Le port israélien veut profiter d’une dynamique régionale favorable pour éclipser le port libanais de Beyrouth et devenir la courroie de transmission entre la Méditerranée et le Golfe, constate le quotidien L’Orient-Le Jour.


 

Prise de vue plongeante et musique théâtrale. Sur YouTube, une vidéo met en scène les travaux en cours du nouveau port de Haïfa. Quelque part entre le clip de musique électronique et le film à grand budget, il n’en fallait pas moins pour refléter l’envergure de l’opération : bâtir un nouveau port capable de supplanter les grands du pourtour méditerranéen et ainsi bouleverser les équilibres commerciaux, de l’Europe au Golfe.

Haïfa n’est que la troisième ville d’Israël. Mais avec une gestion de près de 30 millions de tonnes de fret annuel, le port commercial est le premier du pays. Il est considéré comme le plus développé et le plus sécurisé, notamment du fait de la présence de la flotte américaine qui y stationne.

En 2010, une première phase d’expansion implique la construction d’un nouveau terminal de réception des cargos. Mais le véritable bouleversement débute en 2018 avec l’appel d’offres visant à en faire un centre d’accueil pour de très larges cargaisons. Le nouveau projet de port, qui sera opérationnel dès 2021, permet de maximiser le potentiel du réseau de transport terrestre, dont le développement est en cours en parallèle. Sa gestion sera confiée à la Shanghai International Port Group.

 

Normalisation des relations israélo-arabes

 

Si le projet d’expansion ne date pas d’hier, un événement a révélé le 12 octobre l’ampleur du changement qui se trame depuis plusieurs années. Moins d’un mois après la signature des accords d’Abraham1, le premier cargo en provenance des Émirats arabes unis accoste au port de Haïfa.

Les accords de normalisation [dits d’Abraham] conclus à la mi-septembre entre Israël d’un côté, Bahreïn et les Émirats de l’autre, doivent être lus notamment à la lumière de cet épisode, révélateur d’une stratégie d’ensemble. L’officialisation des relations bilatérales poursuit et étend des opportunités diplomatiques, mais aussi commerciales, qui étaient jusque-là soient indirectes soient tenues secrètes.

Ces échanges ne sont en réalité pas nouveaux, puisque Haïfa s’ouvre au commerce avec le monde arabe dès les premiers accords de paix avec l’Égypte (1979)2, puis la Jordanie (1994). Les cargos de transit acheminent toutes sortes de produits en direction de l’Égypte, de la Jordanie mais aussi de l’Irak ou des pays du Golfe. « Les compagnies jordaniennes sont alors en charge de changer la documentation de la marchandise, de l’hébreu à l’arabe, avant de les revendre aux pays du Golfe », précise Joseph Khoury, spécialiste des questions de commerce maritime.

Dans une région fortement instable, où les inimitiés sont nombreuses et les sanctions américaines souvent handicapantes pour le commerce transfrontalier, certains pays arabes se trouvent donc « contraints de faire affaire avec Israël afin de maintenir le commerce régional », estime Joe Macaron3.

 

 

 

« Un pont entre les trois continents »

 

Pourtant, en 1948, au lendemain de la création de l’État hébreu, le monde arabe tourne le dos au port de Haïfa. On lui préférera désormais Beyrouth. « Privé de marché arabe, Haïfa s’est longtemps limité au commerce interne », lance Joseph Khoury. Les accords de paix, puis la guerre civile syrienne, inversent la tendance en compromettant le passage de la marchandise de Beyrouth à Damas. Le grand gagnant est le port de Haïfa, qui voit le trafic de navires plus que doubler entre 2009 (1,6 million) et 2016 (3,3 millions), selon des données de la Banque mondiale.

Le contexte extérieur a vraisemblablement joué en faveur du rêve israélien de replacer Haïfa au premier rang des échanges maritimes méditerranéens. Mais c’est également la stratégie nationale décidée au sommet de l’État hébreu — une politique centrale, active et continue — qui a été la colonne vertébrale de ce plan pensé afin d’ouvrir la voie à une nouvelle route commerciale entre les pays du Golfe et Israël.

Outre le développement des capacités de fret, l’objectif a été de relier Haïfa à l’intérieur des terres en investissant sur des infrastructures de transport terrestre. En 2016, l’autoroute reliant Haïfa à la zone économique de Beit Shéan, près de la frontière jordanienne, est inaugurée. Surtout, le monumental projet de renaissance de l’ancienne voie ferroviaire ottomane prévoit de relier Israël à la Jordanie, l’Irak et l’Arabie Saoudite.

 

Le gisement Leviathan est revendiqué par plusieurs pays, Israël, le Liban, Chypre, la Turquie…

 

En 2017, le ministre israélien des Transports, Israël Katz, partageait l’objectif de l’opération dans une interview accordée au Nikkei Asian Review : faire du pays « l’ultime porte d’entrée entre l’Europe, la Méditerranée et les pays du Golfe dans le transport de marchandises de l’Est à l’Ouest, de manière à former un pont entre les trois continents ». Le projet vise à donner les moyens de « régner sur le monde arabe à travers le port de Haïfa », estime Joseph Khoury.

L’importance nouvelle du port et des investissements ne peut être appréhendée sans prendre en compte l’emplacement stratégique de Haïfa, au cœur d’une région remise au centre des préoccupations internationales grâce à la découverte de nouveaux gisements de gaz4.

De la Libye à la Grèce, la Méditerranée orientale est l’objet de toutes les convoitises. De son côté, l’État hébreu a fait son entrée officielle dans le secteur des hydrocarbures avec l’exploitation effective du bassin du Léviathan depuis la fin 2019.

 

 

 

Le port de Beyrouth, grand perdant

 

« Haïfa est amené à devenir crucial pour la transmission et le transport du gaz naturel jusqu’aux stations d’exploitation à l’intérieur du territoire », explique Joe Macaron. Les deux autres grands ports du pays, Ashdod et Eilat, se révéleront également stratégiques dans le circuit d’exportation du gaz, notamment en tant que point de transition vers le centre de liquéfaction qui se trouve en Égypte. La transformation liquide d’une partie du gaz est en effet la seule solution pour envisager l’exportation du gaz par cargo et ainsi atteindre des marchés plus lointains.

Le développement de Haïfa en tant que centre de transit régional ne saurait se faire qu’aux dépens d’autres ports. Beyrouth, compétiteur historique de Haïfa, pourrait être le premier perdant. Le projet ravive ainsi plus d’un siècle de rivalité entre ces « deux axes compétitifs entre, d’un côté, la route commerciale anglaise (Haïfa-Amman-Bagdad) et de l’autre la route française (Beyrouth-Damas-Bagdad) », fait observer Joseph Khoury.

Entre les deux, les dés sont pourtant jetés. Haïfa, qui est en train de multiplier les investissements stratégiques, bénéficie également d’un cadre politique et économique bien plus stable que le voisin libanais.

La concomitance entre l’explosion du port de Beyrouth le 4 août, et l’inauguration prochaine du nouveau port de Haïfa a nourri, malgré l’absence d’éléments factuels, certaines hypothèses concernant l’origine du drame. Au-delà du débat, il est aujourd’hui évident que l’explosion renforce l’avantage de Haïfa sur Beyrouth. Tout, du contexte régional au volontarisme israélien, semble converger pour créer l’environnement propice à une revanche du port de Haïfa sur l’histoire.

Stéphanie Khouri

 

Source : L’Orient Le jour le 22 octobre 2020. Le Courrier International

Vidéo du port de Beyrouth Huffington Post et AFP – Dessin d’Arend

 

Notes:

  1. Les accords d’Abraham sont deux accords de paix dans le Moyen-Orient : le premier entre Israël et les Émirats Arabes Unis et le second entre Israël et le Bahreïn.
  2. Le traité de paix israélo-égyptien est signé le 26 mars 1979 à Washington, à la suite des accords de Camp David de 1978. L’Égypte est le premier pays arabe à signer un traité de paix et à reconnaître Israël. Le traité assure également la libre circulation des navires israéliens dans le canal de Suez et la reconnaissance du détroit de Tiran et du golfe d’Aqaba comme voies de navigation internationales.
  3. Analyste à l’Arab Center (Washington) sur les conflits au Proche-Orient ; auparavant, au Centre de lutte contre le terrorisme à West Point, au Centre Issam Fares au Liban et au Colin Powell Center for Policy Studies du City College de New York. Ancien journaliste, il a également occupé différentes fonctions dans le système des Nations unies
  4. Les découvertes de gisements depuis 2009 ont accentué les tensions entre Chypre, la Grèce et la Turquie, qui ont été très vives cet été. Mais l’exploitation des hydrocarbures a aussi enclenché une discrète coopération entre l’Égypte et Israël.
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