Pour avoir révélé en novembre 2021 la complicité « d’exécutions arbitraires » orchestrée par le gouvernement égyptien, la journaliste Ariane Lavrilleux qui a contribué à mettre en lumière les dérives de la coopération antiterroriste franco-égyptienne a été placée en garde à vue mardi 19 septembre. La profession se mobilise.
En France, faire son métier de journaliste peut vous conduire en garde à vue. Ce mardi 19 septembre, à 6 heures du matin, Ariane Lavrilleux a eu droit à un drôle de réveil : des policiers de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), accompagnés d’un juge d’instruction, ont débarqué à son domicile, explique dans un communiqué le média d’investigation en ligne Disclose1 pour lequel elle travaille.
Une perquisition et un placement en garde à vue « dans le cadre d’une enquête pour compromission du secret de la défense nationale et révélation d’information pouvant conduire à identifier un agent protégé, ouverte en juillet 2022 ». Une source proche du dossier a confirmé à l’AFP qu’une juge d’instruction avait mené ces opérations, « compte tenu de son statut de journaliste ».
Pour Disclose, l’intervention de la DGSI est un « nouvel épisode d’intimidation inadmissible à l’égard » de ses journalistes visant à « identifier [les] sources ayant permis de révéler l’opération militaire Sirli en Égypte »2. Le domicile d’Ariane Lavrilleux a été perquisitionné pendant dix heures par la Direction générale de la sécurité intérieure, des policiers et un juge d’instruction. Conduite en fin de journée à l’hôtel de police de Marseille, elle a enfin obtenu d’être accompagnée par son avocate.
En novembre 2021, Disclose révélait dans une série d’articles que l’État français était complice d’une « campagne d’exécutions arbitraires orchestrée par la dictature égyptienne du maréchal Al-Sissi » en s’appuyant sur plusieurs centaines de documents « confidentiel-défense ». La France aurait ainsi fourni des renseignements aux autorités égyptiennes qui ont été utilisés par Le Caire pour cibler des trafiquants à la frontière égypto-libyenne, et non des jihadistes comme prévu.
Disclose affirmait que la mission de renseignement française Sirli, commencée en février 2016 au profit de l’Égypte au nom de la lutte antiterroriste, avait été détournée par Le Caire qui se servait des informations collectées pour effectuer des frappes aériennes sur des véhicules de contrebandiers présumés, à la frontière égypto-libyenne. Selon les documents obtenus par le média, « les forces françaises auraient été impliquées dans au moins 19 bombardements contre des civils, entre 2016 et 2018 » dans cette zone.
Le secret des sources « totalement bafoué »
Malgré les inquiétudes et alertes de certains responsables sur les dérives de l’opération, les autorités françaises n’auraient pas remis en cause la mission. À la suite de cette publication, le ministère français des Armées avait porté plainte pour « violation du secret de la défense nationale ». Une enquête préliminaire avait été ouverte en novembre 2021 avant qu’une juge d’instruction ne soit désignée à l’été 2022.
« Je suis effarée et inquiète de l’escalade dans les atteintes à la liberté d’informer, et des mesures coercitives prises contre la journaliste de Disclose », a réagi Virginie Marquet, avocate d’Ariane Lavrilleux et du média d’investigation. « Cette perquisition risque de porter gravement atteinte au secret des sources de journalistes, dont je peux légitimement craindre qu’il ait été totalement bafoué depuis ce matin. Disclose protégera sa journaliste qui n’a fait que révéler des informations d’intérêt public. » De l’émission Complément d’enquête (dont un numéro était consacré à ces révélations en septembre 2021) à l’avocat Arié Alimi, pour qui cette « garde à vue relève de la pure intimidation par l’État sur des journalistes », la nouvelle a entraîné une vague de soutiens à Ariane Lavrilleux de la part de différents syndicats, sociétés de journalistes ou organisations pour la liberté de la presse.
La profession se mobilise
« Voilà plus de 24 heures qu’Ariane Lavrilleux, journaliste à Disclose, est traitée comme une délinquante. La Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) lui reproche d’avoir divulgué des documents confidentiel-défense portant sur les ventes d’armes de la France à des pays étrangers, dont certaines ont été utilisées contre des populations civiles, fait savoir Disclose ce mercredi dénonçant, un État qui, aujourd’hui, semble déterminé à identifier nos sources et à porter gravement atteinte à la liberté de la presse ».
Ce n’est pas la première fois que la DGSI s’attaque à des journalistes. En 2019, après des révélations sur l’utilisation d’armes françaises au Yémen, puis en novembre 2021, déjà concernant les exécutions arbitraires en Égypte, d’autres journalistes de Disclose avaient été convoqués par la DGSI. Des journalistes du Monde, de Quotidien sont également passés dans leurs locaux. Plus récemment, en décembre, les journalistes de Radio France Benoît Collombat et Jacques Monin, ainsi que le cofondateur de Disclose, Geoffrey Livolsi, avaient été convoqués par les policiers de la section des atteintes au secret de la défense nationale de la DGSI. Il leur était reproché d’avoir publié quatre ans plus tôt des informations sur des faits de favoritisme dans les marchés publics au sein du ministère des Armées. Quelques mois auparavant, c’est le journaliste Alex Jordanov, auteur d’un livre-enquête sur la DGSI, qui avait été placé en garde à vue pendant quarante-huit heures, avant d’être mis en examen et placé sous contrôle judiciaire, notamment pour « appropriation et divulgation de secret-défense ».
Le collectif pour une juste représentation des femmes et l’égalité dans les rédactions « Prenons la une », dont Ariane Lavrilleux est secrétaire générale, a appelé à un rassemblement à 18h30 qui s’est tenu hier devant l’hôtel de police de l’Évêché dans le IIe arrondissement de Marseille.
« L’État français a décidément un problème avec la protection du secret des sources des journalistes, au point de demander en juin dernier que sa portée soit limitée dans la future Loi européenne sur la liberté des médias » indique le SNJ-CGT dans un communiqué qui interroge : « est-ce digne d’un pays qui prétend lancer, dans quelques jours, des États généraux de l’information ? ».
Avec AFP
De nouveaux rassemblements sont organisés en soutien à Ariane Lavrilleux mercredi 20-09-23, à 18h30 devant l’hôtel de police l’Évêché à Marseille, à Paris Place de la République à 18H30, ainsi qu’à Rennes à 18h Place de la Mairie.
Lire aussi : Égypte: L’excroissance irrésistible de l’appareil policier – La France arme les policiers égyptiens –
Notes:
- Disclose est un site web d’investigation français créé en 2018, « média à but non lucratif enquêtant sur des sujets d’intérêt public ».
- L’opération Sirli s’inscrit dans le contexte de la coopération stratégique entre la France et l’Égypte sous la présidence d’Abdel Fattah al-Sissi à partir de 2014, qui se traduit notamment par d’importantes ventes d’armements français à l’Égypte, négociées par le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian. En pratique, le média d’investigation Disclose révèle en 2021, à partir de documents secret défense, que de nombreuses cibles repérées sont civiles (essentiellement des contrebandiers) et qu’elles sont abattues par l’armée égyptienne, dont la priorité est la lutte contre la contrebande, après leur signalement par l’équipage de l’opération Sirli.