Le 14 mai, le roi Mohammed VI célébrait le 64e anniversaire des Forces Armées royales (FAR), saluant les efforts fournis dans la lutte contre la prorogation du Covid-19. Une façon d’appuyer ces forces imposantes qui diligentent le pays par leur présence dans les villes et les campagnes depuis le début du confinement au Maroc, soit le 20 mars 2020. De nombreux quartiers populaires comme Hay Mohammadi à Aïn Sebaâ près de Casablanca, se souviennent pourtant encore des prémices de cette présence, vécues ici, plutôt comme un séisme.
Durant la vaste campagne pour le confinement amorcée parfois de façon musclée sur le territoire, plusieurs vendeurs ambulants se sont vus, en effet, démolir leur outil de travail, de la planche en bois au petit commerce modulable et démontable, tous avalés en un coup de pelleteuse.
Les premiers jours de confinement, nombre de ces citoyens « débrouillards » ont témoigné de leur désarroi, via une vidéo tournée par Hibapress. « Je n’ai plus rien pour donner à manger à ma fille », lançait une femme sortie de ses gonds à la caméra. Comme d’autres habitants, un homme excédé également demande réparation et ne comprend pas qu’on ait pu lui casser son étal qui était juste posé devant chez lui. « Je n’ai plus rien à manger, j’ai deux enfants, que se passera-t-il maintenant que la ville a envoyé ses démolisseurs ? On va manger de la pierre ? ». Le quartier a vécu le début de quarantaine dans la colère et le désœuvrement et, malgré la situation, ses riverains n’ont cessé de scander « Vive le roi » en appelant à l’aide.
Car si on peut voir le Maroc comme un modèle en matière de gestion sanitaire, le pays oscille cependant entre cette « exemplarité » saluée qui a impulsé un véritable sursaut de solidarité populaire et d’un autre côté, un certain individualisme dévoilé, notamment avec le refus d’accueillir plus de 20.000 de ses compatriotes bloqués en Europe.
Cette ambivalence réside à divers niveaux dans le pays depuis l’arrivée du coronavirus. À elle seule, l’annonce des premiers cas de covid-19 par des marocains d’Italie qui seraient l’origine de la propagation au Maroc avait semé aussitôt une vague de défiance vis-à-vis des RME d’Europe. La peur, puis un certain repli avant l’acceptation d’un virus qui n’a finalement aucune frontière… Pourtant au même moment, une belle opération solidaire prenait forme, notamment à Tanger où des ingénieurs bénévoles ont conçu des protections en urgence que de nombreux citoyens engagés n’ont pas lésiné à confectionner, produisant ainsi plus plus de 1.000 masques stérilisables par jour.
Ambivalence pour le déconfinement
De même, concernant la décision ambivalente du déconfinement. Celui-ci était prévu initialement, selon divers scénarios, mercredi 20 mai 2020. En même temps, le Dr Mohamed El Youbi — chef de la direction de l’épidémiologie et de lutte contre les maladies (DELM) au ministère de la Santé — n’était pas vraiment à l’optimisme au vu de la situation.
Le Maroc enregistre un total de 6.952 cas confirmés de contamination au Covid-19 parmi lesquels 192 (+2) décès et 3.475 guérisons. Avec 29 nouveaux cas d’infections enregistrés samedi 16 mai (45 le 15 mai), l’épidémiologue déplore dans une déclaration à Site Info « une moyenne variant entre 100 et 200 de nouveaux cas confirmés » et « une augmentation de nouveaux cas constatée, malgré une baisse des cas infectés jusque là ». Et d’alerter parallèlement sur les risques pris par une jeunesse qui posterait des vidéos de regroupements sans gestes barrières, engendrant de fait un flux de nouveaux cas.
Samedi 18 mai, le chef du gouvernement, Saâdeddine Elotmani, a confirmé à 13h un confinement prolongé de 3 semaines jusqu’au 10 juin. L’apparition de nouveaux foyers à Casablanca et dans une moindre mesure dans les régions de Marrakech, Safi, Fès, Meknès et Tanger, Tétouan, Alhoceima porterait le taux de reproduction à 0,9 sur l’ensemble du territoire, là où il serait préférable qu’il soit inférieur à 0,7. « Tous les indicateurs sont bons, sauf le taux de reproduction », a précisé le chef du gouvernement, à quelques jours de la fête « Aïd El Fitr » qui marque la fin du mois de ramadan et est censée réunir les familles et les ami.e.s. Certaines villes comme Dakhla, Essaouira ou Chefchaouen, ville particulièrement épargnée depuis le début (Zéro cas de covid-19), peuvent se sentir lésées par le report de déconfinement.
Reprise des cours en septembre
Une ambivalence, présente également au niveau social, entre une réalité de terrain et les moyens pour y répondre. Dans un récent communiqué, le ministère de l’éducation annonce une reprise des cours de tous les niveaux scolaires pour le mois de septembre et l’organisation des examens du baccalauréat pour juillet 2020. Supprimant de fait les brevets pour les élèves de la 6ᵉ année du primaire et ceux de la troisième année du collège, le ministère soumet : « La réussite des élèves et leur passage au niveau suivant dépendra des notes des contrôles continus organisés en présentiel jusqu’au 14 mars 2020 », avant de mettre l’accent sur « l’opération d’apprentissage à distance via les différentes plateformes numériques et les chaines TV ». Or nombre de foyers n’ont pas accès aux outils numériques, parfois même pas à l’électricité.
Près d’un million de nouveaux chômeurs
Sur le plan économique, 134.000 entreprises marocaines sont touchées par l’arrêt ou la baisse de leur activité. Elles ont toutes procédé au chômage de près d’un million de salariés.
Il aura fallu plusieurs réunions du Comité de veille économique (CVE) pour que ces futurs « sans emplois » soient assurés de leurs indemnités s’ils répondent au critère de 780 jours de cotisations préalables.
Parallèlement, le gouvernement a pu débloquer 23 millions de dirhams et lancer un appel à dons très soutenu pour pouvoir résorber les coûts engendrés par la pandémie, notamment pour les services sociaux et de santé publique.
Si là encore, tout est relatif comparé au budget d’investissement d’équipement des casernes accueillant les futurs appelés, qui mobilise à lui seul pour exemple quelques 300 millions de dirhams (environ 28 millions d’euros), l’élan populaire a permis néanmoins une belle cagnotte finale avec l’adhésion de nombre d’entrepreneurs et de citoyens pour un total d’environ 37 milliards de dirhams (+34 millions d’euros). Le roi a également été un des premiers donateurs.
Entre-temps, Saâdeddine Elotmani assurait le 18 mai dans son discours : « Une nouvelle plateforme sera lancée pour les citoyens qui estiment ne pas avoir bénéficié de l’indemnité alors qu’ils étaient éligibles. Toutes leurs réclamations ou plaintes seront traitées ».
Professeur d’Économie et ancien conseiller du chef de gouvernement, Larabi Jaidi — économiste, Senior Fellow au Policy center for the new south- a été interviewé par l’hebdomadaire Tel Quel il y a quelques jours. Il sonne l’alarme : « Bientôt, une grande fraction de la société se trouvera dans une situation d’extrême vulnérabilité. […] Le Maroc est un pays où le travail indépendant est omniprésent et revêt de multiples facettes […] la grande majorité des indépendants opèrent dans l’informel de survie. Jusqu’ici, le CVE a surtout réfléchi à une catégorie, celle des salariés du secteur formel […] Le choc sera délicat ».
Si le CVE a spécifié assurer un soutien au secteur informel, depuis plusieurs questions demeurent.
Plus de 20 000 marocains bloqués en Europe
Début avril, plusieurs Marocains travaillant à l'étranger (MRE) ou en mission temporaire, se rassemblaient devant l'ambassade de Paris.
Respectant les gestes barrières, passeports à l'appui, ils réclament depuis deux mois de pouvoir rentrer chez eux. Le 11 mai, une manifestation devant plusieurs consulats du monde - France, Allemagne, Turquie, Algérie, Espagne, etc. – avait lieu parallèlement à la circulation d'une pétition qui a reçu plus de 25 000 soutiens, en quelques jours.
Dans une lettre adressée au roi Mohammed VI, ces derniers lui demandent d'intervenir d'urgence pour mettre fin à leur situation précaire. "Nous arrivons aujourd’hui à l’épuisement de nos ressources financières et notre santé mentale se dégrade", déplorent les marocains bloqués dans diverses villes d'Europe et d'Amérique : "Nous ne sommes plus en mesure de continuer à vivre dignement dans un pays qui n’est pas le nôtre. A cela s’ajoute la souffrance d’être séparés de nos femmes, de nos maris et de nos enfants en bas âge".
Parallèlement, le gouvernement marocain consentait le 15 mai, à débloquer la dramatique situation d'environ 600 ressortissants bloqués à Melilla, enclave sous administration espagnole. - Celle-ci fait mention de plus de 1400 marocains toujours en attente de rapatriement entre Ceuta et Melilla-.
Cette décision a eu lieu cependant au prix d'une vie, celui d'une jeune femme de 34 ans, congédiée par des employeurs contre qui elle avait d'ailleurs porté plainte une dizaine de jours auparavant. Jetée à la rue, la jeune femme avait été arrêtée par une patrouille de la Garde Civile et placée dans un campement improvisé par la police espagnole de la Plaza de Toros. Elle a été retrouvée morte dans une douche du campement, la veille du rapatriement prévu par les autorités marocaines.
Chaotiques, les conditions de vies de ce campement ont été dénoncées par plusieurs associations. Les réseaux sociaux ont également relayé plusieurs vidéos attestant d'abris indignes et de files interminables qui ont parqué les futurs rapatriés sans distanciation sanitaire, le tout accentué par un traitement agressif de la Garde civile.
Vendredi 15 mai, le ministère des affaires étrangères au Maroc soulignait que le pays dispose des tests nécessaires et veille à la mise en place d'un dispositif de suivi médical pour pouvoir accueillir 200 sur les 600 marocains de Melilla.
H.B.
Multiples questionnements
Qu’en sera-t-il le 10 juin au Maroc, pays qui n’a pas encore rendu officielle l’estimation de la baisse de ses réserves de change dans un contexte où les devises — exportations, tourisme, transferts MRE et IDE — sont réduites comme peau de chagrin ? Comment la baisse d’activité de production automobile — Renault et PSA — sera-t-elle accueillie alors ? Comment seront résolus les problèmes climatiques annoncés type sécheresses sévères, la baisse des exportations de phosphate et tout ce qui est lié à une activité agricole également ralentie ?
Autant de questions en suspens dans un pays dynamique qui a beaucoup de ressources et a même réussi à produire le premier respirateur artificiel 100% marocain mais où les écarts sociaux, déjà présents, risquent de s’accentuer, comme le soulève parallèlement, à Tel Quel, le doyen de la Solbridge international school of business en Corée du Sud et membre de la Commission spéciale sur le modèle de développement, Hamid Bouchikhi : « Les Marocains se sont mis à rêver d’un Maroc d’après, un Maroc où l’État reprend un rôle prééminent dans l’économie, investit à fond dans l’éducation et la santé, un Maroc où il y aurait plus de justice sociale, moins de hogra*, moins d’inégalités et, en définitive, plus de bien-être ».
Certes, la crise sanitaire se résorbe petit à petit et le département d’épidémiologie assure, par les mesures d’urgence adoptées, que 300.000 et 500.000 cas de contaminations ainsi que 9.000 à 15.000 décès ont pu ainsi être évités.
Mais il reste à penser aux leviers pour relancer l’économie. Portant parallèlement une réflexion sur un revenu universel post-covid-19, Larabi Jaidi qui est également expert indépendant auprès de l’autorité marocaine de lutte contre la corruption, suggère : « Il est nécessaire de bousculer les normes budgétaires car le choc exogène l’impose, comme le choc impose de réviser nos politiques d’importation, notamment sur les produits de luxe. Il faut que l’État veille à une meilleure rationalisation de la dépense en revoyant son train de vie ». À bon entendeur…
H.B.
*Hogra : en arabe et en langue berbère, mot qui n’a pas d’équivalent sémantique en français, peut être traduit par mépris, injustice, oppression.
Sources : Site Info, Tel Quel, Bladi.net, Le Monde, Hibapress.