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« Ça fait des années que La Gauche n’a pas fait son travail. »
À la veille des élections fédérales du 23 février en Allemagne, dont les estimations donnent la droite gagnante et l’extrême droite en forte progression, nous donnons la parole à Friedrich Schmalzbauer, cofondateur du parti de la gauche, Die Linke.
En 2007, vous aviez pris la parole à la fête de l’Humanité à Toulouse pour le parti Die Linke (La Gauche), nouvellement fondé. Plus tard, vous étiez l’invité, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon, d’un meeting à Marseille. Le parti existe-t-il encore ?
Créé en 2007, le parti Die Linke existe toujours. Il est la seule voix de gauche au Bundestag, le parlement allemand. Les divergences internes, notamment autour des questions de migration, ont conduit à une scission, l’année dernière, donnant naissance à un nouveau parti : BSW Alliance Sahra Wagenknecht1. La presse dominante le disait mort, pourtant le parti a repris de la vigueur avec une nouvelle direction fédérale. Tête de liste de Die Linke, la camarade députée Heidi Reichinnek s’est montrée particulièrement convaincante. Elle n’est pas seule, il y a une constellation intéressante avec d’autres camarades, dont les plus aguerris, le célèbre homme politique Gregor Gysi2 et le syndicaliste Bodo Ramelow, ancien président de Thuringe. Ils ont décidé de conquérir directement une circonscription. Cela signifie que le parti sera représenté au prochain Bundestag.
L’AfD est crédité de 20 % des voix aux élections législatives du 23 février. Comment expliquez-vous la résurgence de l’extrême droite dans un pays qui a connu le nazisme il y a plus de quatre-vingt-dix ans ?
Le parti d’extrême droite AfD (Action pour l’Allemagne) a été fondé en 2007. Depuis le gouvernement d’Angela Merkel (CDU/CSU), l’Allemagne connaît un taux d’immigration élevé. Dans une société vieillissante, cela ne constitue pas en soi un problème. Mais les extrémistes de droite et la droite conservatrice (CDU/CSU) ont profité de plusieurs attentats commis par des immigrés pour déclencher une hystérie xénophobe. Le summum a eu lieu lors de deux votes au parlement : la droite s’est appuyée sur les extrémistes de droite de l’AfD pour refuser l’entrée en Allemagne des sans-papiers et des demandeurs d’asile. Cette violation du tabou a amené des centaines de milliers de personnes à manifester le 8 février. Rien qu’à Munich, il y avait trois cent mille participants, indignés par la manœuvre du possible futur chancelier, Friedrich Merz. Il ne faut pas se tromper, malgré ses propositions antisociales, l’extrême droite trouve également un soutien parmi des travailleurs et des personnes socialement défavorisées. Beaucoup de gens ne se soucient pas des programmes des partis et se laissent influencer. Les algorithmes sur Internet font, avant tout, le jeu des extrémistes de droite. En outre, avec leurs déclarations, ils profitent des erreurs du précédent gouvernement de coalition : Sociaux-démocrates, Verts et Libéraux du FDP. Et puis, ça fait des années que La Gauche n’a pas fait son travail.
Depuis l’effondrement de la RDA, l’antifascisme, en Allemagne, n’est plus au centre des préoccupations. Les extrémistes de droite de l’AfD utilisent sans fard les slogans nazis, falsifient et banalisent l’Histoire en s’appuyant sur le manque de culture politique. Les gestes fascistes et le soutien d’Elon Musk alimentent leur machine propagandistique. Mais, il est utile de rappeler le grand poète Bertolt Brecht : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. » Dans un poème, il décrit les « nazis dénazifiés ». Cela s’applique avant tout à l’histoire de l’après-guerre dans l’Allemagne de l’Ouest. L’interdiction du KPD en 1956, le Parti communiste allemand3 — première victime du régime nazi — imposée par le chancelier d’après-guerre Konrad Adenauer, a une fois de plus élevé l’anticommunisme au rang de doctrine d’État en RFA. Les interdictions professionnelles pour les communistes étaient monnaie courante4 et les syndicalistes progressistes étaient persécutés, accusés d’espionnage pour la RDA5. Cet héritage anticommuniste s’est poursuivi dans l’Allemagne unifiée, encore entretenu par la droite et l’AfD d’Alice Weidel6. Cependant, il faut aussi souligner la résistance antifasciste qui a mobilisé des centaines de milliers d’Allemands ces dernières semaines.
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Vous êtes membre honoraire de la Fondation Rosa Luxemburg7. Que reste-t-il de la pensée humaniste, anti-guerre, anti-impérialiste du mouvement spartakiste8 dans la gauche allemande ?
Rosa Luxemburg était une communiste allemande exceptionnelle qui a finalement été assassinée par des extrémistes de droite. La Fondation du parti Die Linke porte à juste titre son nom. D’une part, sa mission est ce qu’on appelle aujourd’hui un groupe de réflexion visant à rechercher, publier et élaborer des analyses. Presque chaque jour, je participe à une vidéoconférence au cours de laquelle les correspondants de la Fondation, depuis l’étranger, évaluent la situation internationale. D’un autre côté, elle s’engage en faveur de l’éducation. Il faut rappeler qu’au sein de la Fondation Rosa Luxemburg, la gauche historique est encore présente, elle est la digne héritière des idées de cette militante pacifiste, féministe et révolutionnaire. Pendant que l’extrême droite manipule et falsifie l’histoire, il y a une profonde incompréhension des vraies raisons de la victoire nazi, notamment le rôle des industriels, de la bourgeoisie, des médias et de la plupart des intellectuels. Je m’engage, actuellement, pour le parti Die Linke afin de stabiliser la Fondation parce qu’elle joue un rôle politique majeur après la disparition de la RDA et l’effondrement du bloc soviétique.
Est-ce que les questions internationales se sont invitées dans la campagne électorale ?
La campagne électorale a été réduite aux questions d’immigration, la guerre en Ukraine et la poussée de l’extrême droite. La forteresse Europe et l’armement ont été au premier plan en ignorant le vrai débat sur la dérive sociale de la droite : réduction de l’allocation chômage (Bürgergeld), la vie chère dans tout les secteurs, la campagne pour « travailler plus et plus longtemps ».
Quelle est votre position sur la guerre en Ukraine ?
Quiconque est de gauche rejette les guerres impériales. Croire qu’on peut vaincre la Russie avec toujours plus d’armes, c’est d’abord accepter de nouvelles victimes, et puis, on risque une guerre mondiale. Il est particulièrement honteux pour nous, Allemands, que tout ne soit pas fait pour mettre fin à la guerre. Entre autres, les fils des grand-parents qui ont libéré l’Allemagne y meurent. L’extrême droite prétend être favorable à la fin de la guerre, or au Parlement, elle vote pour le réarmement. La Gauche est favorable à une paix négociée, mais ne l’a pas clairement montré. Elle était, au moins comme parti, absente des manifestations contre la guerre en Ukraine. Cela a des conséquences néfastes, car de nombreux sympathisants sont favorables à une paix négociée immédiate. Je suis également convaincu que l’OTAN et les États-Unis portent une part importante de responsabilité dans l’escalade en Ukraine. Mais cela n’excuse pas la guerre d’agression.
Vous avez signé la pétition contre la dissolution du Collectif Palestine vaincra. L’on connaît la réticence de nombreux.ses Allemand.e.s à critiquer l’État d’Israël, comment vous situez-vous ?
Tout le monde a d’abord été horrifié en apprenant le massacre du 7 octobre 2023 ainsi que l’incapacité de l’armée israélienne et ses services de renseignement à l’empêcher. Mais ce qui a été fait, ensuite, à Gaza par le gouvernement de Netanyahu et l’armée israélienne est un meurtre de masse et un génocide. En Allemagne, il est plus difficile de juger Israël sur la base du passé nazi. De mon point de vue, il est inacceptable de justifier l’agression israélienne contre la population palestinienne au nom du génocide dont ont été victimes les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. L’antisionisme ne doit pas être assimilé à de l’antisémitisme. Les antisémites sont des racistes, les personnes critiques en Israël et dans le monde, qui défendent les droits du peuple palestinien, sont des humanistes. L’idéologie de Trump rejoint celle de Netanyahu : réaliser le « Grand Israël ». Le vieux rêve sioniste de chasser les Palestiniens de leur propre pays, sauf que la Palestine appartient au peuple palestinien.
propos recueillis par Piedad Belmonte
Notes:
- Née en 1969 à Iéna, ex-République démocratique allemande, Sahra Wagenknecht a créé l’alliance Sahra Wagenknecht (BSW) pour la raison et la justice, début janvier 2024. Elle a été députée européenne de 2004 à 2009, puis députée au Bundestag (2009-2023) et co-présidente de Die Linke (2010-2013).
- Originaire de Berlin-Est, Gregor Gysi a été avocat dans l’ex-RDA, il a notamment pris la défense d’opposants politiques. Très populaire, l’homme a mis son charisme au service d’une brillante rhétorique. Il a été le président du groupe Die Linke au Bundestag de 2007 à 2015.
- Le KPD est interdit le 17 août 1956. Le nouveau parti communiste, DKP, est recréé en 1968.
- Le décret du 19 septembre 1950 permet l’épuration des fonctionnaires communistes dans les années 50 et 60.
- Victor Agartz (DGB) et Heinz Dürrbeck (IG Metall, Syndicat de la Metallurgie).
- Alice Weidel est la dirigeante du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne, AfD. Elle a travaillé pour la banque Goldman Sachs.
- La Fondation Rosa Luxemburg est une fondation politique allemande créée en 1990, groupe de lobbying international et établissement d’enseignement politique. Elle est affiliée au parti de gauche Die Linke.
- Le spartakisme est un mouvement politique fondé et organisé par Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg en 1916, issu de la gauche de la social-démocratie allemande et qui a fixé peu à peu son orientation politique après le 4 août 1914 en s’opposant violemment à la tactique de « l’union sacrée (mise en arrière-plan des conflits de politique intérieure et des confrontations économiques en Allemagne pendant la Première Guerre mondiale) » préconisée et pratiquée par la direction majoritaire du Parti social-démocrate. Ce mouvement a pris une part active à la révolution allemande de novembre 1918 (remplacement de l’Empire par la République) et a abouti à la constitution du Parti communiste d’Allemagne (K.P.D.) le 1er janvier 1919 à Berlin.