Un décret gouvernemental publié le 10 juillet dernier permet aux vignerons de suspendre le repos hebdomadaire de leurs salariés. Après la mort de quatre travailleurs agricoles dans les vignes de la Marne l’été dernier, cette mesure ne fait pas l’unanimité.


 

Malgré le décès de quatre travailleurs dans les vignes l’été dernier,  la ministre du Travail, Catherine Vautrin et le ministre de l’Agriculture, Marc Fesneau ont autorisé par un décret n°2024-780, publié au Journal officiel le 10 juillet dernier, la suspension du repos dominical pendant la période des vendanges, notamment en Champagne. Chaque année, 120 000 saisonniers travaillent dans ce vignoble qui fait partie des plus riches du monde. La mesure est entrée en vigueur le 12 juillet.

Le texte, porté par Xavier Albertini, député Horizons de la 1ère circonscription de la Marne accompagné d’autres élus locaux, concerne les entreprises et établissements ayant une activité agricole soumis aux « récoltes réalisées manuellement en application d’un cahier des charges lié à une appellation d’origine contrôlée ou une indication géographique ».

S’il est précisé que le repos hebdomadaire des salariés peut être suspendu « une fois au plus sur une période de 30 jours », cette dérogation aggrave les risques encourus par les travailleurs agricoles qui généralement cumulent dans des conditions de travail déjà très pénibles plusieurs contrats, en Champagne ou dans d’autres régions de France. Ni le gouvernement ni les élus ni les vignerons n’ont visiblement pris en considération ces données : « Les vendanges, ce n’est jamais 15 jours consécutifs, c’est 7-8 jours maximum », affirme le député Horizons pour qui la mesure permet « une continuité, de ne pas avoir à gérer des équipes complémentaires qui viendraient se substituer à celles qui sont en repos (…) Bien évidemment, cela n’exonère en rien les employeurs du respect des règles de droit social. Je rappelle aussi que les personnes qui viennent pour les vendanges ne sont pas là pour prendre une journée de congé, mais pour travailler le plus rapidement possible. Cela simplifie donc largement les choses. »

Pour rappel, en 2018, un scandale de traite d’humains entache la profession viticole de la Marne et l’inspection du travail sanctionne à plusieurs reprises la suspension du repos hebdomadaire déjà appliquée en Champagne.
Début septembre 2023, quatre travailleurs décèdent dans un contexte de canicule. Après le drame, le Comité interprofessionnel du vin de Champagne rappelle aux employeurs leur obligation de respect des règles du droit du travail, tout en soulignant : « la période des vendanges suppose une forte intensité de travail et un renfort conséquent de main d’œuvre apportée par des travailleurs saisonniers (…) pour pouvoir garantir la disponibilité et l’excellence qualitative des vins de Champagne ».
Le 15 septembre 2023, la préfecture de la Marne ordonne la fermeture de plusieurs hébergements jugés indignes et insalubres. La CGT dénonce un véritable trafic d’êtres humains, travailleurs sans-papiers, sous-alimentés et exploités dans les vignes sans être rémunérés.

 

Le raisin n’attend pas

La dérogation autorisée par le gouvernement est saluée par les élus marnais et les viticulteurs, mais décriée par la gauche et le syndicat CGT de Champagne.
Le 15 juillet, dans un communiqué, Anne-Sophie Romagny, sénatrice de la Marne (lien sur l’aperçu de l’amendement présenté par Mme Romagny), « se réjouit de l’aboutissement des initiatives collectives et individuelles dans l’intérêt du territoire et des professions viticoles et agricoles (…) En Champagne, par exemple, la filière est confrontée à de fortes contraintes qualitatives et techniques autour de la maturité du raisin, couplées à un besoin massif de main d’œuvre, qui imposent une récolte dans un laps de temps très court, nécessitant de recourir à certains aménagements dans l’organisation du travail. Ainsi, les récoltants de 2024 pourront profiter de simplifications administratives et de fluidité dans l’organisation des travaux agricoles saisonniers ».
Christine Sevillano, de la Fédération des vignerons indépendants de Champagne, estime quant à elle qu’accorder une journée de congé est compliqué quand les vendanges se font en huit jours. « Cela fait des siècles que l’on fait les vendanges, et malheureusement les raisins n’attendent pas », a-t-elle déclaré.
« Mme Sevillano ne parle que de son exploitation », rétorque Philippe Cothenet, secrétaire général adjoint du syndicat CGT Champagne qui témoigne de la situation.

 

« Aucune leçon n’a été tirée du drame »

Le syndicaliste de la CGT Champagne explique que cette journée de repos est essentielle pour les travailleurs agricoles. Après avoir parfois récolté les bananes, la canne à sucre aux Antilles, les saisonniers viennent en Champagne pour les vendanges, restent dans une exploitation durant sept jours, puis se rendent dans les châteaux des grands crus de la Marne pour aller ensuite cueillir les abricots, les pêches dans d’autres régions… « De Marne à l’est d’Epernay, l’Appellation d’origine protégée Champagne comprend 35 000 Ha. 120 000 personnes sont employées lors des vendanges. Plus de 100 000 saisonniers travaillent au moins une quinzaine de jours, ou plus. Puis, ils vont se déplacer ailleurs. Ces personnes peuvent tomber dans une autre exploitation, un autre département, une autre région. Le viticulteur dira : ils ne sont en danger que sept jours chez moi. »

Pour Philippe Cothenet, des tensions ont été créées artificiellement dans les métiers. La forte dégradation des conditions de travail « au niveau santé, sécurité, pénibilité » font que les métiers dits sous tension, BTP, travail agricole, restauration ou aide à domicile… deviennent de moins en moins attractifs. En Champagne, par exemple, les travailleurs, venant de l’Est de l’Europe et de plus en plus d’Afrique de l’Ouest, sont surexploités, payés en dessous du Smic, voire ni payés ni déclarés et/ou hébergées dans des conditions scandaleuses, sous des tentes où ils dorment à même le sol, sans sanitaires : « Voilà où nous en sommes. Les prestataires, il y en a plus de mille, viennent en Champagne pour se faire de l’argent sur la misère humaine. Les vendangeurs payent le trajet de Paris à Marne ou Epernay pour venir travailler. Depuis le scandale de 2018, rien n’a été fait pour arranger les choses », constate t-il.

La CGT demande un cahier des charges clair sur toute la région et fait part de revendications légitimes : lors des canicules, des cueillettes du lever du soleil jusqu’à 13 h- 13h30 comme cela se fait en Espagne dans les BTP, des taux horaires décents, la suppression du rendement au kilo, véritable course contre la montre ; en cas d’exploitation d’êtres humains avérée, des sanctions pour les donneurs d’ordre, comme le déclassement de la récolte, des amendes ou des peines de prisons et pour les prestataires qui font de la traite d’humains, un crime, rappelle le syndicat, l’interdiction à vie d’exercer pour la personne responsable au sein de la société : « Les prestataires doivent être formés et agréés par l’État. Mais n’importe qui peut remplir cette fonction. Sans sanctions, les comportements ne changeront pas. Aucune de nos demandes n’a été prise en compte, il n’existe qu’une charte de confiance basée sur l’autocontrôle. C’est comme si on supprimait le Code la route, les gendarmes, la police et qu’on demandait aux citoyens de se gérer seuls en confiance ; ça ne peut pas marcher. » Cette charte est loin d’être suffisante : « C’est aux prestataires de vérifier que tout se déroule dans les normes. Des pompiers se rendent dans quelques exploitations pour former au secours d’urgence, mais il y a 120 000 vendangeurs… », souligne le syndicaliste.
« Le prestataire n’a pas la main sur la rémunération des employés. Si on considère les jugements rendus, ce sont eux qui sont condamnés, pas les donneurs d’ordre. Les viticulteurs choisissent la facilité, la prestation plutôt que le recrutement par eux-mêmes, ils prennent le prestataire le moins cher au détriment de celui qui est en bas de l’échelle. Les vignerons corrects, les petits exploitants qui accueillent bien leurs employés restent malheureusement marginaux en Champagne », regrette Philippe Cothenet.

Pour la CGT Champagne, les décisions, pourtant urgentes, nécessitent un courage politique au niveau national comme en régions : « Il faudrait appliquer, du pied de la vigne jusqu’au client, une vraie politique de traçabilité, d’information. Mais pourquoi changer les choses ? Les travailleurs agricoles, la plupart étrangers, n’iront pas aux prud’hommes… En 2018 ou l’année dernière, les décisions n’ont pas été prises par empathie, mais car le scandale a été dévoilé au grand jour. »

 

Décomplexé, le néolibéralisme crée un nouvel esclavagisme

« La durée maximale du travail va jusqu’à 60 heures » par semaine voire « 72 heures dans certains secteurs », rappelle l’eurodéputé Rémois Anthony Smith de la France insoumise qui qualifie la mesure de « décret de la mort » : « Suspendre le repos, ça veut dire faire travailler plus de 120h et jusqu’à 144h des salariés sur 15 jours, alors qu’on a eu 4 morts l’été dernier dans les vignes. » En effet, une dérogation a été demandée par les employeurs pour la cueillette et le travail dans les pressoirs, confirme Philippe Cothenet : « Ce temps de travail est déjà énorme. Ces gens-là avaient la possibilité de se reposer une journée et on leur enlève ! Ce sont ces personnes qui n’arrivent pas à l’âge de la retraite car elles décèdent avant ou qui se retrouvent en invalidité, au RSA ou dans la misère jusqu’à la fin de leur existence. Nous sommes dans un système où l’on travaille pour produire et non pour vivre. La qualité du raisin passe apparemment avant la vie humaine. »

On en arriverait presque à se demander si les décideurs ne devraient pas faire quelques stages de récolte manuelle dans les champs, en période de canicule, pour côtoyer un peu la réalité.

Le secteur d’activité des vignobles champenois a fait 6,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022 et 2023 ; Sur les 10 à 11 milliards d’euros générés par les vins de France, 6,3 milliards proviennent de la Champagne. Quant au raisin, il se vend dans les grands crus entre 8 et 12 euros le kilo… Mais à quel prix est-il récolté ?

Sasha Verlei

Sasha Verlei journaliste
Journaliste, Sasha Verlei a de ce métier une vision à la Camus, « un engagement marqué par une passion pour la liberté et la justice ». D’une famille majoritairement composée de femmes libres, engagées et tolérantes, d’un grand-père de gauche, résistant, appelé dès 1944 à contribuer au gouvernement transitoire, également influencée par le parcours atypique de son père, elle a été imprégnée de ces valeurs depuis sa plus tendre enfance. Sa plume se lève, témoin et exutoire d’un vécu, certes, mais surtout, elle est l’outil de son combat pour dénoncer les injustices au sein de notre société sans jamais perdre de vue que le respect de la vie et de l’humain sont l’essentiel.