Camille Dagen et Emma Depoid activent un théâtre de présences, de puissances, et de dynamiques. Leur traversée d’un siècle à travers l’engagement de Simone de Beauvoir y gagne un impact formidablement actualisé.
C’est une femme seule. Elle est droite, au centre et plutôt vers le fond du plateau. La comédienne (également metteuse en scène) de Les forces vives se confronte d’emblée à un monde ouvert devant elle. Et dans ce monde, un public. Lequel s’en trouve immédiatement impliqué. Relation à activer. On sait que Camille Dagen est venue ici nous parler de Simone de Beauvoir. On considère qu’elle est en train de nous dire un texte de l’écrivaine et théoricienne.
Là, quelques clichés commencent de s’effriter déjà. Par jeu subtil de postiches, Dagen/de Beauvoir semble s’arracher, l’une après l’autre, des poignées entières de sa chevelure. Métamorphose. De la belle ondulation mi-longue, elle parvient à une coupe bien plus courte, bien plus sèche. Métamorphose et déconstruction. Forcément, c’est l’iconique femme de lettres, austère sous son turban légendaire, qui traverse l’esprit.
Et avec ça, tout aussi cliché, c’est son débit sec et saccadé, servant un discours conceptuellement rigoureux, qui s’impose à la mémoire. Or la comédienne nous adresse ici une parole toute de poésie, de visions au fil de l’eau, aux franges de la nuit. « J’ai tenté de conjurer la mort avec des mots. » L’évocation de Simone de Beauvoir qui vient vivre sous nos yeux, à nos oreilles, en présence de nos corps, se fait toute entière femme de complexité certes — à déconstruire —, de trames — à démêler. Mais tout autant de sensations, d’émotions, de goût inépuisable pour la vie. Généreusement investie. Formidablement humaine, par-delà les réminiscences archivistiques qui encombrent nos dossiers empoussiérés. Trop peu questionnés. Dés-actualisés.

Très vite alors, on s’engage à l’appel de ce projet théâtral. D’aucun.e.s pouvaient le craindre, pourtant, avec ses trois heures trente de durée annoncée ; avec son lustre intellectuel non dissimulé, façon Normale Sup, et tout ce qui s’ensuit. Si on a pu garder au fil de la représentation quelques rappels de cette prévention, on a rejoint, au final et sans barguigner, la grande explosion des acclamations. Or le défi était de taille : comment rendre compte d’une autrice monumentale, géante du XXe siècle, sans risquer d’y écraser le plateau, le propos, les comédien.ne.s, les spectateur.ices ?
C’est tout l’inverse qui se produit. Dans Les forces vives, tout vient surprendre la paresse et le confort qui assourdit tant et tant de gestes théâtraux. Il en va du statut du texte. Fruit de grande recherche, c’est avant tout un montage d’extraits issus d’ouvrages maîtres de Simone de Beauvoir. Or ici, on les entendra restitués par énonciation, ou là incarnés en situations dramatiques, sinon ailleurs représentés comme actes de lecture même (et problématisés de la sorte).
Les personnages ? Six comédien.ne.s les font circuler de manière interchangée. Plusieurs incarneront Simone de Beauvoir elle-même. Et ce n’est pas que plate question d’avancée en âge, mais de modes d’implications, de projection, d’angles de vue. Par exemple, lorsqu’il faut évoquer dans le trio constitué de la Simone encore jeune fille, Zaza son amie bellement libre d’être, vers qui se projeter en fusion, mais aussi sa sœur, c’est un tournoiement qui s’instaure, où s’étourdit le parti d’exister. D’exister d’une vie entièrement tissée de liens. Liens ici acceptés, là forgés, ailleurs dénoncés. D’une vie de vies. De conflits. De fidélités.
Les registres sont ceux du chant, du murmure, de l’emportement. Ils traversent, empruntent, déplacent les êtres qui s’y heurtent, ou s’y offrent, en autant de situations. Cette puissance se densifie en corps, remuants, débordants. Un formidable parti de présence interprétative, rend directement sensible les tensions qui animent les personnes comédien.ne.s engagées, et non seulement la figure représentée. Leur vibration à chaud tient en haleine.

Il faudrait parler des images vidéo, dépliant l’action du plateau. Sinon prenant en charge une part narrative. À cet égard, l’évocation quasi farcesque de la rencontre avec Sartre peut laisser sur sa faim. Mais bon : la pièce s’autorise aussi les libertés de ton, l’humour flottant entre sarcasme et pantomime, presque burlesque pour camper les Laure Adler, François Mauriac, Paul Preciado, Annie Ernaux commentant la bombe du Deuxième sexe explosant dans le siècle. Ou bien, humour glaçant pour restituer l’état ordurier de l’échange actuel par les réseaux sociaux, sur le même sujet. De Beauvoir restant au cœur des débats mis à jour.
Extraordinaire dynamique aussi que la scénographie, entièrement pensée et forgée au plateau, tout au fil de la construction de la pièce. Cela vaut à Emma Depoid une pleine co-direction de la compagnie Animal Architecte au côté de Camille Dagen. Cela se solde par la présence des techniciens de scène, impliqués dans l’action. Pour l’essentiel, il s’agit d’un grand agencement de panneaux multiples et articulés entre eux, en même temps que mobiles par manipulation directe. De quoi animer une chorégraphie d’architectures symbolisées (dont l’appartement très bourgeois de la très réactionnaire et bigote famille de l’écrivaine). Architecture du monde, redistribuée comme en jeu de cartes. Conflits d’espaces intérieurs. Obstacles, enfermements, enjambements, fuites. Dans un second temps, le même principe technique se fait plus abstrait, comme raidi en immobilité. Ici on avouera s’être senti soudain dépossédé, frustré, par la raréfaction dynamique de l’action au plateau ; tout comme un relatif absentement du personnage Beauvoir.
Or cet inconfort subi ne doit rien à une baisse de niveau du projet théâtral. Cet inconfort met au défi de ne pas céder à la complaisance du seul étourdissement virtuose d’un chatoiement théâtral. Si tout se fige, si cela semble tourner au théâtre documentaire, avec lecture de manifestes, comptes rendus de procès, c’est bien que Simone de Beauvoir produit alors un tome supplémentaire de son grand récit de vie, La force des choses. On est en pleine Guerre d’Algérie. LA guerre de sa vie (et la pièce, d’un jet de rideau, et temps d’entracte, sait assumer l’éclipse que fut la Deuxième Guerre mondiale). Alors de Beauvoir instruit, plaide, documente, échafaude, argumente, combat, analyse, théorise. Cette forme d’action, d’écriture aussi, d’engagement frontal, souffre de se manifester par un gel — relatif — des péripéties et retournements dramatiques. Ce vide apparent désigne en fait un grand plateau atteint, dans le défi à la conscience politique, totalement impliquée dans l’urgence. Mise en étau colonial, massacres, tortures, extrême-droitisation, terrorisme meurtrier de l’O.A.S., coup de force institutionnel de De Gaulle (que Camille Dagen aurait peut-être pu mettre un peu plus en perspective).
C’est finalement toute une recherche active que Camille Dagen poursuit jusqu’à la faire déboucher, comme toujours vivante, sur le plateau. Le texte s’émaille de quelques clés, qu’elle en livre. À ce compte, c’est un siècle qu’on aura partagé, accompagné, ramené au temps sélectif d’une pièce en scène. C’est en proie aux forces de vie, de corps, de pensée, d’angles de vue, de gestes engagés, d’élaboration théorique, de projection philosophique. Ça n’est jamais linéaire, jamais scolaire, jamais cérémonieux, à l’endroit de son sujet Beauvoir. Mais certes complice en intelligence des causes.
C’est pourquoi on aura pu regretter le retour, pour conclure, à un théâtre plus convenu, d’un magnifique et poignant solo d’actrice, réfléchissant, par les mots de l’écrivaine, à la fuite du temps, l’échéance de la mort, le retournement d’une passion d’avenir dans une sédimentation de passé, et toute philosophie un rien fanée, animant le grand âge. L’auteur des lignes qu’on est en train de finir de lire, commençant à savoir lui-même ce qu’il en est.
Gérard Mayen
On recommandera vivement par ailleurs le visionnage, sur Arte via Internet (encore quelques temps en accès libre), du documentaire Le deuxième sexe, sur les traces de Simone de Beauvoir. Cet imposant travail, sur 90 minutes, est cosigné par la Montpelliéraine Nathalie Masduraud, et Valérie Urréa, qui a bien des liens elle aussi dans la capitale du Languedoc. On y apprend que Le deuxième sexe, qui a infléchi le cours du XXe siècle, a été rédigé sur un laps de temps resserré. Et qu’il a découlé d’un grand voyage effectué par Simone de Beauvoir aux U.S.A. en 1947, pour y donner une série de conférences. Sa curiosité pour un contexte politique et culturel tout autre — avec notamment la question d’un racisme structurel, à vif — aura déterminé chez elle des questionnements essentiels. Les deux réalisatrices partent sur ces traces. Elles mettent en regard la documentation sur ce voyage lui-même, et les apports toujours vivants de l’œuvre beauvoirienne dans les pensées des intellectuel.le.s et activistes américain.e.s d’aujourd’hui, qu’elles rencontrent. Cela change de l’indexation sur la seule « french theory » et ses référents post-structuralistes.