Témoin oublié de son temps, Paul Wolff est le photographe le plus populaire de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Son travail met en lumière les ruptures et contradictions des années 1920 à 1950 ; il s’inscrit dans la République de Weimar1 jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Bien que Paul Wolff n’ait jamais appartenu au parti national-socialiste, son œuvre reste cependant méconnue aujourd’hui. Sans doute parce que l’artiste s’est accordé au contexte politique de son époque.
Gilles Mora, commissaire d’exposition du Pavillon Populaire à Montpellier, a donné lieu à cette rétrospective en questionnant ce qu’est un amateur sous un régime fasciste et ce qu’il photographie. Choisir de raconter une partie de l’Histoire grâce à la photographie en livrant un point de vue sur cette tranche de notre culture s’avère délicat, mais Ô combien nécessaire dans un contexte global où l’extrême droite inscrit son retour aux quatre coins du globe. L’exposition regroupe plus de 140 photographies dont 85 % sont des tirages d’époques en provenance de l’agence de Paul Wolff2 et 15 % des tirages modernes.
Paul Wolff (1887-1951) est prussien3, il passe son enfance et effectue ses études médicales en Alsace. Né dans un milieu plutôt aisé, il commence la photographie à l’âge de 12 ans. Il devient médecin militaire pendant la Première Guerre mondiale, et en 1919, lorsque les Allemands sont expulsés de l’Alsace redevenue française, il s’installe à Francfort — où il restera jusqu’à sa mort. Inspiré par cette ville sujette aux transformations architecturales d’Ernst May4 à partir de 1925, il produira beaucoup de photographies au sujet de son évolution, du « vieux Francfort » au « nouveau Francfort ». Dans la nuit, le brouillard, les bâtiments ou la neige, ses clichés urbains sont empreints de poésie.
Les années 1930 marquent le début du courant de la Nouvelle Objectivité5 dont un des thèmes phares est l’exploration de prises de vues rapprochées de plantes et d’animaux. Paul Wolff livre une série de photographies botaniques et zoologiques assez « exotiques », curieux mélange entre études scientifiques et clin d’œil humoristique. Mais un autre courant, la Nouvelle Vision6, inspire son travail. Il ajoute à ses photographies en noir et blanc beaucoup de jeux de lumière, des prises de vue nocturne, de jeux d’ombres sur les corps ou les structures de chantiers aux formes géométriques.
Prestataire avant artiste, Paul Wolff touche à pratiquement tous les champs de la photographie appliquée (avec aussi un intermède dans le cinéma). Pour chacun de ses projets il publie des livres, dans l’ensemble très bien vendus et traduits dans plusieurs langues — qu’il est d’ailleurs possible de découvrir sur place.
Un espace de l’exposition est dédié aux appareils photographiques d’époque. En effet, à partir de 1926, le Leica (petit format 35 millimètres) révolutionne la photographie en permettant une totale liberté de mouvement7. Paul Wolff démocratise cet appareil en publiant en 1934 Mes expériences avec le Leica, un livre qui vise à guider et conseiller les photographes amateurs en direction desquels il produit une grande quantité de clichés et porte le message que tout un chacun peut devenir photographe avec un Leica.
La photographie apparaît comme l’avenir et se popularise. Ce phénomène s’inscrit dans le contexte d’entre-deux-guerres où la technologie est porteuse d’espoir tandis que le productivisme et l’industrie sont en plein essor. Les thèmes explorés par Paul Wolff sont en résonance avec certains de ceux mis en avant par l’idéologie nazie ; il contribue à la diffusion massive d’images glorifiants l’homme au travail, la technique, le labeur, les vertus du sport, la vision du progrès, de l’essor économique. Il prend des photographies publicitaires pour ses clients tels que la firme automobile Opel, mais aussi, à l’âge des médias de masse, de presse illustrée en couvrant les Jeux Olympiques de 1936 à Berlin et Garmisch-Partenkirchen (Bavière).
Ciblant également un public amateur, Paul Wolff s’intéresse aux loisirs, au tourisme et au temps libre. Ses photographies sont d’une autre époque mais d’une esthétique criante. Il produit des images séduisantes pour une Allemagne tournée vers le consumérisme : ski, montagne, natation, jeux aquatiques, vacances, voyages, aviation ou encore magnificence des corps de femmes distinguées en maillot de bain, couples de grandes classes en imperméables, luxueux magasins de chaussures, belles automobiles et grandioses croisières…
On se laisse à penser que les photographies de Paul Wolff auraient un succès retentissant sur Instagram s’il troquait son statut de star de la photographie pour celui d’influenceur qui s’adapte en permanence aux courants de l’air du temps. Les régimes politiques étant d’éminents régisseurs de culture, l’œuvre de Paul Wolff infusée de l’idéologie dominante était-elle un vecteur de propagande ? Il nous donne à voir une facette de l’Histoire bien ficelée, mais faussée, d’une Allemagne heureuse et moderne sous le régime nazie où chacun semble jouir de liberté, sans jamais témoigner des violences de la réalité.
Sapho Dinh
Dr Paul Wolff – L’homme au Leica
jusqu’au 14 avril 2024, au Pavillon populaire à Montpellier.
Entrée gratuite.
1 Régime politique mis en place en Allemagne en 1918, à la fin de la Première Guerre mondiale, qui a porté l’idéologie nazie et qui se termine avec l’avènement du Troisième Reich et la nomination d’Adolf Hitler comme chancelier en 1933.
2 En 1927, Paul Wolff et son associé Alfred Tritschler fondent une agence photographique qui a fournie près de 700 000 photographies – véritables matériaux pour documenter cette période trouble.
3 La Prusse est l’ancien État d’Allemagne du Nord, créé au XIIIe et dissout au XXe siècle.
4 Dans le contexte de pénurie de logement et d’un certain degré d’instabilité politique, May commença un programme d’habitats à large échelle (1925-1930), avec des logements compacts et semi-indépendants, marqués par leur fonctionnalisme et la façon dont ils manifestent leurs idéaux égalitaristes. Pour alléger les finances et hâter la construction, l’architecte-urbaniste y utilisa des formes simplifiées et préfabriquées — des lotissements. On peut ainsi le considérer comme le réel initiateur du logement moderniste de masse.
5 Mouvement artistique qui se développe en Allemagne dans les années 1920 avec pour volonté de représenter le réel et le quotidien.
6 Contemporain à la Nouvelle Objectivité, la Nouvelle Vision est un mouvement artistique qui repose sur l’utilisation de cadrages inattendus, la recherche de contrastes dans la forme et la lumière, l’utilisation de plongées, contre-plongées, obliques, diagonales, gros plans…
7 Auparavant le matériel photographique du grand format est très lourd, notamment car il nécessite une chambre et des plaques.