Un dialogue imaginaire entre un « conseiller scientifique en santé environnementale » et un citoyen résident autour du golfe de Fos, confronté professionnellement aux problèmes environnementaux et à leurs répercussions sur la santé des riverains. Investi dans des associations de lutte contre les pollutions, l’auteur a choisi un ton volontairement humoristique et décalé, pour illustrer toute la situation ubuesque, et pour parler simplement de notions techniques parfois compliquées.
Cette contribution est à relier avec l’article paru dans notre magazine altermidi le mag#2, « Quand les riverains se rebiffent ».
» Monsieur le Ministre s’il vous plait
- Je ne suis pas ministre Monsieur, je suis Amédé Rogassion, conseiller scientifique des ministères en santé environnementale. Monsieur ?
- Eugène Modifiet, propriétaire d’une plantation de poules à 300m d’un complexe pétrochimique, recevant tous leurs polluants en cas de mistral, et on m’a conseillé de venir à ce colloque public sur santé/industries pour aborder et tenter de trouver une explication au fait que mes poules ont des dents ! On m’a dit que cela pourrait avoir un rapport avec les polluants du site.
- Mais en quoi cela vous inquiète-t-il, Monsieur Modifiet ?
- D’abord Monsieur le ministre, ma grand-mère m’a toujours dit : « Eugène, le jour où les poules auront des dents, il faudra vraiment que tu t’inquiètes, car ça voudra dire qu’il y a réellement quelque chose qui tourne pas rond sur notre territoire » . Et puis, Monsieur le ministre, mon fils est né avec une malformation néonatale, et à priori il n’est pas le seul, dans la région. Il est bizarrement né avec une seule fesse ce qui, vous imaginez bien, n’est pas simple à gérer, obligé de se balader avec une pompe à vélo pour regonfler la prothèse à chaque fois que sa fesse s’affaisse. Mon pédiatre a suspecté, sur la base d’études récentes concernant ces malformations, une origine environnementale et certaines substances telles que les perturbateurs endocriniens, et notamment les polluants CMR 1» présents sur notre site et aux alentours. Je n’avais pas poursuivi de démarches particulières à l’époque, mais là, il s’agit de mes poules Monsieur le ministre, et à travers mes poules, c’est toute la population qui peut être concernée !
- Je vous arrête tout de suite M. Modifiet, ces substances ne peuvent en aucun cas être présentes à des doses toxiques pour la santé.
- Et pourquoi donc ?
- Parce qu’il existe des règlementations qui n’autorisent pas leurs émissions à des taux dangereux pour la santé.
- Donc l’Etat a règlementé toutes ces substances ?
- Et non, Monsieur, pas toutes. Ne sont règlementées que les substances…règlementées ! Si vous croyez que l’ Etat a les moyens et la volonté politique de tout règlementer, y compris les polluants émergents, vous vous trompez lourdement ! Car il doit également prendre en compte les enjeux financiers, économiques, l’emploi, et d’autres qui ne sont pas compatibles avec des contrôles contraignants stricts et des restrictions tout azimut.
- Mais l’ Etat ne doit-il pas être le garant de la santé de la population et de mes poules plutôt que la santé des multinationales et de leurs actionnaires ?
- Oui bien sûr, c’est pourquoi il existe une réglementation pour certaines substances.
- Pour ces produits, la réglementation garantit-elle l’élaboration de normes fiables, issues d’études indépendantes et validées par des agences sans experts présentant d’éventuels conflits d’intérêts avec les industriels ?
- Monsieur, les agences sont confrontées le plus souvent à l’absence d’études à moyen et long terme ne permettant pas, par exemple, l’appréciation des phénomènes de bioaccumulation dans les organismes, car ces études sont le plus souvent incomplètes et ne peuvent être menées faute de financements. Ce qui fait dire à certains scientifiques indépendants, donc suspects, que les normes sont le plus souvent fonction, non pas du risque sanitaire, mais du risque économique et de l’action des lobbys, ce qui explique qu’elles sont souvent fluctuantes et ne constituent en rien une sécurité ! Elles peuvent tout juste servir de garde-fou.
- Mais enfin Monsieur, il y a des études toxicologiques qui montrent que le dioxyde de soufre serait toxique dès le taux de 6 ng/m3 alors que votre norme est fixé à 50 ng/m 3. Et d’autres études montrent que certains indicateurs de risque à long terme sont supérieurs au seuil de vigilance pour les effets cancérigènes d’au moins 4 polluants (benzène, 1,3 butadiène, 1,2 dichlorométhane, particules de diesel).
- Méfiez-vous des études indépendantes, elles ne sont pas validées par les industriels.
- Et pourquoi les normes françaises et européennes sont-elles beaucoup plus laxistes que celles de l’OMS ou d’autres pays ?
- Parce que les normes européennes sont le résultat d’un consensus politique prenant en compte également les intérêts économiques, financiers et d’emplois, contrairement à l’OMS qui ne prend en compte que des études purement scientifiques sur les risques sanitaires.
- Et pourtant, vos normes sont mises à rude épreuve puisqu’une étude de Santé publique France estime que 85 à 99% des hospitalisations et décès pour causes cardiaques attribuables à la pollution le sont à des concentrations de particules ne dépassant pas les seuils d’alerte.
- Il doit y avoir des trous dans la raquette.
- Mais rassurez moi, pour les polluants règlementés, les contrôles sont stricts au moins ?
- En effet, ils sont très stricts puisque nous avons décidé que les usines classées2 sont soumises à un régime très encadré …d’autocontrôle, dont les résultats doivent être remis au service de la DREAL3 qui doit s’assurer du niveau d’émission sur la base des données qui…leur sont donc transmises par les industriels !!! Encore ne s’agit-il que des émissions au niveau des cheminées, dites émissions canalisées, et pas des émissions diffuses dont les émissions fugitives, alors qu’une étude du CNRS quantifie ces émissions au même niveau que les émissions canalisées.
- Donc, les industries les plus polluantes s’autocontrôlent et déclarent elles-mêmes leurs émissions de polluants ! Quid de leurs émissions réelles grâce à ce passe-droit qui a d’ailleurs été dénoncé dans le nouveau rapport de la Cour des comptes, et dont un référé de la Cour en 2015 souligne les limites ? C’est la politique du « pas vu, pas pris ».
- Les industriels sont des gens responsables qui ne s’autoriseraient pas à mettre en danger leurs propres salariés, les riverains et vos poules pour de vulgaires profits financiers.
- Ils ne sont en aucun cas autorisés à dépasser les normes existantes ?
- Si, parfois.
- Comment cela, parfois ?
- Ils peuvent demander à l’ Etat de bénéficier du régime de dérogations lorsqu’il n’existe pas d’autres procédés technologiques ou produits alternatifs moins polluants que ceux qu’ils utilisent, ou bien quand les investissements financiers nécessaires pour les mettre en place ne sont pas supportables.
- Mais qui décide de l’existence de technologies ou de produits moins polluants ?
- Les industriels via leurs lobbys présents dans les différentes institutions concernées.
- Et pour la supportabilité des investissements financiers ?
- Leurs actionnaires.
- Moi Monsieur, quand mes poules pondent des œufs, j’en assure le suivi, mais quand c’est l’Etat qui pond des textes, c’est pas lui qui en assure le suivi ! Ce sont des coquilles vides.
- Pas du tout Monsieur, car l’Etat, via l’inspection du travail, assure parfois des « visites impromptues » sur les sites, certes rares vus la diminution drastique du nombre d’inspecteurs, et qui sont difficiles à mettre en place, ce qui, malheureusement, nécessite souvent de prévenir les industriels de la survenue d’un contrôle.
- Et peut-on avoir accès à leurs rapports d’inspection ?
- Non, une instruction ministérielle (2017) a prévu une restriction de l’accès aux informations relatives aux sites classés ICPE, et peu d’informations sont accessibles au public en dehors des personnes « habilitées ».
- Pourquoi donc ?
- Pour ne pas donner du grain à moudre, non pas à vos poules, mais à certaines associations qui pourraient porter plainte contre l’inaction de l’Etat et pour empêcher certains journaux de s’emparer de ces informations et d’écrire un article relatant cette véritable entrave à l’information des citoyens.
- Mais à vouloir cacher les risques sanitaires pour permettre des profits, ne joue-t-on pas à une partie peu reluisante de « cache-cash » ?
- Vous ne semblez pas convaincu de la préoccupation obsessionnelle des industriels concernant les risques environnementaux et sanitaires de leurs salariés, des riverains et de vos poules.
- Et qu’est ce qu’ils encourent en cas d’infraction ?
- D’abord, ils reçoivent un courrier, vous imaginez très salé et dissuasif, sous la forme d’injonction de mise en demeure de se mettre en conformité dans les plus brefs délais.
- Et sinon ?
- Ils encourent de très lourdes et dissuasives sanctions financières comme cette multinationale qui fait des milliards d’euros de chiffre d’affaires et qui vient d’être condamnée à payer une amende astronomique de 30 000 euros, oui je dis bien 30 000 euros, pour des relevés par des agents d’inspection de taux jusqu’à 10 fois supérieurs aux valeurs limites d’émissions. Malheureusement, la justice européenne a récemment condamnée la France car, à ce jour, une quinzaine de territoires connaissent des situations de dépassements récurrents et structurels des normes de qualité de l’air concernant le NO2 et les particules fines, même le Conseil d’ Etat s’y est mis ! Nous obligeant à étudier les différents leviers à notre disposition pour contourner ces règlementations.
- Avec ce montant des amendes, le principe du « pollueur payeur » reste un vieux pneu.
- Vœu pieux ou pas, ça dépend de quel côté on se place
- Mais revenons aux autorisations de dépassements d’émissions. En dehors des dérogations, existe-t-il d’autres autorisations à polluer ?
- Oui, il existe ce qu’on appelle dans notre jargon le « mode dégradé » qui autorise les industriels à ne pas déclarer ni mesurer leurs émissions dans certaines conditions telles que les arrêts, les redémarrages, les fuites, les arrêts impromptus lors de dysfonctionnements, etc… générant ainsi des pollutions qui ne sont pas du tout prises en compte, mais qui sont parfois ressenties par les riverains quand de nombreux symptômes d’irritations sont constatés sur une même population au cours de ces « périodes particulières ».
- Je tiens vraiment à vous remercier d’ores et déjà pour toutes ces règlementations, mais pourquoi il n’existe pas de réglementation pour tous les autres polluants y compris, ceux qui sont émergents ?
- Peu de réglementation car il existe peu d’études de toxicité pouvant permettre des évaluations réelles de risque sanitaire et environnemental.
- En fait avec ce « régime de dérogations » et ce « mode dégradé », l’Etat autorise délibérément des pollutions industrielles avec leurs conséquences sanitaires et environnementales. Et donc vous fermez les yeux sur les cancers, diabètes, troubles cardio-vasculaires et autres malformations qu’elles induisent ?
- C’est ça où le chantage à l’emploi avec menace de s’installer ailleurs.
- Mais les industriels peuvent-ils utiliser n’importe quelle substance, même si elles ne sont pas règlementées ?
- Ah non, ils ont obligation de déclarer et enregistrer toutes les molécules chimiques utilisées dans le cadre du réseau européen REACH4 conçu pour limiter les risques toxiques sur le territoire européen à partir d’un volume annuel supérieur à 1 tonne. En fait, il existe un certain nombre d’exemptions, des audits montrant que 2/3 des dossiers ne sont pas conformes, des substances CMR avérés qui sont autorisées, les « effets cocktails » ne sont pas pris en compte, des substances interdites qui sont encore utilisées. REACH est clairement passé de la volonté de protéger la santé et le cadre de vie à la sauvegarde des intérêts des industriels.
- Euh, à quoi que ça sert de pondre des règlementations si on ne se donne pas les moyens de les appliquer et les contrôler ? Et puis les malformations néonatales, les dents de mes poules, le nombre de cancers et diabètes sur notre territoire industriel, l’absence délibérée de registres permettant de les répertorier sont des réalités et elles ont bien une origine ! Une chercheuse du CNRS a montré que 80% des rats et souris soumis à un mélange de particules ultrafines présentes et identifiées sur notre territoire ont développé en quelques semaines des maladies cardio-vasculaires, des lésions précancéreuses, des diabètes et sont devenus obèses. Alors vous pouvez m’expliquer comment ces pôvres animaux peuvent dépasser l’énorme sans dépasser les normes, juste en respirant l’air vicié de notre belle région ?
- Va savoir.
- Sachez que, même si la popoulace est le cadet de vos soucis, je me suis fait mordre l’autre jour, par Georges, mon coq, qui, lui aussi, a des dents. J’ai emmené la canine de Georges à mon dentiste, qui m’a tout de suite vacciné contre la rage et est parti examiner cette dent au microscope! Mais en revenant, j’ai surpris une conversation très animée, une véritable prise de becs dans le poulailler, que je dois maintenant nettoyer tous les jours car elles sont très mé-fientes et dé-fientes vis à vis des discours officiels faussement rassurants, et je souhaiterais que vous m’indiquiez quelles démarches je dois entreprendre au cas où mes poules souhaiteraient faire don de leur corps à la science pour tenter d’éclaircir ce mystère et en trouver la cause.
- Il faudrait peut-être voir avec les vétérinaires.
- Et les odeurs que nous ressentons régulièrement, sont-elles vraiment sans danger comme nous assurent les industriels ?
- Ces odeurs sont dues principalement à des COV c’est à dire des « composés organiques volatiles ».
- Ça tombe bien car ma plantation elle aussi est « composée de volatiles organiques »
- Malheureusement, la plupart de ces COV ne bénéficie d’aucune réglementation encadrant leur teneur dans l’air. Ils se condensent très rapidement dans l’air, et, par ailleurs, leur diversité sur un même site ne permet pas d’évaluer leur toxicité en cas de co-exposition, c’est ce qu’on appelle « l’effet cocktail ». Par ailleurs, le caractère multifactoriel et multi-causal des problèmes sanitaires ne permet donc pas d’en attribuer l’imputabilité (lien de causalité) à tel ou tel polluant. Ce qu’on appelle la notion d’exposome5
- C’est probablement pour cette raison que si peu de maladies professionnelles sont reconnues, on n’arrive pas à identifier le coupable, mais c’est pratique comme argument, « c’est pas moi, c’est les autres » et c’est probablement tout le monde, mais du coup on n’arrive pas à le prouver, fautes d’études, et tant que c’est pas prouvé, vous considérez qu’il n’y a pas de risque ! Si ça se trouve, les molécules initialement émises (polluants primaires) n’existent plus au contact des autres et, et en se mélangeant entre elles, se transforment en de nouveaux composés chimiques sous l’effet de réactions photochimiques (polluants secondaires) qui, faute d’être identifiés, ne permettent pas d’évaluer leur toxicité dans l’atmosphère et ressortent libres des tribunaux ! Si je comprends bien, vous savez appréhender la toxicité de chaque polluant pris isolément, mais vous êtes incapable de savoir ce qu’il se passe quand ils se mélangent dans l’air entre eux, avec de potentiels effets cumulatifs, voire synergiques !
- Ces études sont scientifiquement très complexes à protocoliser et demanderaient des financements que, ni l’ Etat ni les industriels jugent souhaitables, soit par manque de moyens, soit par manque de volonté, soit les deux. Mais nous élaborons des plans de prévention de la pollution atmosphérique (PPA) témoignant ainsi de notre réelle motivation à combattre leurs impacts.
- Avec des mesures contraignantes ?
- Non, il s’agit d’incitations à moyen terme.
- Vous me dites que ces études sont impossibles à réaliser, mais en attendant, le principe de précaution n’est pas appliqué, au détriment de la population et au bénéfice des industriels. Ne pouvez-vous pas tenter de possibiliser l’impossible ? Vous savez Monsieur Rogassion, je vous invite vraiment à vous promener le soir autour de notre site, car vous pourriez entendre, les jours où les torchères ne crachent pas tous les résidus toxiques, brûlés abusivement ou non, dans un bruit assourdissant (pollution sonore), la lente et douloureuse complainte (au pénal) des riverains planant sur les usines et le long du golfe pas très clair où les moules ont disparu et où seuls les oursins qui ont su se transformer génétiquement (en modifiant l’expression de certains gènes codant entre autre pour l’apoptose et le stress oxydatif) arrivent à survivre.
- Désolé mais je ne peux continuer ce très intéressant dialogue de sourds qui, je l’espère, vous aura permis au moins de ne pas comprendre pourquoi vos poules ont des dents.
- J’avoue, Monsieur le ministre, que toutes vos informations se bousculent dans ma tête. Entre le régime des dérogations, les autorisations en mode dégradé, les règlementations qui sont aux normes et celles qui n’y sont pas, les taux d’émissions, les sanctions bassement dissuasives, les rapports non divulguables, les études qui existent validées par les industriels, celles qui ne le sont pas, celles qui n’existent pas, le réseau industriel des Riches (industriels), et ce fameux « effet cocktail » peu étudié, je n’ai plus les idées très claires. D’ailleurs il est l’heure que j’aille boire le pastis avec Fernand.
- Fernand ?
- Trente ans qu’il tient le bar sur la petite place, alors croyez-moi, et contrairement à vous Monsieur le ministre, les « effets cocktails », il en connait un rayon ! »
Docteur NoX
Notes:
- Cancérogènes, Mutagènes, toxiques pour le Reproduction
- Installation classée pour la protection de l’environnement
- Direction régionale Environnement Aménagement Logement
- Acronyme anglais pour Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals, en français : enregistrement, évaluation et autorisation des substances chimiques
- L’ensemble des expositions à des facteurs non génétiques favorisant l’apparition de maladies chroniques, auxquelles un individu est soumis, de sa conception in utero à sa mort