien accepté par les gens ».
Christophe Castaner, patron des députés de LREM, a rappelé ses troupes à l’ordre afin qu’elles soient présentes dans l’hémicycle. « Il y a eu le Conseil de défense et allez hop, on repart pour quasiment un an de pass sanitaire, d’urgence sanitaire, sans contrôle démocratique, c’est proprement inacceptable », a déclaré Sophie Taillé-Polian, sénatrice écologiste du Val-de-Marne. «[…] Nous discutions de la préservation de l’État de droit. La Constitution n’est pas abolie par l’épidémie. Ce que nous voulons, ce sont des arguments juridiques, pas des arguments médicaux », a souligné Pierre Azoulias. À la suite du vote de l’Assemblée, le Conseil constitutionnel sera saisi.
Notes:
- Contra legem (contre la loi) s’emploie pour caractériser l’arrêt, l’interprétation législative, la coutume, l’usage, la pratique que l’on estime contraire à la loi écrite. Dans l’interprétation des lois, on appelle interprétation (véritablement) contra legem l’interprétation illicite que fait une juridiction contre la lettre et contre l’esprit du texte légal.
- Avis n° 20-10 du 3 décembre 2020 rendu dans le cadre de la prorogation de l’état d’urgence sanitaire.