Nous sommes allés à la rencontre des familles de disparu.e.s dans le ravin de Víznar où furent assassiné.e.s dans des charniers le poète Federico García Lorca, l’instituteur Dióscoro Galindo, la pharmacienne Milagro Almenara Pérez et tant d’autres. Agustín, Francisca et Mercedes témoignent de leurs recherches à l’été 2023, de leur soif de justice pour tous ceux et celles qui ne savaient pas qu’ils allaient mourir à cause de leurs idées et seraient sans sépulture.
Dans un paysage de rêve au milieu des pins majestueux s’élèvant vers le ciel, Agustín, 57 ans, agent de nettoyage dans le métro de Granada, montre la photo de son grand-père attaché à un arbre dans le ravin de Víznar, lieu de mémoire pour les familles des centaines de victimes de la répression fasciste, exécutées puis enterrées anonymement dans des fosses. Le petit-fils tient entre ses mains le vieil étui contenant les lunettes de son aïeul qui était maître d’école. S’il est aujourd’hui là, c’est grâce à son fils, lycéen de 18 ans, qui a raconté l’histoire de son arrière-grand-père dans le cadre d’un atelier d’écriture sur le thème des familiers réprimés de son village, Armilla, près de Granada. Une initiative portée par l’attachée culturelle de la mairie socialiste. C’était en 2022. « Ce qui me prend aux tripes, confesse-t-il, c’est que des gens comme ce cycliste passent à côté sans savoir ce qui s’est passé ici. » Passionné d’histoire depuis sa jeunesse, à travers ses lectures, il n’a de cesse de refuser l’inconcevable : « Nous sommes des personnes, dès l’instant où on tire une balle dans la nuque de mon grand-père, c’est une tragédie. »
En dehors de la famille, il était interdit de parler de politique

Né à Baza (Granada) le 11 février 1893, Clemente Linares Fernández était un instituteur, marié, père de cinq enfants, lui-même issu d’une lignée de cinq enfants. Il exerça son métier dans différents villages de la province de Granada avant de s’établir définitivement à Casanueva. « Nous ne connaissons que trois frères sur les cinq. L’aîné, également instituteur, a dû s’exiler en Argentine et l’autre à Barcelone. » À la maison personne ne parlait du grand-père, d’ailleurs il était interdit de parler de politique avec des inconnu.e.s. « On ne parle pas de politique en dehors de la famille ! », telle était l’injonction parentale. Concernant la deuxième génération, c’était le silence, ce n’était pas du désintérêt mais plutôt de la délicatesse : « je suis l’avant-dernier petit-fils, j’ai un cousin beaucoup plus jeune que moi et Juan Carlos, qu’il repose en paix, a commencé des recherches et moi, féru d’histoire, aussi. Mais je ne voulais pas aller plus loin parce que je savais que ça allait être très douloureux pour mes parents et mes oncles ».
Si Agustín englobe sa mère dans cette affaire, c’est en tant que fille de mineur du bassin minier, dont le père fut exécuté par le chef de la phalange à Torre del Bierzo (province de León, au nord-ouest de la péninsule). Agustín est le petit-fils de deux républicains assassinés suite au soulèvement fasciste contre la République. « Mon grand-père paternel se rendait à Granada pour toucher son salaire auprès de la délégation de l’Éducation nationale. On l’a arrêté dans la rue Duquesa de Granada où se trouvait le siège du gouvernement civil converti en prison. » Un jour que son fils, 7 ans, se rendait aux côtés de son oncle à la prison pour remettre sa gamelle à son père, le gardien leur dit que le prisonnier ne s’y trouvait plus. Qu’était-il devenu ? Sa famille apprendra son sort bien plus tard.
La croyance que Clemente avait été tué parce qu’il était instituteur
Agustín a toujours pensé qu’on avait tué son grand-père parce qu’il était maître d’école. Or, c’était un syndicaliste membre de la Fédération universitaire scolaire1 qui avait à cœur que les Espagnol.e.s continuent d’étudier. Clemente était un universitaire qui adhéra au Parti socialiste2. « Si mon grand-père levait la tête, il me donnerait un coup sur le crâne », affirme Agustín un grand sourire aux lèvres. La République fut surnommée « La République des maîtres », c’est dire l’importance de l’éducation publique obligatoire gratuite et laïque qui mettait fin à des siècles de discrimination de genre et de classe et à la mainmise de l’Église sur l’enseignement. Les maîtres d’école avaient pour tâche de diffuser le savoir dans tout le pays.
Le nom du grand-père n’apparaît dans aucune liste de personnes fusillées ou exécutées. « Pour que je comprenne pourquoi et quand ils avaient tué mon grand-père, la seule référence c’était García Lorca. Pour me rapprocher de mon grand-père, j’ai dû lire le célèbre bouquin de Molina Fajardo qui raconte l’histoire de l’assassinat du poète3 ». Et de poursuivre : « ma grand-mère s’est procurée le certificat de décès dans le cimetière de Víznar qui ne mentionne pas comment il a été assassiné, c’est très frustrant. On a toujours su qu’il avait été tué mais sans jamais savoir où était son corps ». Quant aux circonstances de sa mort, Agustín suppose qu’elle est liée aux représailles franquistes contre le camp de la gauche républicaine suite aux bombardements de son aviation, le 8 août 1936, sur la ville de Granada tombée aux mains des factieux le 25 juillet 1936.
Ímpensable qu’on le fusille pour ses idées

Agustín continue ses recherches auprès des archives générales de l’administration à Madrid. « Je me suis arraché les cheveux en lisant le dossier de mon grand-père. Il était accusé d’avoir été assesseur pendant les élections du Front populaire et trésorier du même Front, d’être socialiste et protestant aux idées subversives, considéré comme un dangereux terroriste parce qu’il avait participé à un meeting à Illora ». Pour le quinquagénaire à l’allure athlétique, le choc est brutal : « ça me paraissait impensable qu’on le fusille pour le simple fait d’avoir des idées politiques, c’est extrêmement choquant ». En effet, dans son village de Casanueva, l’instituteur Clemente fonde une coopérative pour que les paysans cultivent la terre qui appartient aux riches, lesquels se retrouvent au Casino qui se trouve juste à côté de la maison de Clemente. Le pédagogue a choisi son camp : celui des travailleurs longtemps opprimés par la classe dirigeante.
Déterminé, Agustín assure : « si j’avais le moindre petit indice où il se trouve, je n’hésiterais pas à piocher avec le pic et la pelle pour le retrouver, parc naturel ou pas ». À l’époque des événements, le ravin de Víznar n’était pas un parc naturel, les franquistes ont fait planter des arbres pour camoufler leurs crimes. « Quatre-vingts ans après qu’il y ait encore des gens dans des charniers, ça n’a pas de nom, c’est intolérable ! Cinq ans après la transition, je pouvais le comprendre, mais six ans après non, la droite a voulu le cacher en le passant sous silence, mais la gauche socialiste qui a gouverné n’a pas eu une paire de couilles. Je demande seulement la vérité, la justice, je veux rendre sa dignité à mon familier ».
José a disparu alors qu’il se rendait à son travail
Francisca Pleguezuelos Aguilar, 73 ans, a l’allure d’une jeune femme toute pimpante avec son lycra bariolé et son débardeur qui la met en valeur. Née à Granada, celle qui fut professeure de mathématiques m’a donné rendez-vous à Fuente Vaqueros, le village où est né le poète Federico García Lorca, pour me parler de son oncle paternel dont elle cherche la trace.
José Pleguezuelos Maurell se rendait à son travail le 8 août 1936 et n’est jamais rentré chez lui. Il était vendeur dans un magasin de tissus très connu de Granada « La Magdalena » appartenant à la famille Pérez de la Blanca, et avait un fils âgé de 7 ans. José défendait les droits des travailleurs du commerce dans son syndicat l’UGT (Union générale des travailleurs ) dont il était le vice-secrétaire général. « Mon oncle, né en 1904, était l’aîné des quatre frères, Ana était l’unique sœur, née en 1907, Federico était de 1910, mon père Jesús est né en 1911. Ma tante, Carmen, est allée le chercher à son travail, on lui a dit qu’il n’était jamais venu travailler. De là, elle est partie au commissariat, et tous les jours, elle y est retournée pour avoir des nouvelles de son époux. »
Cinq ans après la disparition de son mari, en 1941 Carmen Ruiz a rencontré un autre homme avec qui elle veut se marier, elle a donc besoin de savoir ce qui est arrivé à José. Représentée par un avocat, l’épouse apprendra l’assassinat de son époux survenu le 9 août 1936. « Le dossier précise qu’il a disparu en raison de ses opinions de gauche et parce qu’il a défié la cause nationale. Il a été inculpé sans être jugé. Et c’est le patron de la boutique où il travaillait qui l’a dénoncé. »
« Mon père a toujours su que son frère avait été assassiné à Víznar »

Deux versions s’opposent sur les circonstances de sa mort. « Un policier a dit à mon oncle Federico que son frère n’avait pas souffert, qu’il avait reçu une balle et qu’il était décédé sur le coup contre le mur du cimetière de Granada. Mon père a toujours affirmé que c’était un mensonge, que son frère avait été tué dans le ravin de Víznar. » Le père de Paca (Francisca) est sûr de lui parce qu’il a connu plusieurs prisons de la région de Granada et aucun prisonnier ne connaissait son frère José.
« Mon père adorait son frère parce qu’à la mort de leur papa quand ils étaient petits, José, l’aîné, fut un père pour ses frères et sœur. Ils avaient sept ans de différence et la maman décéda peu après alors qu’ils étaient encore jeunes. »
La famille Pleguezuelos a le cœur à gauche. « Mon père a fait de la prison parce qu’il a déserté pendant la guerre. Il venait de faire son service militaire, on l’appelle dans les rangs franquistes, il s’enrôle puis passe du côté des troupes républicaines à Deifontes (Granada). Il venait chercher sa fiancée, ma mère. Ma grand-mère dit à sa fille : “il a risqué sa vie pour toi, pars avec lui.” Ils son partis pour Jaén. Mon père est devenu lieutenant dans l’armée républicaine. Il allait au front pour donner la paye aux soldats et ma mère le suivait juchée sur un âne. Ils se sont mariés civilement, le 2 août 1937. »
Condamné à vingt ans de prison par un tribunal militaire
Toute la famille est native de Guadix (Granada), une ville à forte résistance paysanne pendant la guerre. « Mon paternel a fui l’armée franquiste parce que les fascistes avaient tué son frère. Il a été condamné à vingt ans de prison par un tribunal militaire. Son avocat, un franquiste libéral, l’a bien défendu. En 1943, il est sorti de prison et s’est marié avec ma mère, à l’église, en 1945, à la demande de son patron de la boutique de tissus Almacenes Puerto Rico, un homme de droite mais un démocrate. » Le poids de l’Église pendant la guerre aux côtés de Franco et la dictature rythme la vie quotidienne dans le pays des vainqueurs, la pression politique et sociale est si forte que des familles républicaines cèdent pour avoir la paix.
« Mon père écoutait, la nuit, la radio pyrénéenne4. C’était un grand féministe, il partageait toutes les tâches ménagères avec ma mère. On n’allait pas à la messe. Avec mes deux autre sœurs, on est allées dans des collèges et lycées publics. Mais, toute petite, j’ai étudié dans une académie privée créée par une institutrice opposante au régime. À la maison, on ne parlait pas de mon oncle, car mon père ne voulait pas nous compromettre. Il militait au Parti socialiste clandestin pensant que j’étais communiste et membre de la jeune garde rouge. C’est en m’apercevant dans un meeting semi-clandestin du PSOE qu’il comprend que je partage ses idées. »
Le champagne coule à la mort de Franco
Chez les Pleguezuelos, le champagne coule à flots à l’annonce du décès de Franco. Soulagé, son père, Jesús, dira : « Heureusement qu’il ne m’a pas enterré, il est mort avant. » Et c’est un peu avant 1975, le dictateur est encore vivant, que le père commence à évoquer l’histoire de son frère tant aimé José. « Je n’arrêtais pas de le questionner. Les premières élections démocratiques du 15 juin 1977 coïncident avec les fêtes de Granada. J’étais assesseure et tellement heureuse de voir les gens faire une queue immense le jour du vote. Mon père décède en janvier 1978 et nous savions déjà beaucoup de choses sur son frère. Sur le mur du cimetière, une plaque commémorative porte le nom de mon oncle avec tous les autres fusillés. Moi, je crois mon père et je décide de mouiller ma chemise afin d’obtenir justice et réparation pour lui, pour son frère et pour toutes les victimes. »

Paca se rapproche alors des associations mémorielles qui lui prélèvent son ADN. « C’était un espoir mais avec de nombreux doutes puisque je fais partie de la seconde génération et que plus la génération est éloignée et plus il est difficile de prouver le lien familial, mais depuis qu’une petite nièce m’a appelée, je suis comblée. Cette famille a pris soin du fils unique de mon oncle assassiné par les fascistes et porte le même prénom que son père José. Il avait à peine 7 ans quand il accompagnait sa maman au commissariat pour demander des nouvelles de son papa. Il ne voulait pas donner son ADN parce qu’il ne voulait pas souffrir en remuant le passé. Devant notre profond engagement et pour que son père repose enfin en paix, José finira par accepter et donnera son ADN peu avant sa mort à 94 ans en septembre 2023. »

« Je voudrais retrouver ses restes, je le dois à mon père »
Paca est une socialiste de conviction, elle a même été députée de Granada et eurodéputée, mais un cancer du sein l’a obligée à laisser tomber son mandat. Elle se réjouit du « saut qualitatif que représente la loi de Mémoire démocratique5 qui marque la volonté du gouvernement de ne pas enterrer le passé en s’occupant des victimes ». Selon la militante socialiste et féministe, la transition espagnole fut nécessaire, « il n’y avait pas d’autre option mais elle ne peut pas être une excuse pour qu’il n’y ait pas de changement. La constitution doit être réactualisée en l’adaptant aux problèmes sociaux et environnementaux que nous affrontons aujourd’hui ».
Quant à la loi d’amnistie, elle estime que « tous ont été des victimes. Mais, comment a-t-on pu amnistier avec plus de générosité les bourreaux que les victimes ? » Son souhait concernant son oncle : « Je voudrais pouvoir retrouver ses restes afin de l’enterrer aux côtés de ses frères, je le dois à mon père et à la famille qui a pris soin de lui jusqu’à ses derniers jours puisqu’il était célibataire et n’a pas eu d’enfants ».

À Fuente Vaqueros, Mercedes recherche son aïeul
Mercedes, 57 ans, est née à Fuente Vaqueros et réside sur le même trottoir où Federico García Lorca vit le jour. Toute la ville respire l’âme du poète, son image est présente dans de nombreux lieux tels que le musée et la Route Lorquiana mais aussi sous la forme de statues ou de portraits.
Coquette et élégante avec ses perles blanches, Mercedes me reçoit dans la bibliothèque où elle travaille ; cette passionnée des livres est devenue bibliothécaire, en 2019, parce que la place était libre, la fonctionnaire étant partie à la retraite.
« C’est un lieu qui m’enchante, mon monde sont les bouquins et la culture, les conversations autour d’un livre, les concerts et les chansons engagées. J’invite des auteurs et autrices qui écrivent sur l’égalité, le racisme et la mémoire historique. » Un parcours atypique pour cette comptable de métier qui a perdu son travail suite à la faillite de son entreprise pendant la grave crise économique et financière que le pays a connu en 2008, puis un concours de la fonction publique territoriale la propulse cheffe d’équipe au service de nettoyage de la mairie, en 2011. Mercedes est la fille d’un boulanger et d’une épicière. Sa sœur est sa cadette de six ans, elle est psychologue du travail et vit à Almería, sur la côte méditerranéenne, à 110 km de Granada.
Né à La Zubia (Granada), son arrière-grand-père, côté maternel, José García s’illustra dans la guerre d’Espagne contre les troupes napoléoniennes (1808-1814). « Il acheta les terres bon marché qui avaient appartenu au Duc de Wellington à Fuente Vaqueros pour y construire sa maison. Employé à la semaine, il achetait et vendait des pois-chiches et des tissus au porte-à-porte, il allait de village en village monté sur sa mule. Et chaque semaine, il récupérait son dû », c’était au début du XXe siècle. La famille était composée de huit enfants, dont quatre filles et quatre garçons. L’épouse, Encarnación Hernández Vargas brodait, en compagnie de ses filles, les commandes de trousseaux pour les futures mariées à l’aide de sa machine à coudre.
Un phalangiste accuse le grand-père d’être un extrémiste
Mercedes ne connaît pas l’engagement politique du grand-père maternel. « Il a dû être un sympathisant de la gauche républicaine puisque dans son dossier quelqu’un a affirmé “il faut le tuer” parce que mon arrière-grand-père avait dit “je vais prendre une hache et couper la tête à tous les fascistes”. Dans ce document, un phalangiste l’accuse d’être extrémiste et dangereux parce qu’il est adhérent de la Société ouvrière. Après son assassinat, des personnes ont déclaré qu’il n’était pas membre de ce syndicat. »

La famille n’a aucune nouvelle du père, il a disparu, aucun membre ne sait qu’il vient d’être assassiné. « À ce moment-là, les créanciers viennent depuis Granada recouvrir les dettes qui atteignent jusqu’à 8 000 pesetas. » Les franquistes exproprient tous ses biens y compris les meubles, les objets et l’alimentation, sauf les machines à coudre. « Il y en avait deux. Les femmes ont pu continuer à coudre et à broder pour les riches du village qui payaient très peu, c’était une façon de les punir. »
Le trauma transmis de génération en génération
Les traumatismes sont terribles, à l’époque il n’y avait pas de psychologue pour aider à les surmonter6. « Ma mère m’a toujours raconté que sa mère avait perdu la tête suite à cette mort brutale. Son mari était âgé de 60 ans. Dans la famille maternelle, 90 % des frères et sœurs ont eu un AVC [accident vasculaire cérébral – ndlr] y compris les petits-fils de José. Ma génération souffre d’hypertension et de dépression. Ce qui s’est produit est très dur et énorme parce que les aînés sont décédés sans jamais avoir parlé. Les enfants de mon arrière-grand-père se sont toujours tus, certains sont même devenus des religieux comme s’ils avaient retourné leur veste, peut-être par peur. Cette peur perdure encore, elle te bloque le cerveau par crainte d’être tué ou qu’on tue les tiens. Ils sont même allés jusqu’à endosser l’idéologie des vainqueurs. Tous et toutes allaient à la messe. Ma grand-mère, mes tantes et ma mère ont été très croyantes. Ma grand-mère obligeait ma mère à se rendre à l’église. Ma tante, Elena, voulait être enseignante et pour obtenir son diplôme, elle a dû prendre sa carte de phalangiste (Parti de la Phalange – ndlr)7. Par contre, mes oncles ne laissaient pas leurs enfants fêter le 18 juillet [date de début de la guerre civile, en 1936 – ndlr] dans la rue, ils trouvaient une excuse pour ne pas sortir ce jour-là ».
C’est une époque dictatoriale drastique également au niveau des mœurs : interdiction de danser enlacés, de s’embrasser, de se tenir par la main, de montrer ses bras, de porter des jupes courtes, les femmes ne pouvaient pas sortir l’argent de la banque sans le consentement de leurs époux, etc.
« Les femmes meurent très jeunes dans cette famille »
« Devenue folle, ma grand-mère est morte à 54 ans d’un accident cardio-vasculaire comme toutes ses sœurs. Ma mère est malade depuis vingt-huit ans. “Dans cette famille, les femmes meurent très jeunes, on est en train de payer l’assassinat de l’arrière-grand-père”, a constaté un des petit-fils. » C’est en 2012 que le nom manquant de l’aïeul surgit dans un livre, José García Montes. « Je lis L’histoire occulte de Fuente Vaqueros 1931-1945 et plus je lis plus je pleure parce qu’apparaissent les noms de toute ma famille, et surtout j’apprends le deuxième nom de mon arrière-grand-père inconnu de tous et de toutes, c’est comme si on avait oublié comment il s’appelait du côté de sa mère [En Espagne le nom du père est accolé à celui de la mère – ndlr]. Même la plaque du village en hommage aux victimes du franquisme porte un seul nom : José García. »
C’est le déclic pour Mercedes, elle commence à enquêter et à rencontrer des gens qui comme elle sont à la recherche de leurs disparu.e.s. Sa voisine est dans ce cas et la met en contact avec Juan Francisco (Fran), un jeune sociologue, dont le père, Paco Carrión, mène les fouilles dans les fosses communes de Víznar. « Fran m’aide à trouver le dossier qui fait 127 pages. Et m’informe que l’ADN doit provenir d’un fils ou d’une fille. Il reste un petit-fils de 83 ans qui vit à Tarragona, je l’ai appelé, il était d’accord pour faire le test. Fran lui a envoyé le Kit et quinze jours après, je recevais son ADN. Mon travail est terminé. Je fais les choses par amour. »
Mercedes a le soutien de son père et de son conjoint Ángel, elle s’occupe également de sa mère qui est très âgée et malade. Femme sensible, ses grands yeux marrons brillent de larmes d’émotion à l’évocation de son aïeul : « Je parle avec mon arrière-grand-père, il veut que je le cherche. Et chaque fois que j’avance d’un pas je lui dis que bientôt je vais le trouver ».
Reportage réalisé par Piedad Belmonte
ANDALOUSIE : LA RÉGION QUI COMPTE LE PLUS DE DISPARITIONS FORCÉES
En Andalousie, il y a 49 737 personnes assassinées par le franquisme et 900 fosses communes (source 2024 de la communauté autonome andalouse).
Les zones où il n’y a pas eu de guerre comme Séville, Huelva, Cadix et une partie de Cordoue cumulent plus de disparitions forcées que le terrorisme d’État dans les dictatures d’Argentine et du Chili réunies. L’absence de guerre a laissé place à la répression, à la torture et à l’assassinat.
Séville et ses environs est la région la plus touchée par les putschistes : 12 599 victimes, 171 charniers. Les nouveaux chiffres officiels placent Huelva en deuxième position : 10 378 personnes assassinées, 137 enterrements clandestins. Suivent Malaga : 8 317 assassinats, 114 fosses. Granada : 6 530 morts, 137 charniers. Cadix est en seconde position au niveau des fosses communes et en septième position avec 2 616 ossements. Située en zone républicaine jusqu’à la fin de la guerre, Almería ferme le cercle avec 421 victimes et 19 charniers.
Ces chiffres sont issus de la carte des fosses pour l’Andalousie. Il se peut qu’ils augmentent au fur et à mesure de l’actualisation de cette carte de la géographie andalouse de la terreur franquiste. L’Andalousie est la région qui a le plus grand nombre de victimes de disparitions forcées.
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Notes:
- La Federación universitaria escolar regroupait des étudiants et des professeur.e.s.
- Partido socialista obrero español (PSOE), Parti socialiste ouvrier espagnol. Sous la République et pendant la guerre, Largo Caballero, Indalecio Prieto et Juan Negrín furent ses principaux dirigeants.
- Los últimos días de García Lorca (Les derniers jours de García Lorca), Éditions Almuzara, livre non traduit en français par son auteur Eduardo Molina Fajardo. Ce journaliste de Granada, d’idéologie phalangiste, dirigea plusieurs journaux fascistes. Ayant accès aux archives dès les années 60, il mena une enquête sérieuse sur les circonstances de l’assassinat de Federico García Lorca en rencontrant les fascistes impliqués dans l’arrestation et témoins de l’exécution du poète ainsi que leurs adversaires politiques, les Républicains.
- La radio de l’Espagne indépendante, nommée populairement la Pireanica ou la Pire, a émis clandestinement durant 36 ans (1941-1977) depuis Moscou en Union soviétique, puis depuis Bucarest en Roumanie. Créée par le Parti communiste d’Espagne, elle a programmé 108 000 émissions comprenant des discours de Dolores Ibárruri, la Pasionaria (première femme dirigeante d’un parti politique espagnol, dirigeante du Parti communiste espagnol entre 1942 et 1989, exilée en Russie pendant le régime de Franco), ou de Santiago Carrillo (homme politique et un écrivain espagnol, dirigeant du Parti communiste d’Espagne (PCE) de 1960 à 1982. Après la mort de Franco, il joue un rôle important dans le processus de la transition démocratique espagnole, qui aboutit à la ratification de la Constitution de 1978), des interviews du poète Rafael Alberti ou encore du chanteur, auteur-compositeur-interprète, Joan Manuel Serrat. Il y avait aussi des programmes sur les prisons, car des prisonniers politiques faisaient parvenir des nouvelles à la radio. À son apogée, la radio recevait des auditeurs et auditrices entre 1 200 et 1 500 lettres par semaine.
- La Loi de Mémoire démocratique du 19 octobre 2022 est un progrès par rapport à la loi antérieure de mémoire historique. L’État devient le responsable de la recherche des disparu.e.s. Il finance les fouilles et les exhumations dans les fosses communes. Elle annule les décisions des tribunaux issus du coup d’État fasciste du 18 juillet 1936.
- Le traumatisme transgénérationnel touche des personnes pouvant éprouver des symtômes, des réactions, des schémas ou des effets émotionnels et psychologiques dérivés d’un traumatisme subi par les générations précédentes.
- Créée le 29 octobre 1933, la Phalange est un mouvement d’idéologie fasciste fondée par Antonio Primo de Rivera, fils de l’ancien dictateur Miguel Primo de Rivera (1923-1930). Un tribunal populaire le condamne à mort pour conspiration et rébellion militaire contre la Seconde République. Il sera exécuté dans la cour de prison d’Alicante, le 20 novembre 1936.