La 82e Mostra de Venise a récompensé le film américain indépendant de Jim Jarmusch Father Mother Sister Brother, et décerné un le Lion d’argent à la réalisatrice, Kaouther Ben Hania pour « The Voice of Hind Rajab » sur Gaza. Deux réalisateurs, issus de mondes différents, qui partagent une vision profondément politique du cinéma.


 

Lors d’une cérémonie de clôture, samedi 6 septembre, marquée par les nombreux gestes et déclarations de solidarité à l’égard de Gaza, Jim Jarmusch s’est vu décerner, à la surprise générale, le Lion d’or pour son film Father Mother Sister Brother.

« L’histoire de Hind Rajab est l’histoire tragique de tout un peuple souffrant d’un génocide infligé par un gouvernement israélien criminel qui agit avec impunité », a déclaré Kaouther Ben Hania, très émue, sur scène. « C’est bien les prix mais la chose la plus importante est que ce film soit vu, et revu, et revu », a-t-elle poursuivi, rappelant que Jim Jarmusch est son « idole » et lui a donné envie de faire du cinéma.

 

« On n’a pas besoin de parler politique pour être politique »

Très sobre dans sa mise en scène, ce long-métrage, où silences, gestes et regards comptent souvent plus que les dialogues, se veut une réflexion tendre sur la famille. Une sorte « d’anti-film d’action », s’est amusé son réalisateur de 72 ans. Lunettes noires et portant un pin’s « Enough » (« Assez »), Jim Jarmusch a estimé qu’on « n’a pas besoin de parler politique pour être politique. Ca peut mettre en danger l’empathie et la connexion entre les gens, qui est la première étape pour résoudre les problèmes qu’on a ». Il a également remercié le jury, présidé par son compatriote Alexander Payne, d’avoir apprécié son « film discret ».

Ovationné pendant 23 minutes, The Voice of Hind Rajab a bouleversé les festivaliers. Sa réalisatrice s’est appuyée sur les véritables enregistrements des appels au secours d’une fillette palestinienne qui avaient suscité une vive émotion au moment de leur révélation. Hind Rajab a été retrouvée morte à l’intérieur d’une voiture criblée de balles dans la ville de Gaza, plusieurs jours après avoir passé des heures au téléphone, le 29 janvier 2024, avec le Croissant-Rouge palestinien. Le véhicule dans lequel elle voyageait avec six membres de sa famille avait été visé par des soldats israéliens.

Jarmusch un film discret

Jim Jarmusch et Kaouther Ben Hania font partie de ces cinéastes, ils ne sont pas nombreux, qui brisent le carcan des productions stéréotypées où les effets spéciaux dominent le récit. Malgré une programmation faisant la part belle aux stars, le jury de la 82e Mostra de Venise a fait un choix qui libère l’art du cinéma de plus en plus enfermé dans une logique de divertissement pur. Jim Jarmusch et Kaouther Ben Hania, sont deux réalisateurs qui, tout en venant de mondes différents, partagent une vision profondément politique du cinéma.

À 72 ans, Jim Jarmusch, icône du cinéma indépendant américain, incarne un contre-pied radical à la machine hollywoodienne. Son film Father Mother Sister Brother, surprend par sa sobriété. À travers un triptyque de scènes de vie de familles américaines, irlandaises et françaises, Jarmusch nous invite à observer le monde avec des silences lourds, des regards chargés d’émotions et une mise en scène presque minimaliste. Il défie les conventions des films d’action hollywoodiens, où les scènes de violence sont souvent légendées par un dialogue exubérant et un montage frénétique. Ici, la réflexion sur la famille et les relations humaines est une forme de politique douce mais percutante. Sa caméra met en lumière l’humanité des personnages sans en faire des héros ou des victimes. La politique, pour lui, c’est avant tout une question d’empathie et de connexion humaine. Dans un monde saturé de voix et de gesticulations, il choisit de se taire pour mieux écouter. Et c’est cette écoute silencieuse qui, paradoxalement, fait entendre les échos des souffrances humaines.

 

Kaouther Ben Hania : La caméra au cœur de la douleur

À l’opposé de l’introspection discrète de Jarmusch, Kaouther Ben Hania, la réalisatrice franco-tunisienne, adopte une démarche plus explicite, mais tout aussi courageuse et engagée. The Voice of Hind Rajab est un cri du cœur. Ce film documente la tragédie de Gaza à travers les appels désespérés d’une fillette palestinienne, Hind Rajab, au Croissant-Rouge. Les enregistrements réels de ses appels ont été la matière première du film, conférant à l’œuvre une force brute et une véracité poignante. Ben Hania, qui se distingue par sa capacité à allier fiction et réalité, s’inscrit dans une démarche de cinéma politique qui ne laisse aucune place à l’indifférence. En explorant l’histoire tragique de Gaza et la souffrance d’un peuple pris au piège de la violence systématique, elle rejoint l’héritage d’un cinéma qui n’a pas peur de regarder la brutalité en face. La réalisatrice, en dépit de la grande tension géopolitique actuelle, a su éveiller les consciences et forcer l’indignation, tout en respectant les dignités humaines des victimes.

Leurs œuvres respectives à Venise ne sont pas simplement des films, mais des propositions cinématographiques qui défient la culture de masse et cherchent à réanimer un cinéma capable de bouleverser et de transformer les consciences. Jarmusch et Ben Hania, chacun à leur manière, incarnent un courage qui se mesure dans l’audace de leurs choix esthétiques, mais aussi dans la pertinence de leurs questionnements politiques. Ils nous rappellent que, parfois, la caméra ne sert pas seulement à divertir, mais à nous rendre plus humains.

 

Le cinéma comme forme de résistance

Dans un monde où la narration cinématographique semble de plus en plus envahie par les logiques de rentabilité et d’hyper-activité narrative, Jarmusch et Ben Hania montrent que l’engagement peut prendre des formes multiples. Là où l’un choisit le minimalisme et l’introspection, l’autre choisit de plonger dans le réel avec une caméra qui capte la douleur et l’absurdité d’un monde en guerre. Mais les deux cinéastes s’accordent sur un point fondamental : la politique n’est pas seulement dans les discours ou les grandes déclarations, mais dans la manière même de regarder, d’écouter et de sentir. Le cinéma devient ainsi un acte de résistance à l’indifférence, une invitation à remettre en question les narrations dominantes et à trouver, dans le silence ou la douleur, une forme d’engagement radical.

Jean-Marie Dinh

avec AFP

Photo 1 Kaouther Ben Hania. Crédit photo altermidi JMD

 

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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.