Mille choristes mêlé.e.s au public de l’opéra Berlioz du Corum ont modulé les sinuosités du divers et du multiple.
Toujours se méfier des premières impressions peu réfléchies. Toujours aller vérifier sur place. Récemment (vendredi 14 avril 2023), l’Opéra-Orchestre de Montpellier avait inscrit à son affiche un événement d’une grande rareté. Mille choristes devaient se rassembler sur scène mais aussi de disperser dans la salle de l’Opéra-Berlioz du Corum. Mille ! En faisant partie des couches moyennes blanches sensibles aux choses civiques et artistiques, qui ne manquent pas dans la capitale de l’ex-Languedoc-Roussillon, on avait toute chance de compter, parmi ses connaissances, l’un.e des interprètes du jour. D’autant qu’une très grande part d’entre elleux étaient de purs néophytes en matière chorale.
C’est par ce biais assez imprévu que l’auteur de ces lignes se trouva donc invité à assister à la grande répétition générale — la dernière après des mois de préparatifs — en fin d’après-midi, juste avant le concert de soirée (les conditions exceptionnelles de production ayant réduit à une seule et unique date, hélas, l’exécution publique de la pièce). Sous le titre “Crowd Out” [« évincé »], cette pièce fut créée par le compositeur minimaliste David Lang, installé à Los Angeles. Cela remonte à 2014. Et il n’ y a eu depuis que très peu d’occasions de l’écouter ici ou là, dans quelques rares sites occidentaux.
Parmi les artistes qui s’activent dans Montpellier, on compte Dimitri Chamblas, qui fut un interprète remarquable de la chorégraphe Mathilde Monnier en son temps. Puis il a fait beaucoup de chemin, du côté de Los Angeles notamment, et de Benjamin Millepied en particulier, autre Français qui y dirigeait un important ballet. On imagine que l’arrivée de “Crowd Out” dans l’opéra Berlioz de Montpellier découle de telles pérégrinations, avec Dimitri Chamblas à la “mise en scène” de ce concert. La “mise en scène” d’un concert, par un artiste chorégraphique, en complément de sa direction vocale par Victor Jacob1 ? Voilà une notion qui attire l’attention.
Jusqu’à ce jour, c’est en plein air que “Crowd Out” avait déchaîné la surpuissance de ses mille chanteur.se.s. Mille. Franchement, avant de répondre à l’invitation, on restait perplexe. L’effet de nombre, le critère quantitatif, ont-ils grande chose à voir avec l’impact artistique ? Quel genre de Carmina Burana, quelle projection vaguement nazie, ne falaient-ils pas craindre devant pareil projet ?
On s’installe dans son fauteuil confortable du Corum. Et soudain, c’est juste un murmure qui parvient à votre oreille, depuis le rang juste derrière, où l’interprète installée se révèle aussi, fortuitement, être une autre connaissance. Elle chuchote donc. Le concert a commencé. Et de partout sur scène, ou dans les travées, cela ressemble plutôt au doux brouhaha, peu discernable, de conversations plutôt amicales. La dissémination des choristes parmi les spectateurs, et l’inverse au demeurant, modifient radicalement les usages perceptifs de ces derniers. Ici l’artiste est voisin proche. Il est semblable. Il vous entraîne, plus que jamais dans l’expérience collective qu’est tout spectacle.
La scène géante, accueillant à elle seule deux cents choristes, attire, certes, une bonne part de l’attention. Mais cela se distribue, se disperse, se relaie. On se prend à écouter, à regarder tout autant, en tout cas partager, sur les côtés, mais aussi derrière, mais encore les galeries des étages supérieurs. Et c’est toute une chorégraphie. Des groupes vocaux sont plus ou moins agrégés, plus ou moins nombreux, ils effectuent des gestes simples, se lèvent, se rasseoient. Et c’est toute la grande houle d’un grand forum vivant. Sans recours à un quelconque décor, Dimitri Chamblas a fait le pari que c’est la salle qui allait affecter l’œuvre, autant que l’inverse. La salle comme fait architectural (Ô Corum !..), c’est-à-dire urbain, culturel, codé, mais tout autant physique, occupé, incarné, transporté.
Vocalement de même. N’étant chantée à proprement parler que pour quelques séquences, plus souvent dite, déclamée, sorte de parlé-chanté, “Crowd Out” n’en finit pas de décliner un nuancier d’intensités et de tonalités diverses, par sacs et ressacs, houle parfois mélodique, parfois plus heurtée, ou rythmiquement battues dans les mains, et d’autres fois tranchée, par lignes, par éclats, par transitions, échanges et prises de relais, accrochages ou contrastes de niveaux, transferts de masses, échappées plus solitaires, taches, ou lignes.
Voilà une ode infinie au multiple et au divers. Elle diffuse un goût, heureusement immodéré, pour le partage en société, ses voix fortes, ses arguments charpentés, ses humeurs méditatives, ses élans d’affects. Voilà bien toutes ces qualités qu’on a envie de vivre, qui peuvent s’éprouver aussi en d’autres circonstances, par exemple les manifestations ; et qu’il faudrait savoir écouter.
Tout autant, cela ressemble aussi à une gigantesque fresque mouvante de teintes et de lumières. Il y a du texte à toutes ces voix. Chacun.e en aura son interprétation. Mais bon nombre des bribes perçues ont semblé surtout évoquer un spleen de l’anxiété, une inquiétude existentielle, un doute des intentions. Quelque chose de plutôt sombre, néanmoins transpercé par « Je me sens surréaliste », « Je suis nourri.e par la source pure », et finalement « J’aime les gens ». Cette insistance sur la première personne, ici en situation de foule, suggérait une réflexion sur les combinaisons de l’intime et du public, du singulier et du collectif, du destin individuel et de l’histoire. C’est déjà pas mal.
Pour notre part, peut-être inspiré par un regard avant tout chorégraphique, on aura plutôt considéré que ça n’est quand même pas hasard futile, que la langue ait tenu à désigner une immense variétés des combinaisons pensables du collectif : qu’il y ait foules, masses, hordes, multitudes, équipes, groupes, coalitions, alliances, associations, compagnies, bataillons, assemblées, cénacles, classes, sections, etc. Bref : du très politique.
Gérard Mayen