TRIBUNE:

Un supplément au numéro #13 d’Altermidi Magazine (Oct-Nov-Déc 2024). En kiosque.

 


Tribune du Docteur Trebor SERB, psychiatre du 20e siècle, tout retourné par la psychiatrie du 21e.


 

Rassurez-vous, le grand remplacement en psychiatrie, n’est pas que les psychiatres se soient mis à manger du couscous plutôt qu’un rôti de porc. Non, le grand remplacement, c’est qu’on a changé de paradigme m’ont dit les uns, de logiciel on ajouté les autres. Ce qui se faisait avant n’est pas contesté, ce serait une façon de le reconnaître et pourrait ouvrir à discussion ; il est remplacé, on a tourné la page pour écrire autre chose et on l’écrit sans vergogne.

Sans vergogne, oui. La vergogne implique une idée de considération de l’autre et de soi-même, de pudeur, de retenue, de crainte de donner de soi une image par trop négative, bref de “civilité”.

C’est un vieux mot inusité dit-on, sauf dans l’expression sans vergogne, un mot dont on parle quand ce qu’il représente n’est plus. Être sans vergogne, c’est être sans considération de l’autre, sans pudeur ni retenue, sans crainte de l’image que l’on donne, c’est être dans “l’incivilité”.

Le sans vergogne se distingue du coupable (celui qui serait susceptible d’être coupé) qui reconnaît dans ce qu’il dit ou fait une intention jusque-là inconsciente, du honteux qui voit de lui une image indésirable et de celui en proie à la mauvaise conscience qui se reconnaît responsable mais plaide non coupable. Le sans vergogne s’en distingue parce que lui, il fait fi de l’autre, de l’intention qu’il révèlerait, de l’image qu’il donne ou de la responsabilité dont il devrait répondre. Pour lui, l’autre est “dématérialisé”, déshumanisé, totalement gommé.

Le sans vergogne n’est pas loin de ce que Hannah Arendt, abordant la question des Nazis, et des « petites mains de l’holocauste » , nommait la banalité du mal. Pris dans une dépendance absolue aux consignes, protocoles et préconisations imposées par les autorités, certains d’entre eux ont occulté la question éthique du bien et du mal au profit du conforme et non-conforme. « Si je fais comme il faut, c’est-à-dire comme le dit le protocole, alors, je fais bien » et ils se sont rendus complices d’une vaste entreprise de déshumanisation qui par effet de retour les a eux-mêmes déshumanisés.

J’ai appris dernièrement qu’au musée des Abattoirs à Toulouse (vous voyez les mots disent des choses dures ! Abattoirs !) il y avait une exposition sur la « déconniatrie » — c’est-à-dire penser sans avoir peur de déconneren hommage à François Tosquelles, un autre psychiatre du 20e, promoteur de la désaliénation et de la psychothérapie institutionnelle. C’est un hommage certes, mais ça met la psychothérapie institutionnelle au musée, Tosquelles avec Ramses 2 et les princes Dogo. Circulez, il n’y a rien à en tirer !

Le changement de paradigme, je l’ai pris en pleine figure à la fin du siècle dernier quand je m’occupais encore de toxicomanes (ils n’étaient pas encore fondus dans le lot hétéroclite des addicts). J’essayais bêtement de les aider à ne plus être ce qu’ils étaient devenus. « Soyez réalistes, imaginez l’impossible », avais-je envie de leur dire. Non, on m’a demandé de leur dire « soyez pragmatiques, assurez le minimum », et le minimum serait de bien prendre leur traitement de substitution, faisant de leur intempérance une banale maladie, de ne plus se shooter dans des lieux publics mais dans des espaces dédiés, de ne pas laisser traîner leurs seringues (dans les bacs à sable notamment car la priorité est bien de protéger les enfants), et si possible de ne pas faire d’overdose n’importe où. Comme j’étais énervé je leur ai dit que j’allais leur apprendre le caniveau, ça ne leur a pas plu.

À l’hôpital comme dans le médico-social, les protocoles sont arrivés avec des dossiers à numériser, à dématérialiser et on ne parle plus de soin mais d’évaluation, d’expertise et d’orientation (où, quand, comment, pourquoi, voilà des questions qui ne se posent plus). J’y perds mon latin aussi avec des mots que je n’arrive pas à torturer (coaching, burn out, borderline), des mots anglais qui même passés à la question ne me disent rien, ne révèlent aucune vérité cachée. Et j’ai peur qu’à force de parler anglais, on ne puisse plus penser français. Le langage, sait-on maintenant, façonne la pensée et les circuits neuronaux impliqués. « Ma mamelle est française et mon lait est pour des enfants qui plus tard chanteront la Marseillaise », chantait-on en 1940 devant la menace d’un « grand remplacement ». La langue française produirait ainsi des modifications neuronales génératrices d’un « Non su » qui ferait chanter la Marseillaise « à l’insu de son plein gré ».

À l’hôpital, on m’a demandé de me soumettre aux protocoles, aux préconisations des conférences de consensus, de respecter les conclusions des études pharmacologiques, de me soumettre à ce qu’ils disent (protocoles, conférences et études) en fixant une ligne forte entre le vrai et le faux, le bien fait et le mal fait, la psychiatrie et la « déconniatrie » maintenant muséale. Si je fais comme il faut, je fais bien. Le soin n’est plus une aventure singulière, une co-construction, c’est devenu le déroulement machinal, dématérialisé, voire déshumanisé d’un schéma donné par l’expertise.

On est entré dans une société du directement utilitaire et les non-utiles sont écartés, dématérialisés eux-aussi, dans une société où chacun ne veille qu’à garder ses acquis, notamment son pouvoir d’achat et qui n’a comme projet que nettoyer la planète. La citoyenneté n’est plus liée à un poste de travail, mais à des revenus divers. On a vraiment changé de paradigme. L’exclu n’est plus celui qui n’a pas de travail, c’est celui qui n’a pas d’argent, qui n’a plus de pouvoir d’achat. On ne sait pas ce qu’est la vie, on ne connaît que son prix.

La psychiatrie est la réponse culturelle à la question de la folie, changer la culture change la réponse. À nous, qui aimons notre métier avec plus ou moins de passion, d’inventer la psychiatrie de demain avec ses utopies, ses coups de folie, ses errances et son devoir de fraternité. « Liberté, Égalité, Fraternité », voilà un logiciel qui n’a pas (encore) changé, et si les deux premiers termes sont un droit, le troisième est un devoir. En fait, il nous faut réintroduire de la vergogne avec considération bienveillante de l’autre, retenue et humilité, civilité et surtout mise en question de soi-même. Un psychiatre torturé serait un psychiatre libre, un psychiatre satisfait aurait cédé à son désir de soumission.

La folie existait bien avant la psychiatrie et elle lui survivra. Elle ne sera jamais réduite à une maladie ou à un handicap dû à un dérèglement neurophysiologique qu’il faut non pas soigner mais traiter ou aménager, normaliser.

C’est une affordance, ce pli dans le tapis qui vous déstabilise et vous fait voir brusquement le tapis autrement.

J’aime les gens fêlés, vous l’avez compris, car ils laissent passer la lumière (Michel Audiard) et cette lumière éclaire entre autre les coins sombres de nous-même. Tant pis, même si j’aime Bob Dylan, je ne le suivrais pas quand il chante « à quoi ça sert de chercher la lumière, je veux rester dans le noir… N’y pense plus, tout est bien ! » car chanter dans le noir en psalmodiant protocoles validés, préconisations de conférences de consensus, recommandations pharmacologiques, etc. permet peut-être d’avoir moins peur, mais ne permet sûrement pas de voir plus clair.

Robert Brès


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