Deux artistes, Camille Lorin et Charly Totterwitz, sont restés quatre semaines au Club de l’hôpital La Colombière pour rencontrer, échanger, accompagner, découvrir et se questionner, avec pour visée la réalisation d’un film. Deux projections de « La Ronde » proposées dans la journée sont l’aboutissement de cette expérience in situ.
Le 14 juin 2024 est un jour d’affluence inhabituelle au Club de l’hôpital pavillonnaire La Colombière qui assure la prise en charge psychiatrique des patients du CHU. C’est un peu comme un jour de fête. Il y a plein de monde, certains pensionnaires qui quittent rarement leur pavillon fermé sont là, accompagnés de soignants. Il y a des personnels de l’Hôpital, des gens de l’équipe du club et de celle du Théâtre des Treize Vents, d’autres patient.e.s pris en charge à temps partiel ou en ambulatoire. Tous et toutes sont venu.e.s voir le film « La Ronde » de Camille Lorin et Charly Totterwitz.
Les regards se croisent. Une certaine tension est palpable avant la projection parce qu’on ne sait pas si tout va bien se passer. Dans les hôpitaux, a fortiori psychiatrique, règne l’indétermination, mais quelque part on est bien dedans, loin des reculs institutionnels et de leurs incidences sur les droits civiques, la culture, et la prise en charge des malades mentaux qui agitent la folie du dehors.
Malgré de nombreuses réformes, L’hôpital psychiatrique traîne toujours un imaginaire tournant autour de l’univers carcéral, de zone de non-droit, coupé du monde extérieur. Le film réalisé avec les pensionnaires ouvre assurément une fenêtre. À partir de trois tableaux exposés convoquant Turner, Lissitzky et Rubens, se libère une parole profonde révélée par l’inspiration sensible, attentive et pénétrante des pensionnaires. Scrutées dans le détail, les reproductions de ces chefs-d’œuvre de l’art pictural semble alors éclairées de regards étonnamment neufs. À l’instar de « La Ronde paysanne » de Rubens qui opte dans le tumulte pour un lyrisme à l’exubérance vitale, l’expérience « In Situ » de Camille Lorin et Charly Totterwitz nous invite dans son sillage à partager l’intimité des patients de l’hôpital psychiatrique. La concentration, l’entièreté, la justesse de l’émotion captée par la caméra ravivent notre aptitude à l’émerveillement. L’heureuse issue de ce chantier documentaire est de nous suggérer d’autres façons de voir et de percevoir le monde.
Jean-Marie Dinh
Note : « In Situ » est un projet relié au projet du Théâtre des 13 vents CDN Montpellier. Avec le soutien de la DRAC Occitanie- ARS Occitanie – CHU de Montpellier – Fonds Guilhem.
Échange avec Camille Lorin et Charly Totterwitz
Où sommes nous ?
Charlie : Nous sommes au Club. Un lieu au sein de l’hôpital psychiatrique La Colombière où les patients viennent pour se restaurer et voir du monde. Dans cet espace, résidents, soignants et visiteurs ont la possibilité de se rencontrer. C’est un endroit où les gens se rendent un peu de manière hasardeuse.
Comment habiter ce lieu ?
Camille : C’est un lieu de soin mais pas médicamenteux, un lieu qui échappe, où on n’est pas soumis aux horaires, aux prescriptions. On le ressent, c’est un espace de liberté qui reste un lieu de soin puisque les relations restent possibles, mais elles ne sont pas soumises à des règles strictes. En ce sens, nous participons à cette dynamique où l’on peut se retrouver juste pour être ensemble.
Charlie : C’est une autre maison. On entend beaucoup que c’est important de sortir des chambres, de sortir des pavillons et cet endroit-là, qui dispose d’un jardin, est un lieu où l’on peut se retrouver.
Que faites-vous ici ?
Camille : Plusieurs choses ; on travail dans un cadre précis, on rencontre des gens, on passe du temps avec eux. On réalise un film. On se pose des questions, on partage les questions.
Charlie : J’ai l’impression qu’on construit des espaces de temps, de durée qui s’inscrivent en dehors du flux tellement écrasant où tout est lissé, tout se joue sur les regards, et tout le monde voit la même chose parce qu’on n’a pas le temps de voir autre chose. Ce qui m’intéresse ici c’est de prendre le temps avec d’autres personnes de regarder la même chose et de porter de l’attention aux détails, aux petites choses. Cela demande de l’attention, une forme de soin, d’écoute, très singulière pour chacun et chacune. On essaye de créer un lien, de trouver un espace de rencontre qui n’est pas toujours évident. Chacun à ses obsessions, on tente d’en sortir en faisant un pas de coté. Il y a un mouvement dans lequel on essaie toujours de se réajuster. C’est en lien avec la prochaine création de la compagnie qui aura un rapport avec les flux, le mouvement permanent.
Comment s’apprivoiser ?
Charlie : Tout simplement autour d’un café. Après, on essaye de partager un désir de projet commun en précisant bien que ce n’est pas un film sur Le Club, mais que nous allons le réaliser avec les personnes qui le fréquentent et que le film se construit ici.
Le choix d’un cadre
Charlie : On a fait une proposition en amenant trois reproductions de tableaux, un de Turner, un de Lissitzky et un de Rubens. Nous les avons installés dans une salle du Club comme quelque chose que nous posons entre nous et les pensionnaires, et on leur demande de nous dire ce qu’ils voient, ce que cela leur raconte comme histoire. C’est le point de départ à partir duquel le film se construit. Il y a ces moments impromptus, un peu hasardeux dans les relations, et à un moment on se rassemble autour du tableau qui sert de support en ouvrant un autre espace pour la rencontre.
Camille : Nous avons une connaissance du lieu puisque nous avons la chance de venir ici pour la deuxième année. Nous avons réalisé un premier film en 2023. C’est assez précieux, il y a quelque chose qui s’étire comme un fil. Ce n’est pas la suite de l’année dernière mais nous poursuivons un travail commun dans la continuité. Souvent ce que nous découvrons à la fin d’un film devient le début du suivant. Il y a certaines personnes que l’on connait mais pas toutes, puisque le temps du séjour ici peut aller d’une journée à trente ans.
Partager un processus artistique
Charlie : Partager un processus artistique n’est pas évident parce que cela implique de trouver un désir commun. L’année dernière on avait envisagé d’organiser des ateliers de telle à telle heure avec tant de personnes. C’était complément illusoire en fait. Maintenant on travail beaucoup plus avec l’équipe que nous connaissons mieux. On bénéficie de leur aide et de leur accompagnement. C’est très important. On occupe l’espace dans lequel la circulation reste libre. On mesure ce que permet le temps, expérimenter les choses en commun est indispensable.
Camille : Nous restons très souples pour pouvoir permettre aux personnes de participer au projet ou d’avoir le temps de se décider à le faire. On propose des séances de travail de dix minutes qui peuvent se renouveler. On ne sait pas qui sera là, on ne sait pas s’ils auront envie. Le plus important c’est d’avoir le temps, de ne pas être dans l’obligation de produire tous les jours. On peut passer une journée sans filmer et ce n’est pas grave, on aura juste discuté avec les gens. Ça c’est extrêmement important parce que c’est un lieu où on ne peut pas extraire des choses de manière rapide et efficace. Ça n’a pas de sens. Les obstacles font partie de la situation, on y fait face, ils font partie de l’histoire.
Réaliser avec
Camille : Beaucoup de choses que nous souhaitions faire l’année dernière se font cette année. Les images et les sons partent des trois tableaux. Une personne à qui nous avons donné un micro et un casque a fabriqué le son de Tempête de neige en mer, le tableau de Turner.
Charlie : Avec ce projet on avait le désir de partager les outils, ce qui n’est pas facile. On a tenté différentes expériences l’année dernière mais c’était trop abstrait, on avait du mal. L’usage des tableaux a permis de rendre les choses plus tangibles. Le rapport aux œuvres ouvre un cheminement ; après y avoir été confrontées, certaines personnes revenaient le lendemain en disant “j’ai repensé à ce tableau, ça m’inspire telle ou telle chose”. Tout cela n’apparait pas forcément dans le film. Le film n’est pas le but ultime du projet. Il en fait partie parce que c’est vers là qu’on tend, mais cela reste une des étapes qui ne compte pas plus que ce qui précède.
Pluralité des imaginaires
Camille : Lors d’un travail précédent avec des jeunes lycéennes sur la représentation de la femme dans l’histoire de l’art en lien avec la pièce « Institut Ophélie1 », on s’était dit que l’imagination est très mise à mal à notre époque. On est dans l’immédiateté, la spontanéité de tout avoir sous les yeux tout de suite. On est de moins en moins sollicité sur ce plan de l’imaginaire.
Charlie : Ici on est dans un autre temps, dans d’autres rythmes aussi… On propose un petit déplacement qui sort des habitudes installées. Les gens qui fréquentent Le Club ne viennent pas forcément pour ça. Il y a un temps, une relation à trouver, un pas à faire pour ouvrir sur l’espace, sur l’imagination. On utilise des outils comme le cadre qui permet de travailler sur le petit, de zoomer sur les détails du tableau.
Libre expression
Camille : J’ai le sentiment que c’est un lieu où émerge une vérité — qui n’est pas si fréquente —, parce que les choses se disent plus facilement, sans filtre. Pas pour tout le monde, pas de la même manière, pas sur les mêmes plans. On ne cherche absolument pas à savoir quelles sont les histoires des uns et des autres ni leur pathologie, mais en tout cas on a affaire à des gens qui se disent parfois les choses de manière plus nette. Sur le plan de l’imagination il y a des descriptions, des images, des rapports qui se font, par exemple sur le tableau de Turner un jeune homme dit : « c’est sale, c’est sale, est-ce qu’il faut nettoyer la saleté ? ». Pour moi il y a quelque chose d’esthétique et politique très fort dans cette expression que je n’aurais pas vu comme ça. Il se produit des choses très poétiques.
Quelles répercutions a l’action conduite sur la vie des participant.e.s ?
Camille : En tant qu’artiste on consacre notre vie à ça. Je crois que l’action artistique détermine quelque chose de fondamentale dans nos existences. Elle offre l’occasion d’échapper à certaines choses, de les regarder avec une forme de distance, qui permet d’avoir un rapport poétique au monde.
Charlie : Quand on vient dans un endroit comme ici, on ne vient pas apporter de l’art, enfin, on apporte une expérience artistique mais il y a véritablement un déplacement de part et d’autre.
Camille : En tant qu’intervenant on se déplace parce qu’on est dans un lieu que l’on ne connait pas et on fait avec ce qui se passe tous les jours. Dans le même temps on déplace les personnes qui sont là, parce que nous ne réalisons pas un documentaire sur Le Club où on filmerait le quotidien sans toucher ce qui s’y passe. On introduit trois images à partir desquelles les personnes ne vont pas faire ce quelles auraient fait ce jour-là si on n’avait pas été là. Le film raconte ce qu’est ce lieu à partir des tableaux. Il y a trois œuvres qui appartiennent à l’histoire collective de l’art et qui continuent d’agir aujourd’hui dans cet endroit.
Ce qui est mis en jeu
Camille : Ça met en jeu le déplacement. On sort d’une zone de confort ou d’inconfort. L’enjeu c’est d’être tout le temps en mouvement, dans la pensée, dans l’appréhension de l’autre, d’essayer de garder la mobilité. Ce qui nous a intéressés dans ces trois tableaux, c’était qu’ils portaient quelque chose qui a à voir avec le mouvement, chacun de manière très différente. Et notre film se construit de cette manière-là. Une chose en amène une autre, c’est un film qui pourrait être infini dans son mouvement.
IN SITU
Le Chantier documentaire est un projet d’écriture mené pendant 5 semaines par Camille Lorin, artiste, et Charly Totterwitz acteur de la Troupe Associée du Théâtre des 13 vents à Montpellier. Il s’inscrit au cœur de chaque cycle de création du Centre dramatique et a pour visée la réalisation d’un film avec les habitant·e·s d’un lieu.
Découvrir les premiers films ici
Le Théâtre des treize vents est membre du Club partenaires altermidi