Battue (de très peu) dans les urnes, la maire de gauche radicale de la capitale catalane, Ada Colau, sauve son siège, avec notamment le soutien de… Manuel Valls. Plus que jamais, la combinaison se fait complexe entre option de gauche et question indépendantiste.
Des milliers de drapeaux sang et or, frappés du triangle bleu à étoile blanche, ont noyé la place Sant-Jaume, samedi après-midi en plein centre de Barcelona. Presque jusqu’au dernier moment, on aurait pu croire que cette démonstration indépendantiste fêterait une victoire, sous les fenêtres de l’Hôtel de Ville. Or, c’est un grondement de huées qui aura constitué la toile de fond sonore obstinée, durant toute la procédure de désignation du – de la – premier.e magistrat.e de la capitale catalane, en train de s’opérer à l’intérieur de l’historique salle du Consell de cent, ce 15 juin 2019.
Ada Colau y a été reconduite dans cette fonction, alors que sa liste Barcelona en comù avait été battue dans les urnes le 26 mai dernier. Battue, mais de très peu. D’où la survenue de cette issue improbable, après trois semaines d’intenses débats et tractations. S’y seront entremêlés, comme jamais, les questions des combinaisons possibles, ou pas, entre options de gauche et option indépendantiste. Les deux étant beaucoup moins inconciliables, sur le fond, que ce que parvient à concevoir le cerveau jacobin pavlovien du Français moyen, même politisé.
Les faits au soir du 26 mai : il faut attendre très tard dans la nuit électorale pour être sûr qu’Ernest Maragall, avec sa liste de l’Esquerra republicana de Catalunya (indépendantiste de gauche), l’a emporté sur celle de Barcelona en comù (sorte de Podemos spécifiquement catalan, pour le dire – un peu trop – vite). Sur 750 000 votants, seules 5000 voix séparent le gagnant de la maire sortante, Ada Colau. Soit 0,6 % d’écart en pourcentage (21,30 contre 20,70).
Il ne s’agit pas d’un désaveu pour la perdante, qui reste sensiblement dans les mêmes eaux que celles qui la virent l’emporter voici quatre ans, avec la grance vague des « mairies du changement » – Podemos et apparentées – sur tout le territoire espagnol. Mais il s’agit d’un triomphe pour l’ERC, au détriment de son partenaire indépendantiste de centre droit, Junts per Catalunya, du président catalan en exil, Carles Puigdemont. Tous les commentateurs l’assurent : la mairie de Barcelona va revenir au camp indépendantiste, qui contrôle déjà le parlement et le gouvernement de Catalogne, mais joue aussi les faiseurs de roi en faveur – ou pas – du leader socialiste espagnol, Pedro Sanchez, au parlement central, et donc à la tête du gouvernement à Madrid.
Dans la nouvelle municipalité barcelonaise, le nouveau maire (croit-on) dispose de dix élus (ERC), et l’ancienne (croit-on), du même nombre (En comù). Au nom de valeurs de gauche partagées, Ernest Maragall propose l’alliance à Ada Colau. On envisage même l’échange du siège de maire, deux ans chacun.e. En comù n’a rien d’indépendantiste. Certes, mais la formation de gauche radicale a vivement condamné les mesures de répression et d’exception frappant les élus catalanistes à la suite du référendum et de leur déclaration d’indépendance d’octobre 2017. Sur le fond, En comù prône une issue politique à la crise : soit un référendum d’autodétermination reconnu par Madrid. N’est-ce pas ce qui se pratique sans drame en Ecosse ? Ou au Québec ? Du reste, près de 80 % des habitants de la Catalogne aspirent à pareille solution – et donc un très fort contingent anti-indépendantiste parmi eux.
A la proposition d’ERC, Ada Colau en oppose une autre : une plus large alliance à gauche, incluant les huit élus du Partit socialista de Catalunya (PSC, à 18%). Avec eux, elle avait déjà conclu un pacte de gouvernance pour stabiliser la conduite de sa politique durant les quatre années écoulées – non sans désespérer une partie de sa base militante, tant les mairies socialistes barcelonaises furent, à partir des Jeux Olympiques de 1992, celles de la conformation de Barcelona, à marche forcée, dans le réseau mondialisé des villes-marques, à grand coup de tout-technologie, tout-tourisme, tout-affaires.
Mais d’autres arguments empêchent l’ERC d’envisager la moindre alliance avec le PSC : avec pour base les milieux populaires d’origine non catalane, ce parti s’est rangé sans la moindre réserve en soutien aux mesures d’exception prises depuis octobre 2017 par Mariano Rajoy, le leader de droite dure espagnoliste (Partido popular) à la tête du gouvernement espagnol. En comù est compatible avec l’ERC. En comù est municipalement compatible avec le PSC. Mais ERC et PSC sont ennemis.
Jamais le nœud n’a paru aussi complexe à desserrer, entre la stricte problématique indépendantiste, quoique de fibre très majoritairement progressiste – féministe, pro-réfugiés, citoyenniste – et l’option de gauche qui se défie de la question nationale, comme toujours défavorable, en définitive, aux enjeux principalement sociaux et anti-austéritaires.
Bon an mal an, la politique passée d’Ada Colau aura été celle du rééquilibrage urbain et social en faveur des quartiers d’habitat populaire, et la résistance aux ravages du tout-tourisme et de la spéculation immobilière, qui dégradent la vie quotidienne et rendent l’accès au logement impossible dans les quartiers vitrines de la ville. Au reste, la minceur des marges d’action municipale en la matière, aura douché bien des espoirs. Cela tandis que le modèle de démocratie participative aura connu les limites du désenchantement dans le quotidien des quartiers. Mais pas au point d’entamer gravement l’aura d’une jeune maire, très fortement trempée, anciennement issue de l’activisme de terrain sur ces questions.
La grande alliance de gauche étant réputée impossible, deux blocs se sont donc reconstitués. Celui des indépendantistes d’abord :dix élus d’ERC (gauche) rejoints par les cinq de Junts per Catalunya (centre droit). Et celui déjà expérimenté depuis quatre ans : dix élus d’En comù (gauche de gauche), et huit du PSC (gauche socio-espagnoliste). Mais pour prétendre s’imposer alors qu’elle n’est pas arrivée en tête, la loi impose à Ada Colau de réunir une majorité absolue des votes (soit un total de vingt-un conseillers). Il lui en manque encore trois.
D’où le coup de théâtre manigancé par Manuel Valls. Celui-ci est parvenu quatrième le 26 mai ( six élus, 13%) avec sa liste partagée avec Ciudadanos. C’est un fiasco pour cette formation encore nouvelle, virulemment anti-indépendantiste, version espagnole du macronisme sur le plan socio-économique – mais pactant sans gêne avec l’extrême-droite de Vox dans nombre de régions et de ville – qui avait le vent en poupe dans une Catalogne où elle est née et qui réserve obstinément une place groupusculaire à la droite dure espagnoliste du PP de Rajoy (deux élus à la mairie de Barcelone), et atomise les tentatives de Vox.
Manuel Valls aura douché les ambitions de Ciudadanos. En proie à une forme de fanatisme anti-indépendantiste, le politicien social-réactionnaire français, a décidé d’apporter sa voix à Ada Colau, suivi par deux autres élus de sa liste, non encartés chez Ciudadanos. Quoique sans condition, ni tractation, ni partage de quelque poste que ce soit, ce soutien s’est fait fort intempestif pour la leader de la gauche radicale barcelonaise, déjà en passe de voler sa victoire à l’ERC, et son vieux leader très estimé, Ernest Maragall.
Dans ces conditions, et pour faire place à ce dernier, aurait-elle dû retirer sa candidature ? La base militante d’En comù a été consultée. 70 % se sont exprimés pour le maintien d’Ada Colau dans la course et donc son élection par vingt-et-un élus en alliance avec le PSC (mais aussi trois encombrants Vallsistes), contre quinze au bloc indépendantiste (Junts per Catalunya et ERC, fût-elle arrivée en tête au soir du 26 mai).
Trop content de son coup tordu, l’ancien premier ministre de la gauche française dégénérée n’a pu s’empêcher de sombrer dans l’obscène. Il a usé de son temps de parole pour invectiver Joachim Forn, tête de liste de Junts per Catalunya, bénéficiant d’une permission pénitentiaire pour seulement assister à cette séance d’installation du nouveau conseil municipal barcelonais. A cet homme qui croupit derrière les barreaux depuis plus d’un an et demi, menacé de peine de prison incroyablement lourde (entre quinze et vingt-cinq ans réclamés pour sédition et rébellion, contre les élus ayant rendu effective la tenue d’un référendum conforme aux vœux de l’écrasante majorité de la population), Manuel Valls s’est adressé en ces termes : « En Espagne, il n’a pas de prisonniers politiques. Il n’y a pas d’exilés. C’est comme ça. Il y a des hommes politiques responsables de leurs actes. Et la Justice se doit d’agir, tout comme la politique agira ».
De quoi répandre toujours plus d’huile sur le feu. Mais il est vrai qu’on a vu Manuel Valls figurer parmi les manifestants anti-indépendantistes à Madrid, aux côtés des formations néo-franquistes.
Gérard Mayen
Voir aussi : Catalogne : pour la libération des prisonniers