L’échec des mobilisations passées montre que le courage et la détermination ne suffisent pas toujours, prévient le chroniqueur et militant écologique Georges Monbiot

Cette fois, il faut que ça marche. Non seulement parce que la grève des jeunes pour le climat, qui fait boule de neige à l’échelle du globe, est notre meilleur espoir (et sans doute le dernier) d’éviter la catastrophe, mais aussi parce que si la mobilisation et l’espoir s’effondraient si tôt dans leur vie, cela pourrait être dévastateur pour ces jeunes. Pour aider ce mouvement à remporter son combat, il faut d’abord se demander pourquoi les autres ont échoué. Se demander par exemple pourquoi le mouvement Occupy [lancé à la fin de 2011], malgré l’énergie et les sacrifices de ses membres, a fini par s’étioler, alors que les institutions qu’il contestait n’ont pas changé. Se demander pourquoi le mouvement altermondialiste de la fin des années 1990 et du début des années 2000 n’a pas changé le monde. Il faut se demander pourquoi Podemos, le parti espagnol [de gauche radicale] qui avait surfé sur l’optimisme suscité par les Indignados [Mouvement des indignés], semble s’épuiser en récriminations. Ceux d’entre nous qui ont été les témoins de ces désillusions ont, à mon sens, le pénible devoir d’être aussi honnêtes que possible, de sorte que ces échecs ne se reproduisent pas. Une bonne partie des propositions que j’avance ici sont sujettes à discussion, et je ne peux pas promettre d’avoir vu juste. Mon premier conseil sera donc : n’écoutez pas que moi.

Un Récit

Une des priorités de toute campagne de mobilisation est d’édifier un récit : une histoire brève et simple expliquant où nous en sommes, comment nous en sommes arrivés là et où il nous faut aller. En partant de la trame narrative commune à la plupart des mutations réussies, qu’elles soient politiques ou religieuses, ce récit pourrait ressembler à ça : “Le monde s’enfonce dans un chaos climatique causé par l’industrie des combustibles fossiles, par les milliardaires qui en font leur miel et les dirigeants politiques qu’ils ont soudoyés. Mais nous, jeunes héros, allons défier ces oligarques en nous servant de notre autorité morale pour créer un mouvement si vaste et si dangereux politiquement que nos gouvernants n’auront pas d’autre choix que de baisser définitivement le rideau de cette économie fondées sur les énergies fossiles, et de revenir aux modes de vie moins néfastes dans lesquels les humains et les autres espèces peuvent prospérer.” Selon moi, ce récit pourrait s’appuyer sur les découvertes récentes montrant que la réhabilitation écologique la restauration des forêts, des marais salants, des tourbières, des fonds marins et d’autres écosystèmes vitaux – pourrait, en captant le dioxyde de carbone de l’atmosphère, contribuer très efficacement à éviter le chaos climatique. Le mouvement devrait également se doter d’un objectif clair et tangible, peut-être une date à laquelle les pays parviendraient à l’économie “zéro carbone”.

Il recommanderait aussi la voie à suivre, comme une version améliorée du “New Deal vert” proposé par la frange la plus progressiste des démocrates aux États-Unis. Il faudrait alors poser un certain nombre de jalons qui permettraient de déterminer si les gouvernements se trouvent sur la bonne voie. Ce seraient ainsi les militants, et non l’État, qui fixeraient les priorités. Cet objectif s’adosserait à un ensemble de principes irréductibles expliqués avec fierté et détermination, comme “La vie humaine n’est pas négociable, elle ne peut pas être échangée contre de l’argent ” ou “Les générations à naître ont les mêmes droits que celles qui sont déjà sur Terre”. La définition de principes clairs est essentielle au succès d’une telle campagne sur la durée. Un article passionnant du webzine Truthout raconte comment les riverains du lac Texcoco, au Mexique, se sont opposés à un projet d’aéroport international à 13 milliards de dollars – un des plus gros projets d’infrastructure d’Amérique latine – et ont fini par gagner, contre toute attente, au bout de dix-sept ans. Leur campagne reposait sur le principe selon lequel leurs terres et leurs villages n’étaient pas à vendre, quel que soit le montant proposé. La seule stratégie qui s’offrait à l’État, c’était l’usage de la force. Mais les habitants avaient créé des organisations si solides et reçu un soutien si large de l’opinion mexicaine que le recours à la force publique n’était plus envisageable.

Ce qui nous amène à un autre élément clé : la constitution de collectifs suffisamment soudés pour résister à toute tentative de division. Ce genre de collectifs se construisent de manière méticuleuse et réfléchie, ce qui passe souvent par la formation, mais aussi par la musique et la bonne humeur. Ils doivent être suffisamment forts pour soutenir celles et ceux que guettent le désespoir, l’épuisement ou la dépression, surtout quand ceux d’en face deviennent agressifs. Déjà, certains dirigeants politiques et certains médias colportent des théories du complot, laissant entendre que ces jeunes sont instrumentalisés par des forces obscures inconnues ; après tout, comment des enfants auraient-ils pu s’organiser tout seuls ? [La Suédoise] Greta Thunberg, dont la grève des cours est à l’origine de ce mouvement, a rédigé [sur Facebook, le 2 février] une réponse bien plus digne et mature que les articles qui la prenaient pour cible. Mais les coups bas ne font que commencer. Certains d’entre nous peuvent en témoigner, la brutalité des lobbys financés par le secteur des combustibles fossiles – et des publications qui relaient leurs messages – ne connaît pas de limites. Ils n’hésitent pas à s’en prendre à des enfants.

Je recommanderais aux grévistes du climat de se doter de règles claires afin de ne pas fournir de munitions à leurs adversaires. À mon avis, le mouvement altermondialiste a beaucoup souffert de son incapacité à exclure ou à contenir les “black blocs”, ces individus de noir vêtus dont certains se rendaient aux manifestations pour en découdre et vandalisaient des commerces au hasard, sapant un peu plus, à chacune de leurs actions, le soutien de l’opinion. Certains altermondialistes pensaient que toute personne avait le droit de participer à sa manière. Cette faiblesse leur a coûté cher. Un bon exercice consiste à se demander ce que les forces de l’ordre et les autorités aimeraient voir se produire, et à faire l’inverse. Elles adoreraient voir émerger une faction violente qui entamerait la crédibilité des jeunes grévistes et  dont elles feraient un prétexte pour envoyer la police antiémeute disperser les manifestations. Ne leur donnez jamais ce prétexte.

 

Réseaux tentaculaires

Pour être efficaces, les mouvements ont aussi besoin d’une forme d’organisation qui leur permette de continuer à grandir. Parmi les solutions prometteuses, on trouve le “big organizing”, par lequel les militants créent des réseaux tentaculaires dont chaque ramification forme la suivante [organisation sur laquelle a reposé la campagne de Bernie Sanders pour les primaires démocrates de 2016 aux États-Unis]. C’est qui a permis à [la démocrate] Alexandria Ocasio-Cortez d’être élue [en novembre dernier] au Congrès des États-Unis. Il faut des tactiques habiles, ludiques et innovantes, qui prennent l’adversaire par surprise et enclenchent une dynamique. Ces tactiques, récits et principes doivent, je pense, être construits par un petit groupe de personnes, avant d’être soumis au plus grand nombre. J’ai vu comment le mouvement Occupy s’est enlisé, faute de pouvoir élaborer des politiques complexes par le consensus. Tout cela pèse lourd sur les épaules des jeunes. Mais de nombreux vétérans du militantisme sont disposés à leur prodiguer aide et conseils. Toute forme de soutien devra correspondre aux modalités définies par les jeunes grévistes : ils mènent la danse, nous suivons le mouvement. Le fardeau qu’ils portent est terrible : c’est une lutte qu’ils ne peuvent pas se permettre de perdre. Nous les aiderons à le porter s’ils le souhaitent.

George Monbiot

Source. The Guardian 20/02/2019  Le Courrier International