Dans sa dernière création donnée au Domaine d’O dans le cadre de DansePlatforma, le chorégraphe Mitia Fedotenko convoque Dostoïevski, Gogol, Malevitch, Tarkovski… dont il a recueilli l’héritage pour une exploration métaphysique et spirituelle de l’humanité.


 

Sur le plateau accueillant une partie des spectateurs au sein d’un dispositif scénique bi-frontale, une ligne de sucre blanc trace un cercle à l’intérieur duquel se trouve une armature métallique carrée occupée par un cube blanc. Cet espace scénographique délimite les frontières symboliques d’un monde dans lequel on s’apprête à entrer en profondeur ; celui du chorégraphe, Mitia Fedotenko originaire de Moscou, exilé volontaire à Montpellier où il a fondé la compagnie Autre MiNa en 1999.

Lors d’un échange à la fin du spectacle, l’artiste qui fut un temps architecte, reviendra sur le processus de création de cette pièce — qui a vu le jour durant le confinement. Il précisera son attachement à la scénographie structurant l’espace fictionnel et métaphorique du jeu. Pour lui, la définition du cadre précède le temps, les mouvements, le corps de l’artiste qui l’habiteront, ce que l’on constate sur le plateau où la solidité de ce socle permet une précision mécanique autant qu’elle contient la puissance d’énergie dégagée par le danseur. Dans Roulette russe la valeur donnée à l’expression spatiale convoque le « monde sans-objet » de Malevitch1.

 

Le Rémouleur Kazimir Malevich,1912-1913

 

Ce récit d’une pensée en mouvement dans lequel nous convie Mitia Fedotenko, en parfaite symbiose avec le guitariste Alexandre Verbièse, est peuplé d’une cohorte de « prophètes », qui ont compté dans son cheminement artistique comme dans sa vie. Y figurent les grands écrivains dont il a recueilli l’héritage. Le titre Roulette Russe, renvoie au cruel et addictif jeux de hasard cher à Gogol, Tolstoï, Tourgueniev et Dostoïevski qui consacrera aux démons du jeu une de ses œuvres majeures. « Vous m’avez dit l’autre jour, que vous étiez prêt, sur un mot de moi, a vous jeter en bas, la tête la première et nous étions bien à mille pied de haut. » Avec Roulette Russe Mitia Fedotenko semble répondre tout de go à cette provocation de Paulina2 en transportant l’urgence irrépressible de l’expression et le vertige de la chute au cœur de la scène. Le danseur surmonte le précipice avec l’intuition de la limite où il peut cesser d’exister.

Drapé dans le manteau de Gogol, on le voit savourer le bonheur éphémère d’une réflexion sur la vie avant que la complexité des sentiments ne se livre à une sorte de distillation de la matière corporel pour en révéler l’esprit. Le songe cède la place à la confrontation. Le corps se trouve contraint de livrer combat avec le manteau devenu autonome. Quand celui-ci prend le dessus, le corps se solidifie en bloc de matière, renvoyant à la sculpture, à la profondeur qu’on trouve sous la peau qui perdure intacte au travers des siècles. Dans Roulette Russe les arts se croisent comme les points de l’espace et les parties du corps, sans hiérarchie.

La pièce accorde une importance essentielle à la transformation. Des états différents se succèdent comme révélation de l’abîme de l’être, tel le passage de la machine à écrire ; un fondu entre l’écrit et la musique via le texte du slameur russe Oxxxymiron. Le déroulé narratif envoûtant emprunte au langage cinématographique de Tarkovski dans sa dimension combinatoire comme dans la complexité sensible qui est véhiculée. Les séquences s’enchaînent poétiquement rendant perceptible ce puissant moment ou la danse exprime un silence philosophique.

Sans recherche de virtuosité, Roulette russe convoque les arts qui inspirent, ce que nous sommes, le “je” de la vie en quelque sorte, nous rappelant que c’est au sein de cette béance, de cette irrationalité qu’éclot notre liberté.

Jean-Marie Dinh

 

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Notes:

  1. Issu d’une famille polonaise, Malevitch naît à Kiev en 1879. Il rejette tout symbolisme des couleurs, et ne s’intéresse qu’au mouvement des masses colorées dans l’espace. Ce qu’il vise à travers ce langage plastique nouveau, c’est ce qu’il appelle le « monde sans-objet », où la vérité se dévoile derrière les séductions trompeuses de la réalité, sans pour autant rompre le lien avec elle.
  2. Dans Le Joueur de Fiodor Dostoïevski
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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.