Comment les États-Unis et Israël ont discrètement ranimé les héritiers d’Al-Qaïda en Syrie
Par Robert Inlakesh–6 décembre 2024
L’offensive des rebelles syriens dans la région d’Idlib a surpris par son intensité. Mais elle n’a pas été improvisée. À Washington, on était conscient depuis quelques années qu’une nouvelle flambée de violence permettrait de relancer des objectifs politiques. Quitte à raviver des liaisons dangereuses, moyennant une opération de relooking au passage (Investig’Action)
Alors que les forces d’opposition syriennes, dirigées par Hayat Tahrir al-Sham1, ex-filiale d’Al-Qaïda, intensifient leur offensive pour s’emparer de nouveaux territoires après la prise d’Alep, Washington a pris ses distances par rapport à l’attaque. Le revirement est remarquable au regard du soutien de longue date apporté à l’armement de ces groupes présentés comme des « rebelles modérés » dans la région d’Idilib.
En effet, sous la présidence de Barack Obama, le gouvernement US a secrètement injecté des milliards dans une opération secrète destinée à renverser le gouvernement de Bachar el-Assad. Le programme Timber Sycamore de la CIA, l’une des opérations les plus coûteuses de l’agence, a permis, à son apogée, d’acheminer 100 000 dollars par militant syrien formé, dont beaucoup allaient finalement se battre sous la bannière de factions liées à Al-Qaïda.
L’étendue de la complicité de Washington a été dévoilée à travers la publication de câbles diplomatiques. On y trouvait notamment cet aveu surprenant de Jake Sullivan, alors chef de cabinet adjoint de Hillary Clinton, en 2012 : Al-Qaïda « est de notre côté en Syrie ». Brett McGurk, coordinateur du Conseil de sécurité nationale pour le Moyen-Orient, a pour sa part qualifié Idlib de « plus grand refuge d’Al-Qaïda depuis le 11 septembre ».
Une occasion en or
Secrétaire adjointe à la défense pour le Moyen-Orient dans le gouvernement Biden, Dana Stroul affirmait en 2020, lors d’une audition de la sous-commission de la commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, que « la Russie et l’Iran n’ont pas les ressources nécessaires pour stabiliser ou reconstruire la Syrie ». Elle ajoutait que l’économie syrienne, déjà chancelante, « continuait à s’effondrer ». La situation était aggravée par la crise économique au Liban et le régime de sanctions imposé par les États-Unis.
Stroul expliquait alors qu’il y avait là « une opportunité à saisir », plaidant pour une approche proactive. Elle a donc proposé que les États-Unis commencent à planifier un moyen de « tirer parti de la prochaine flambée de violence pour revigorer un processus politique ». Selon Stroul, cette stratégie devait inclure un rapprochement des États-Unis avec la Turquie, tout en maintenant une position ferme sur les questions politiques, les sanctions et le refus de l’aide à la reconstruction.
L’objectif est toujours le même : chasser l’Iran du territoire syrien et contraindre Damas à abandonner son alliance avec le Hezbollah libanais. Ces ambitions vont bien au-delà d’une simple stratégie. C’est une véritable vision visant à remodeler l’équilibre des forces dans la région en faveur des intérêts étasuniens et israéliens.
Après la prise d’Alep par le HTS, les Émirats arabes unis et les États-Unis ont profité de l’occasion pour faire avancer leur vision d’un nouveau Moyen-Orient. Avec un sens du timing étonnant, ils ont fait une offre qui touche au cœur de la lutte syrienne : alléger les sanctions économiques en échange d’une rupture des liens avec l’Iran, allié de longue date de Damas.
Liaisons dangereuses
En début d’année se tenait à Washington la journée annuelle de sensibilisation au conflit. Regroupés sous la bannière de l’American Coalition for Syria, des lobbyistes favorables au changement de régime en ont profité pour rencontrer des responsables US et ont plaidé pour un financement de groupes liés à Al-Qaïda. Selon une enquête publiée par The Grayzone, le chef de cabinet du sénateur républicain de Floride Rick Scott a rassuré les défenseurs de l’opposition syrienne en leur disant : « Les Israéliens veulent que vous soyez aux commandes. »
Les analyses des think tanks pro-israéliens, tels que le Washington Institute for Near East Policy (WINEP), dépeignent une Ligue arabe ayant changé de position pour soutenir Damas. Toutefois, ce rapprochement s’accompagne d’un objectif calculé : faire avancer un agenda anti-iranien qui s’aligne parfaitement sur les objectifs des États-Unis et d’Israël.
L’objectif principal est clair : un règlement négocié en Syrie qui obligerait le président Bachar el-Assad à rompre ses liens avec l’Iran et à mettre fin aux fournitures d’armes au Hezbollah.
Le relooking du HTS
Au cours des dernières années, alors que la guerre en Syrie se trouvait dans une impasse, les responsables occidentaux de la politique étrangère ont entrepris de redorer le blason du Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Le relooking du chef du HTS, Abu Mohammad al-Julani, a été au cœur de cet effort. Connu pour ses treillis militaires, al-Julani est réapparu à la télévision US sous un jour radicalement différent, vêtu d’un costume et se présentant comme un chef poli et formel.
Dans son analyse du HTS, le Center for Strategic and International Studies, un think tank basé à Washington, relève :
James Jeffrey, ancien ambassadeur US et Représentant spécial pour l’Engagement en Syrie durant la mandature Trump, a décrit Hayat Tahrir al-Sham comme un « atout » pour la stratégie US à Idlib.
Le relooking du Hayat Tahrir al-Sham (HTS) a progressé, malgré des rapports accablants sur la torture et les violations des droits de l’homme. À Idlib, le groupe a même ciblé des journalistes qui étaient favorables à sa cause. En 2020, un rapport des Nations unies jetait une ombre encore plus sombre, soulignant que chaque faction majeure du théâtre syrien, y compris le HTS, s’est appuyée sur des enfants soldats pour renforcer ses rangs.
Bien que les États-Unis se distancient publiquement de toute implication directe dans la dernière escalade en Syrie, la réalité est plus complexe. Le fait de soutenir ouvertement des groupes officiellement désignés comme des organisations terroristes risque de mettre Washington dans l’embarras, ce qu’il préférerait éviter.
Robert Inlakesh 2
Photo. Le chef du groupe islamique HTS, Abou Mohammad al-Joulani.
Notes:
- Hayat Tahrir al-Cham est fondé en 2017 par la fusion du Front Fatah al-Cham — ex-Front al-Nosra — et de plusieurs autres groupes rebelles syriens. Rival de l’Armée nationale syrienne soutenue par la Turquie, Hayat Tahrir al-Cham devient en 2019 la faction rebelle dominante dans le gouvernorat d’Idleb. Il forme également une administration civile : le Gouvernement de salut syrien.
- Robert Inlakesh est un analyste politique, un journaliste et un réalisateur de documentaires, actuellement basé à Londres, au Royaume-Uni. Il a vécu et réalisé des reportages dans les territoires palestiniens occupés et anime l’émission « Palestine Files ». Réalisateur de « Steal of the Century : Trump’s Palestine-Israel Catastrophe ».