Par Camille Fernande*
Les universitaires peuvent-ils prendre position publiquement pour un parti politique ou un candidat ? Sont-ils, en leur qualité de fonctionnaires, soumis au devoir de réserve ? Peuvent-ils participer à des manifestations politiques ? À chaque période électorale, des interrogations émergent autour de la liberté d’expression des enseignants-chercheurs, qui est une des composantes de la liberté académique, et de sa portée.
La campagne qui s’ouvre à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale est l’occasion d’apporter un éclairage juridique sur ces enjeux. Retour en quatre questions sur la latitude dont disposent les universitaires pour manifester leurs opinions, alors même qu’ils sont fonctionnaires.
Qu’en est-il de la liberté d’opinion des agents publics ?
Les agents publics se voient garantir la liberté d’opinion (article L. 111-1 du code général de la fonction publique (CGFP)). Il en résulte que les agents publics — qu’ils soient fonctionnaires ou contractuels de droit public — sont, comme tous les autres citoyens, libres de penser à leur convenance. En conséquence, l’administration a interdiction de tenir compte de leurs opinions, par exemple lors du recrutement ou de l’adoption de décisions concernant leur carrière. Cette liberté d’opinion connaît cependant des limites, qui résultent du devoir de neutralité et de l’obligation de réserve.
Le devoir de neutralité — qui est qualifié par le juge administratif de « strict » — interdit aux agents publics de manifester leurs opinions dans l’exercice de leurs fonctions. Il s’explique par les impératifs d’égalité de tous devant le service public : tous les usagers du service public doivent être traités de façon égale, si bien que les agents de ce service ne doivent pas manifester leurs opinions dans l’exercice de leurs fonctions afin de ne pas laisser penser qu’ils pourraient traiter les usagers différemment en raison de l’adhésion ou la non-adhésion auxdites opinions.
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Le Conseil constitutionnel a expressément fait le lien entre ces deux principes en évoquant le « principe d’égalité et […] son corollaire, le principe de neutralité du service » (Conseil constitutionnel, décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1996, Loi relative à la liberté de communication). Le devoir de neutralité est donc avant tout un principe qui limite la liberté d’expression des agents publics dans le cadre de leurs fonctions.
L’obligation de réserve, qui n’est pas inscrite dans les textes et résulte d’une construction jurisprudentielle, s’applique en revanche dans, mais surtout en dehors du service. Il impose aux agents publics de faire preuve d’une certaine retenue dans l’expression de leurs opinions.
Ce devoir, qui ne pose donc pas une interdiction d’exprimer un certain contenu mais seulement une certaine façon de s’exprimer, s’explique par la subordination hiérarchique des agents publics et par la neutralité des services publics. Son application dépend de la nature des fonctions exercées par les agents et des circonstances. La grande variation dans les effets du devoir de réserve qui en résulte explique, en partie, la décision de ne pas l’avoir inscrit dans le code général de la fonction publique (CGFP) en 2021.
Les universitaires sont-ils soumis à l’obligation de neutralité et au devoir de réserve ?
Pas tout à fait. Les universitaires français, que les textes qualifient d’« enseignants-chercheurs », sont des fonctionnaires d’État. Pour autant, ils ne sont pas soumis aux devoirs de neutralité et de réserve de la même façon que les autres fonctionnaires. En ce sens, ils sont des agents publics « pas tout à fait comme les autres ».
Lorsqu’ils exercent leurs missions d’enseignement et de recherche, la liberté d’expression des enseignants-chercheurs est « entière », « sous les réserves que leur imposent […] les principes de tolérance et d’objectivité » (article L. 952-2 du code de l’éducation). Il s’agit là de la traduction juridique, en droit français, de la liberté d’expression académique, l’une des composantes de la liberté académique. Dès lors que les missions académiques impliquent, par essence, que les universitaires puissent s’exprimer librement, il est évident qu’aucune neutralité ne saurait leur être imposée lorsqu’ils enseignent et recherchent.
Dans une réponse ministérielle datant de 1953, il a ainsi été précisé qu’à leur égard, « la règle de neutralité doit être interprétée d’une façon extrêmement large et se réduit en dernière analyse à une obligation d’objectivité et de mesure dans l’expression des idées ». L’objectivité interdit par exemple toute forme de propagande dans le cadre des enseignements.
La singularité de la liberté d’expression des enseignants-chercheurs est en revanche plus délicate à justifier en dehors de leurs fonctions : qu’est-ce qui permettrait, dans ce cas, de ne pas leur appliquer l’obligation de réserve ?
En réalité, comme cela a été expliqué, le devoir de réserve s’applique différemment selon la nature des fonctions exercées par les agents publics. Or les fonctions académiques sont singulières à plusieurs titres. D’une part, comme l’a reconnu expressément le Conseil constitutionnel, non seulement elles « permettent mais demandent, dans l’intérêt même du service », que la libre expression et l’indépendance des universitaires soient garanties (Conseil constitutionnel, décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, Loi sur l’enseignement supérieur). D’autre part, elles excluent toute logique d’obéissance et de loyauté : étant indépendants, les enseignants-chercheurs ne sont pas soumis au principe hiérarchique au sens strict du terme. C’est d’ailleurs cette indépendance qui explique qu’ils puissent embrasser un mandat parlementaire tout en continuant à exercer leurs missions académiques (voir infra). Ainsi, en dehors du service, les universitaires demeurent relativement libres de la façon dont ils manifestent leurs opinions. Les seules véritables contraintes qui pèsent sur eux résultent de la « déontologie universitaire » .
L’obligation de neutralité et le devoir de réserve ne limitent ainsi pas réellement la liberté d’expression des universitaires. Il n’en va différemment que lorsqu’ils représentent le service public de l’enseignement supérieur, par exemple lorsqu’ils sont élus présidents d’une université. En effet, ledit service « est laïque et indépendant de toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique ; il tend à l’objectivité du savoir ; il respecte la diversité des opinions » (article L. 141-6 du code de l’éducation).
Le Conseil d’État a ainsi jugé que les devoirs de réserve et de neutralité interdisaient à un président d’université, par ailleurs professeur des universités et prêtre de l’Église catholique, d’exprimer ses opinions religieuses lorsqu’il exerce son mandat et en dehors : le président d’université est « tenu, eu égard à la neutralité des services publics qui découle […] du principe de laïcité, à ne pas manifester ses opinions religieuses dans l’exercice de ses fonctions ainsi qu’à un devoir de réserve en dehors de l’exercice de ces fonctions » (Conseil d’État, 27 juin 2018, n° 419595).
Le même raisonnement devrait trouver à s’appliquer s’agissant de l’expression d’opinions politiques : les présidents d’université devraient s’abstenir de faire usage de leur fonction pour influencer le vote des étudiants et des membres du personnel lors d’un scrutin. Mais, plus que les obligations issues du droit de la fonction publique, c’est sans doute davantage la déontologie universitaire qui interdit ce type de comportement.
Les enseignants-chercheurs peuvent-ils exprimer leurs opinions politiques dans les médias ou participer à des manifestations politiques ?
Oui, mais… Comme tous les citoyens, les fonctionnaires peuvent exprimer leurs opinions politiques et participer à des manifestations sur leur temps privé, mais dans le respect du devoir de réserve. Ainsi que cela a été expliqué, cette contrainte de réserve a peu d’effets sur les enseignants-chercheurs, si bien qu’ils peuvent faire état de leurs opinions politiques dans les médias et participer à des manifestations, sans qu’on ne puisse exiger d’eux une réelle retenue.
Cela ne signifie pas pour autant que leur liberté d’expression et de manifester soit absolue. En premier lieu, et comme tout citoyen, ils demeurent soumis aux dispositions pénales qui sanctionnent certains abus d’expression : ainsi de la diffamation, de l’injure, ou encore de la provocation à des actes de terrorismes et d’apologie de ces actes.
En second lieu, une déontologie universitaire s’impose à eux impliquant de respecter certains principes essentiels destinés à maintenir la confiance du public envers l’institution universitaire. Par exemple, lorsqu’ils expriment publiquement leurs opinions politiques, lesquelles sont personnelles et leur appartiennent, ils doivent éviter de mettre en avant leur statut d’universitaire ou, comme cela a été illustré ci-dessus, leur qualité de président d’université.
Dans son ouvrage relatif à la Déontologie des fonctions publiques, Christian Vigouroux évoque ainsi « l’interdiction de ce mélange des genres où l’agent public entend renforcer par l’énoncé de ses « qualités » la force de ses choix politiques ».
Les enseignants-chercheurs peuvent-ils mener leurs missions académiques tout en exerçant un mandat politique ?
Oui. Il s’agit d’une possibilité qui déroge aux droits électoraux et de la fonction publique.
En principe, l’exercice des fonctions publiques non électives est incompatible avec le mandat de député et de sénateur. Mais, s’agissant des universitaires, le législateur leur reconnaît de longue date la possibilité de cumuler l’exercice d’un mandat parlementaire avec des fonctions universitaires : ils peuvent donc tous en même temps être élus au Parlement français — et s’exprimer de façon partisane sur tous les sujets qu’un tel mandat exige — et continuer à enseigner et à mener leurs recherches au sein de l’université (articles L.O.142 et L.O.297 du Code électoral).
C’est en se fondant sur ces dispositions dérogatoires, dont l’origine remonte au milieu du XIXe siècle, que le Conseil constitutionnel a rangé le principe d’indépendance des enseignants-chercheurs parmi les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (Conseil constitutionnel, décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984, Loi sur l’enseignement supérieur).
Source The Conversation 18/06/2024