Adélie et Landry étaient fonctionnaires. Finalement démissionnaires. C’est rare. Dans une conférence gesticulée il et elle racontent leur désillusion de conseiller.ère.s d’éducation populaire et de jeunesse, se découvrant garant.e.s de la domination néolibérale.


 

Dans la vie, il y a des trucs qui font signe (si on y fait attention). Par exemple : effectuer une randonnée épatante, se trouver devant un paysage somptueux, mais alors se rendre compte qu’on est ailleurs, qu’on reste indifférent, que quelque chose abîme le lien entre soi et le monde. Cette mauvaise expérience, Adélie la raconte dans la conférence gesticulée « Mortelle randonnée pour l’éducation populaire ». Un jour en randonnée, Adélie constate cette altération de son état.

La conférence est toute nouvelle. Adélie la donne en duo au côté de Landry, son collègue devenu compagnon. On a pu la suivre récemment au Quartier généreux, bar associatif culturel et militant de Montpellier. Les deux quadragénaires (ou à peu près) viennent de créer une nouvelle coopérative autonome d’éducation populaire. Il et elle l’ont fait après avoir démissionné de leurs postes de conseillers d’éducation populaire et de jeunesse. Autrement dit : de fonctionnaires d’État au sein de ce qu’on continue d’appeler le plus souvent « Jeunesse et Sports ».

Que n’entend-on pas dire sur la planque que serait la fonction publique ? Et quel pied, alors, s’il s’agit de s’y vouer à un idéal d’action, puisant à tout un parcours passionné, de conviction d’abord bénévole, dans l’animation des activités de jeunesse et pratiques sportives ! D’où la fameuse « randonnée », une pratique dans laquelle Landry évolue à très bon niveau. Or Adélie et Landry ont démissionné. Ont fini par se convaincre que leur mission était dévoyée. Que « les idéaux d’émancipation et de transformation sociale », fondateurs de la grande tradition de l’éducation populaire, ont viré au « maintien de l’ordre social sous domination néolibérale ».

Clin d’œil dès le début. Satire d’un point agenda du lundi matin, en réunion de service. Il y aura réu’ TPG (Texte de politique générale) à la Com-Com. Il va falloir traiter COPIL (comité de pilotage) et PEDT (projet éducatif territorial). Revenir sur le COTEC (comité technique) du mois dernier. Ne pas oublier l’asso’ à qui manque son FDVA (Fonds de développement de la vie associative). Là-dedans, cherchez l’éducation populaire… À la sortie de son concours en 2013 , Adélie se voit affectée au pôle Formation et certification (des associations que l’administration de Jeunesse et Sports est censé accompagner).

Pleine d’expérience, Adélie pétille d’enthousiasme. Première douche froide. Sa chef : « Ah non, nous on ne fait pas de formation. La formation, ce sont des organismes privés qui la font. » Y compris des organismes à but lucratif, nous précise Adélie. « Nous, on ne fait que de l’habilitation sur dossier, on contrôle et on audite. » Contexte de “new management public”, décrira plus tard Landry : « On ne prend plus en compte la valeur de ce que nous apportons. Seul est pris en compte ce que, soit disant, nous coûtons. » Or « ça coûte toujours trop cher, on n’est pas efficace, on va remplacer par des organismes privés ».

L’un des ravages actuels les plus inquiétants est la confusion dans le sens des mots. Les instances héritières de Jeunesse et Sports continuent d’afficher le langage des valeurs issues de sa grande tradition d’éducation populaire. Les racines historiques sont splendides dans ce domaine. Il en va de la filiation ouvrière révolutionnaire, ou encore du courant laïc républicain investi dans le socio-éducatif périscolaire ; sinon aussi le christianisme social de base, déterminé contre le vieil obscurantisme. Le discours officiel va donc continuer à « prôner l’égalité ». Traduire, dans la langue d’Adélie et Landry, issue du réel : « en fait, cimenter la paix sociale ». Le discours officiel vante « le pouvoir d’agir ». Traduire : « la capacité à s’adapter à la compétition généralisée ».

Il n’y a plus de politique à mettre en œuvre au long cours. Il y a des objectifs de projet, qui ouvrent un marché concurrentiel, sur lequel les associations entrent en compétition les unes contre les autres, dans l’espoir d’arracher des budgets subventionnés. « L’association n’existe plus pour son objet initial, mais pour correspondre aux attentes de l’administration », constatent nos deux conseillers. Et la dite association est dorénavant perçue comme « une opératrice de proximité » — bonjour le jargon — indifféremment d’une vision à long terme.

La conférence est un chapelet de description de dérives. Par exemple derrière le brouillard des “dispositifs”, qui se multiplient. Considérons le Service civique : « Durée : huit mois, à raison de vingt-quatre heures par semaine, pour cinq cent quarante euros. Appelons cela par son nom : un statut de stagiaire dégradé, une embauche déguisée à bas salaire, voire une pratique de travail gratuit », assène Landry. « Le dispositif ? La charte qualité à signer ? Le Service national universel ? La colo’ compétente ? Le dispositif, c’est l’ennemi. C’est l’instrument administratif pour garantir son pouvoir, et tuer les valeurs. Dans le meilleur des cas, un dispositif ne change rien à rien. »

Pour Adélie et Landry, il est devenu trop clair que le service public de Jeunesse et Sports a perdu sa boussole, en pratiquant finalement « une domestication des publics, un saccage des collectifs, et l’autoritarisme ». Dans ce dernier registre, on comprend au détour d’une phrase que les enfants d’Adélie fréquentent le catéchisme. Mais qu’elle n’a jamais vu que cette activité catholique soit soumise à contrôle, y compris en présence d’hommes en uniforme. Or, c’est bien ce genre de mission qu’on lui a fait accomplir, mais à l’encontre d’associations cultuelles musulmanes, avec instruction préalable du préfet pour que ces dernières soient sanctionnées.

On se souvient de situations de ce type à Montpellier dans le quartier de la Mosson. On ignorait alors que cela relevait d’une politique nationale, juste relayée sur le terrain, dans une logique qui renvoie à un fort soupçon d’islamophobie d’État. En tout cas, Adélie a refusé de continuer de nager en ces eaux troubles. Elle a amèrement constaté que nombre de ses collègues étaient prêts à pallier son objection de conscience. Au côté de Landry, elle conclut sa conférence sur un ton enlevé — dont on souhaite qu’il teinte plus résolument l’ensemble de leur propos, à force d’habitude de la scène, qui leur fait encore défaut.

Et alors, tous deux entonnent “Allons enfants de l’a-nar-chie, i-e !”. Bien sûr leur public est acquis d’avance. N’empêche qu’on en apprend beaucoup, à l’écoute de leur récit, surgi de la vie réelle. Et on se souvient de préceptes marxistes et/ou libertaires, qui nous conseillent de nous méfier aussi de « la main gauche de l’État », celle qui serait gentille, sociale, vouée à l’éducation, la santé (et que défend très fort l’essentiel de la gauche instituée), par opposition à la main droite des fonctions d’autorité et de répression (armée, police, justice), la pas gentille. Sauf que main droite ou main gauche, l’État n’est que l’État, instance d’exercice du contrôle et de la domination exercée sur les citoyen.ne.s.

Gérard MAYEN

La coopérative indépendante d’éducation populaire, créée par Adélie et Landry s’appelle « La Petite Agitée ». Retrouver ses activités sur le net.

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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.