Le Cinemed propose une programmation locale en invitant la réalisatrice Laure Pradal pour la présentation de sa série documentaire intitulée « La tour d’Assas, histoire d’une immigration » composée de deux volets : « Le village vertical » et « La tour fantôme ». Ces œuvres, séparées par 15 années, offrent une plongée dans la vie des habitants de la tour d’Assas, située dans le quartier de la Paillade à Montpellier.
La tour d’Assas, symbole de l’immigration marocaine dans cette région1, est la plus haute d’Occitanie. Ses 76 mètres de béton délabré abritent 176 appartements, Laure Pradal y a tourné pendant six mois « Le village vertical » (2009). Elle s’est intéressée aux occupations et aux jeux des enfants en bas de la tour, ainsi qu’au concierge et aux pompiers qui, par le prisme de caméras, veillent sur les habitants et la structure, mais jouent également un rôle humain avec les locataires. Son documentaire est ponctué par des morceaux de rap du duo « Tour clan » qui habite sur place. Il aborde principalement des questions identitaires centrales pour ces familles immigrées.
Un sentiment de décalage entre l’identité perçue et celle, vécue, est au cœur des échanges avec les habitants. Les discussions entre femmes font ressortir que l’identité est définie en partie par les autres puisque même née en France, une personne se sentira étrangère si ses alter ego la perçoivent ainsi. L’incompréhension est posée à travers la métaphore d’un arbre planté en France qui doit faire grandir ses racines de l’autre côté de la Méditerranée pour s’épanouir. À l’occasion des vacances d’été la tour d’Assas est déserte car tous les habitants retournent “au pays” se ressourcer. C’est une grande préparation et un long trajet mais qui répond à un besoin ressenti par tous, parfois plusieurs fois par an. Une femme précise :
« À chaque fois c’est pareil, je suis heureuse de partir mais aussi contente de revenir. »
Chez les hommes, on débat avec animation sur la question d’être étranger en France et/ou au Maroc. L’un d’entre eux explique qu’à Montpellier il suffit de s’asseoir dans un parc sur un banc non loin de deux personnes âgées pour ne pas se sentir à sa place. Au Maroc, l’espace public est inclusif et leur est familier, mais il y a un terme arabe qui signifie “étranger” pour les désigner, sachant qu’ils doivent ramener de l’argent à la famille. En termes générationnels, les premiers descendants d’immigrés venus en France travailler et construire une vie pour leurs enfants éprouvent de la culpabilité envers leurs parents ; ils ne se sentent pas totalement investis dans leur identité française. Quant à leurs enfants, le contexte politique et social sera déterminant.
Le documentaire souligne les luttes et revendications pour de meilleures conditions de vie qui ont marqué la tour au fil des années. Il met en lumière des réalités souvent ignorées où la négligence des bailleurs sociaux et l’abandon des institutions sont criants. Les travaux ne sont pas engagés ou trop tardivement pour des problématiques de logement capitales : le droit d’avoir des ascenseurs fonctionnels (personnes en situation de handicap enfermées chez elles pendant 15 jours), des balcons protégés (morts par défenestration involontaire), non-accès à des salles communes (nécessité de donner des cours, avoir un espace protégé pour les enfants, lieu de prière), coupures longues et répétées d’électricité, d’eau, canalisations défectueuses, etc. La remise en fonctionnement se satisfait de bricolage d’appoint pour lesquels les habitants sont amenés à investir eux-même de leur temps et argent pour tenter de réparer leurs logements. Une personne âgée affirme :
« C’est parce que nous sommes tous arabes, s’il y avait eu des personnes du centre-ville on ne nous aurait pas laissé dans ces conditions. »
Cette parole rejoint celle d’une habitante qui se rappelle son arrivée en France, où logée à la Paillade elle n’a vu la différence avec “le pays” qu’en se rendant au centre-ville :
« C’est au polygone que je me suis dit “Ah là oui on est en France”. »
Les conditions de vie se dégradent tant qu’au fil des ans les habitants demandent la destruction de la tour et à se faire reloger. Les femmes qui habitent le plus la tour — par rapport aux hommes qui travaillent et ont leurs relations sociales davantage à l’extérieur — font association. Face à une mairie silencieuse, des manifestations ont lieu en 2014 et 2016.
Dans le film « La tour fantôme » (2024) on constate que les années se sont écoulées dans ce lieu emblématique resté vide et figé depuis le départ de quasiment tous ses habitants. Laure Pradal y capture les adieux des anciens habitants avant que la tour ne disparaisse du paysage urbain au printemps 2025.
À la tour d’Assas, la proximité et la solidarité sont nées au sein des appartements dont les espaces évolutifs répondent aux besoins des membres de la famille, mais aussi entre voisins. Ces phénomènes se perdent avec les déménagements. Que deviendront les patients du médecin de la tour ? Retrouveront-ils un personnel de santé en capacité de les accompagner sur le plan médical et social par la suite ? Pourrons-t-ils reconstruire ce niveau de confiance ? La nostalgie fait surface lors des derniers passages dans leurs appartements vides. Les habitants se replongent dans leur enfance pour raconter leurs souvenirs et leur parcours, d’autres se rappellent leur arrivée, parfois sans savoir parler le français, comment ils ont connu l’eau courante ou le frigidaire. Même si beaucoup ont voulu s’en aller, il y a de la douleur à partir. À échelle collective, des activités artistiques sont organisées pour symboliser l’adieu des habitants à la tour : expositions, belvédère sur le toit, fresques sur les façades, débats, ateliers d’écriture pour poser des souvenirs, collages dans le quartier de témoignages des habitants, traversée d’une funambule de la tour vers le Pic Saint-loup. Si certains se prêtent au jeu, d’autres sont encore en colère :
« Il n’y a jamais eu autant de budget d’aménagement investi que pour les performances artistiques que les habitants n’ont pas demandées. »
La tour d’Assas a regroupé des centaines de vies qui se sont déroulées, entremêlées, avec des parcours migratoires, de la construction, déconstruction, de la colère, de l’amour, de la nostalgie, de l’espoir, de la solidarité. Cet adieu est un nouveau chapitre pour toutes ces personnes.
Lors de la rencontre avec la réalisatrice, celle-ci explique les difficultés de tournage liées au contexte médiatique très défavorable aux quartiers populaires, ce qui a eu pour conséquence que les interrogés fuyaient les caméras et exprimaient une peur que leur parole soit trahie. Aussi Laure Pradal déplore de n’avoir pu capter davantage d’échanges avec les primo-arrivants, en particulier les femmes. Cependant, le rendu final est une réussite. L’équipe s’efface et donne à voir des échanges d’une grande richesse sociologique où, à travers l’axe de la tour, les habitants brassent des témoignages profonds et diversifiés. Le documentaire n’est ni péjoratif ni séducteur ni misérabiliste. Il témoigne de la vie dans les quartiers populaires, mettant en exergue à la fois la solidarité et la marginalisation des habitants face aux institutions. Le travail de Laure Pradal s’inscrit dans une démarche de préservation de la mémoire collective, en particulier des habitants de la Paillade. En racontant et représentant la tour d’Assas, l’écriture documentaire produit des archives. Les images de Laure Pradal restituent nécessairement le patrimoine immatériel des quartiers populaires existants partout en France et dans le monde. À l’échelle locale, son visionnage rend accessible aux habitants du centre-ville de Montpellier les réalités méconnues de leurs voisins.
Sapho Dinh
Notes:
- Sur les 800 habitants de la tour d’Assas, 95 % sont d’origine marocaine. Cela s’explique par l’histoire de la France après-guerre qui a mené une politique de recrutement de main-d’œuvre étrangère notamment dans ses anciennes colonies et protectorats en Afrique du Nord. En 1963, un accord est signé pour organiser l’immigration de travailleurs marocains en France. Ces travailleurs ont majoritairement été recrutés dans le secteur du BTP, des services municipaux et de l’industrie. La tour d’Assas, érigée en 1969, a été conçue pour être une solution temporaire à la crise du logement et ses habitants ont vécu dans des conditions de vie dégradées au fil du temps, ainsi que de l’isolement et de la ségrégation sociale malgré ce qu’ils ont investi et permis de développer pour la ville.