Le Club de la presse Occitanie a soufflé ses 40 bougies à Frontignan le 20 juin dernier. Occasion réjouissante de célébrer sa bonne santé autant que d’envisager l’avenir des métiers de journalistes et communicant.e.s face à l’arrivée intempestive de l’intelligence artificielle.


 

C’est aux étudiant.e.s de l’EFAP1 qu’est revenue la tâche d’ouvrir le bal. Au cours d’une présentation collective et ludique iels ont brossé un inventaire des possibilités offertes par l’IA. Assurément une nouvelle ère de communication s’est ouverte. Les questions qu’elle ne manque pas de susciter furent l’objet de la table ronde « Média et communication : IA-t-il de l’humain dans l’info ? » qui a suivi.

Faut-il considérer l’intelligence artificielle comme une opportunité économique ou comme la fossoyeuse des métiers du journalisme ? Est-elle forcément synonyme de progrès ? Conduit-elle à un appauvrissement de la création ?

Une certaine ambivalence des professionnels persiste face à l’IA qui exige un changement d’attitude assez radical. Lorsqu’il faut réviser les construits pour tenir compte de nouvelles perspectives certains acteur.trice.s envisagent une révolution de leurs métiers en se positionnant en pionniers, d’autres apparaissent plus réfractaires s’interrogeant sur leur autonomie et le sens de leur travail.

Les agences publicitaires et de communication se sont déjà beaucoup emparées de l’IA mais souhaitent préserver la créativité humaine. Les métiers du digital et de l’audiovisuel adoptent l’IA générative et sont demandeurs de nouveaux outils2. Au stade de la primo-expérimentation, le secteur de la presse exprime quand à lui un désir de formation. Certains emplois comme les graphistes, correcteurs, traducteurs sont des métiers affectés voire menacés.

Faut-il avoir peur ou se réjouir de ces évolutions qui bousculent nos pratiques professionnelles et l’écosystème médiatique ? Sans apporter de réponse toute faite, la table ronde fait ressortir la nécessité d’anticiper, de se former et de porter attention à la perte de sens dans le travail.

Pour Marius Bertolucci, maître de conférences et auteur de L’homme diminué par l’IA, ne plus rédiger revient à ne plus penser. L’IA évincera l’humain de manière progressive en érodant ses capacités créatrices et en produisant un déplacement de la main-d’œuvre vers autre chose ou un effacement. Le problème réside dans le modèle économique. En une décennie, entre 2010 et 2020, le chiffre d’affaires de la presse écrite à baisser de 29 %3. Le lectorat est en chute mais également vieillissant puisque les jeunes ne se tournent plus vers la presse écrite. Or, consacrer moins, voir aucun temps à la lecture rend difficile le fait de penser des informations complexes.

De plus, se met en place des sociétés bipolarisées avec d’un côté des personnes engagées et demandeuses d’informations et de l’autre des personnes qui ne consomment plus que des réseaux sociaux4. Marius Bertolucci évoque avec sarcasme un futur dystopique où les masses ne sauront plus lire. « Les journalistes ne s’adresseront qu’aux quelques élites intellectuelles possédant ce savoir dans un monde où il y aura plus d’auteurs que de lecteurs », ironise l’universitaire.

Julien Gobin, économiste, philosophe et auteur de L’individu, fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle, interroge pour sa part l’existence de processus irremplaçables chez l’humain — interrogation qui avait déjà été posée avec le développement de la machine et d’Internet. D’un point de vue économique, est-ce que la question de mise en place d’un revenu universel en taxant les robots est toujours d’actualité ? Cela reviendrait à prendre en charge les personnes sans emplois via une participation des grandes entreprises. « En philosophie, l’individu doit se déterminer lui-même », rappelle Julien Gobin qui s’est penché sur le caractère addictif de l’intelligence artificielle. « L’individu est pris dans un jeu cognitif où il délègue son libre arbitre à l’algorithme qui le connaît mieux que lui-même. Il ne peut plus se passer de l’IA qui filtre l’information, et accepte d’optimiser la quête de soi au prix d’une dépendance. »

Jean-Marie Charon, sociologue des médias et auteur de Jeunes journalistes l’heure du doute, alimente le débat en dévoilant les enseignements de son enquête réalisée auprès de journalistes ayant moins de 31 ans. « Peu d’entre eux expriment une peur vis-à-vis de l’IA. » Au contraire d’être considérée comme un appauvrissement du métier, l’IA est envisagée comme une opportunité. En se détachant des tâches répétitives, le journaliste peut faire plus de terrain et dégager du temps pour travailler sur le fond ou avoir une meilleure productivité — comme avec l’arrivée de l’ordinateur. En outre, ses propres datas sont des sources ouvrant sur de nouveaux sujets d’enquêtes. Au mettre titre qu’un moteur de recherche comme Google, l’IA ne représente pas un danger dans la mesure où son utilisateur consacre du temps à la recherche et à la vérification de sources5.

 

L’algorithme nouveau rédacteur en chef

 

Le risque réside dans le processus de référencement et les algorithmes qui, à terme, deviendraient les nouveaux rédacteurs en chef. Les journalistes seraient amenés à traiter des sujets en fonction de la demande d’audience et des possibilités d’être référencés.

Cependant, Jean-Marie Charon prend l’exemple de Mediapart pour souligner que la réussite vient de choix éditoriaux indépendants, le choix des sujets ne répondant pas à la course à l’audience. Le bon déroulement de l’avenir du métier de journaliste réside dans le fait d’être en état de conscience vis-à-vis de l’intelligence artificielle et de ne pas se mettre au service de l’outil en mettant en action plusieurs points : identifier des sujets pertinents, avoir une communauté large pour les traiter, transformer des modes d’informations.

L’intelligence artificielle pose des enjeux juridiques et éthiques. L’avocate Eloïse Patocki-Tomas explique qu’il revient aux humains de réglementer et surveiller l’IA. Il s’agit d’une préoccupation juridique à l’échelle européenne, notamment sur la question des données personnelles. Le système judiciaire doit veiller à ce que les fournisseurs informent les utilisateurs, protègent de la discrimination, et n’aient pas recourt à l’exploitation de la vulnérabilité ou la manipulation6 ainsi qu’aux deepfakes et au fake news7. Il y a cependant des limites car il est impossible de condamner un non-humain, mais seulement une personne physique ou morale. Une des possibilités de rémunération des auteurs est de remonter au prompt, c’est-à-dire à ce que l’utilisateur a demandé à l’IA pour générer un échange avec elle. Si Eloïse Patocki-Tomas souligne la question éthique lorsqu’un professionnel choisit d’embaucher une machine plutôt qu’un humain, elle fait valoir la production d’une valeur ajoutée par l’IA et précise que certains métiers mériteraient d’être automatisés.

Quels rapports entretiennent les responsables politiques avec l’intelligence artificielle, à l’heure où des IA ont candidaté à des élections aux Royaume-Unis et aux États-Unis ? Marius Bertolucci juge que les femmes et les hommes politiques sont dépassé.e.s par l’intelligence artificielle. La démarche de régulation juridique, tardivement entreprise par l’UE, ne s’applique pas encore concrètement en termes de condamnations et d’amende. L’intelligence artificielle et les réseaux sociaux ont beaucoup de pouvoir. L’individu, en présence d’un diktat intellectuel qui impose les sujets et/ou la manière de les percevoir, rencontre des difficultés à saisir les marges de changements. « L’IA serait un outil formidable si notre éducation nous permettait autonomie et sens critique. Peut-être faut-il nous interroger sur notre régression en cet endroit », précise Marius Bertolucci, pessimiste.

Si Julien Gobin souligne, non sans humour, la dimension communiste de l’IA en pointant sa capacité à centraliser les données, il interpelle sur le fait de se diriger vers une machine à gouverner. « En ayant conscience que les affaires humaines sont complexes, souhaitons-nous simplifier les choses au point d’avoir des élus IA ? Dans la même idée, voulons-nous être jugés par des non-humains ? » Les rapports de plus en plus étroits entre intelligence artificielle et politique ne présagent rien de bon quand nous constatons que nos sociétés se sont déjà aveuglément remises à Google Maps pour se déplacer8. En outre, Julien Gobin soulève la dimension écologique, et plus particulièrement le colossal bilan carbone9 des machines, comme enjeu contemporain majeur à ne pas perdre de vue ; l’IA use la planète.

Le débat organisé pour les 40 ans du Club de la presse a mis en lumière des perspectives et défis posés par l’intelligence artificielle dans les métiers du journalisme et de la communication. Si certains y voient une opportunité d’accélération et d’innovation, d’autres soulignent les risques de dépendance et de perte de créativité. Encadrer juridiquement l’évolution de l’IA et son usage, former les individus et les responsables politiques pour prendre les devants, ainsi que favoriser une éducation au sens critique pour en tirer le meilleur parti apparait plus que jamais à l’ordre du jour. L’avenir du journalisme résidera dans sa capacité à intégrer ces technologies tout en préservant la valeur humaine et éthique de l’information.

Sapho Dinh

Crédits photo Midjourney – La Revue des médias

Notes:

  1. L’EFAP, de sa création en 1961 : École de Formation au métier d’Attaché de Presse, à l’École des nouveaux métiers de la communication, basée à Montpellier.
  2. À titre d’exemple, les étudiant.e.s de l’EFAP annonçaient que cet été Netflix sortait Next Stop Paris, un film intégralement généré par une IA qui ne ferait pas grand cas de la diversité. Nous pouvons également déjà retrouver auprès de nombreuses grandes marques des publicités images et vidéos générées complètement par des IA.
  3. Notons que bien que la presse écrite soit la plus impactée dans sa baisse de popularité en termes de façon de faire du journalisme, de manière globale le métier est en crise. Selon une étude de l’ObSoCo (Observatoire Société et Consommation) sortie en 2022, 57 % des personnes interrogées pensent qu’il faut se méfier de ce que disent les médias sur les grands sujets d’actualité ; 56 % considèrent que les journalistes ne sont pas indépendants par rapport aux pressions de l’argent ; et 59 % par rapport aux pressions des partis politiques et du pouvoir.
  4. Cela pose également la question de l’inégalité d’accès au savoir et aux fonctionnalités quand l’intelligence artificielle n’est pas entièrement gratuite.
  5. Notre rapport à l’IA doit également interroger la confidentialité des données. Ces dernières sont transmisses à l’intelligence artificielle puis stockées et réutilisées sans que nous ayons de pouvoir dessus, ce qui peut amener les journalistes à bafouer le respect de la propriété intellectuelle et la protection de leurs sources — même si nous avons déjà un avant-goût avec internet.
  6. Il existe des applications de rencontre où l’humain peut se mettre en couple avec une IA. La contrepartie est que l’intelligence artificielle amasse énormément de données sur l’usager. D’autre part, précisons que l’IA et les algorithmes vont dans le sens de l’utilisateur ce qui ne produit pas de remises en question d’opinions, de critiques, mais plutôt du déterminisme et une voie unique de pensée, et donc par extension de la stagnation voir de l’antidémocratie. De plus, pour les personnes ayant des idées noires ou tenant des propos discriminants, l’IA peut encourager ses utilisateurs.
  7. Un deepfake est un contenu, comme un enregistrement vidéo ou audio, créé ou modifié grâce à des technologies. Il fait référence à des contenus faux qui sont rendus profondément crédibles par l’intelligence artificielle. Une fake news est une nouvelle mensongère diffusée dans le but de manipuler ou de tromper le public.
  8. En dépit d’offrir constamment ses données de localisation et traçabilité sur des années. En effet, et contrairement à nous-même, Google garde en mémoire le lieu nous étions et avec qui à une heure précise des années auparavant.
  9. L’entraînement des algorithmes des IA est le poste le plus émetteur de CO2 ; les IA consomment également de nombreuses ressources en eau pour fonctionner ; elles sont plus gourmandes en électricité que les moteurs de recherche standard.
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Titulaire d'un master en anthropologie, je me suis penchée sur les questions de migration et de transmission culturelle par le recueil de récits de vie. Mon travail a porté sur les identités vécues de femmes sibériennes. Afin d'ouvrir un dialogue avec les citoyen.ne.s, j'ai par la suite assuré la fonction de médiatrice auprès des publics dans le cadre d'un festival de danse contemporaine réunissant des artistes de différents pays d'Europe de l'Est. La pratique journalistique répond à mon désir de découverte, de partage, de réflexion commune pour rendre visible en usant de différents supports et modes de langage.