Depuis le 1er janvier, les cours criminelles départementales récupèrent progressivement une partie des affaires qui incombaient jusqu’alors aux cours d’assises et leur jury populaire. La généralisation de cette nouvelle juridiction suscite une vive opposition.


 

Pour sortir la justice de son « état de délabrement avancé », une petite révolution s’opère  dans le monde judiciaire. Au terme de trois ans d’expérimentation dans quinze départements, les cours criminelles départementales (CCD) vont, dans les prochaines semaines, être généralisées à tout le territoire et récupérer la moitié des affaires jugées jusqu’alors devant les cours d’assises. Ces dernières étaient jusqu’ici les seules compétentes pour juger les crimes (viols, meurtres, vols à main armée…), passibles de plus de dix ans d’emprisonnement.

Ces nouvelles juridictions jugeront des crimes passibles de quinze à vingt ans de réclusion (principalement les viols, mais aussi les coups mortels, les violences à main armée ou encore les actes de torture et de barbarie). Les cours d’assises, elles, resteront compétentes en appel et pour les crimes punis de plus de vingt ans d’emprisonnement, comme les meurtres et les assassinats.

L’objectif de cette réforme phare du premier quinquennat d’Emmanuel Macron, qui trouve son origine dans la loi Belloubet de 2019, est d’accélérer le processus judiciaire, alors que l‘allongement des délais de procédure devient ingérable, mais aussi de faire des économies. Pour gagner en efficacité, les verdicts ne seront pas rendus par un jury populaire, mais par un collège de cinq magistrats professionnels.

Cet appauvrissement du rôle des citoyens dans la justice et, plus généralement, les objectifs affichés de cette réforme, créent de vivent protestations parmi les professionnels du droit. Beaucoup regrettent qu’elle ait été « menée aux forceps ». Les deux principaux syndicats de magistrats sont officiellement opposés à l’instauration de cette nouvelle juridiction. On vous explique pourquoi ces cours criminelles ne font pas l’unanimité.

 

Parce que les citoyens se retrouvent écartés de l’acte de jugement

 

Au-delà des questions budgétaires, cette nouvelle juridiction porte un coup à la tradition du juré populaire, héritage de la Révolution de 1789. Chaque année, 20 000 citoyens sont tirés au sort sur les listes électorales pour siéger aux assises. Avec cette réforme, ils seront dorénavant moins de 10 000. « Triste déclin! », ont déploré en novembre dernier plus d’un millier de magistrats, avocats, universitaires et élus de tous bords dans une tribune parue dans Le Monde (article abonnés). Tous fustigent le choix politique de s’en prendre au « dernier espace démocratique permettant à des juges et à des citoyens tirés au sort de se rencontrer, de débattre, de délibérer, et de rendre la justice ensemble “au nom du peuple français” ».

Signataires de cette tribune, les avocats pénalistes Romain Boulet et Karine Bourdié rappellent dans les colonnes du Journal du dimanche que ces nouvelles juridictions seront essentiellement amenées à juger des crimes sexuels et s’étonnent qu’à « une époque où la justice suscite la plus grande défiance chez nos concitoyens, il est apparu urgent au gouvernement, et singulièrement au garde des Sceaux, ancien avocat, de supprimer la participation du citoyen à la répression des viols ». Pour eux, cette « sous-cour d’assises » est un « troublant symbole adressé aux victimes ».

À l’Assemblée, la fronde a trouvé un écho politique. La députée écologiste Francesca Pasquini porte une proposition de loi visant à préserver le jury populaire de cour d’assises, espérant même « empêcher la généralisation » des CCD et « mettre fin à leur expérimentation ». Elle ne sera pas soumise au vote avant le printemps prochain.

 

Parce qu’elles n’ont pas permis de lutter contre la correctionnalisation des affaires de viol

 

Parmi les grands objectifs fixés par la loi figure celui de mettre fin à la correctionnalisation des affaires de viol. Cette pratique, décriée par les associations de victimes, consiste à rétrograder ces crimes en délits pour obtenir un procès plus rapidement, devant un tribunal correctionnel plutôt que devant une cour d’assises. Or, d’après le rapport du comité d’évaluation et de suivi des cours criminelles départementales rendu en octobre, « les statistiques disponibles ne laissent pas apparaître de réelle évolution sur le niveau de la correctionnalisation des affaires ».

Les membres du comité, essentiellement des professionnels du droit mais aussi des élus, soulignent la difficulté d’évaluer précisément l’impact des cours criminelles sur ce phénomène, en l’absence d’indicateurs clairs et à cause de la courte durée de l’expérimentation (trois ans). « Ainsi, le premier pilier justifiant l’avènement des CCD s’effondre », tance le juriste Benjamin Fiorini, l’un des pourfendeurs de la réforme, dans un récente tribune dans Le Monde (article abonnés).

 

Parce que les délais de jugement ne sont pas aussi rapides que prévu

 

Concernant la durée des audiences, le comité d’évaluation observe un gain de temps moyen de 12 % par affaire. Les 387 dossiers jugés depuis 2019 lors de l’expérimentation dans 15 départements ont ainsi nécessité 863 jours, quand il en aurait fallu 119 de plus aux assises.

La promesse de ces cours criminelles était aussi de désengorger les assises, en permettant un audiencement plus rapide des affaires. La loi prévoit qu’un justiciable en détention provisoire soit jugé en moins de six mois devant une cour criminelle départementale. Ce délai se révèle finalement intenable, selon le rapport, qui préconise de le relever à neuf mois. « Les cours d’assises, elles, ont pour vocation de juger à un an. Gagner trois mois, ce n’est pas grand-chose », relève le bâtonnier de l’Ordre des avocats de Toulouse, Pierre Dunac, auprès de France Bleu Occitanie.

 

Parce que beaucoup craignent que les audiences soient bâclées

 

Les détracteurs de la réforme estiment qu’à force de vouloir aller vite, la justice rendue dans ces cours professionnalisées va, à n’en pas douter, perdre en qualité. « On va dériver très probablement, sous la pression productiviste, vers des audiences où on risque fort de faire un ou deux dossiers de viol par demi-journée », s’inquiétait ainsi début septembre sur franceinfo Vincent Charmoillaux, vice-procureur au tribunal judiciaire de Lille. Pour lui, la gravité des affaires jugées jusqu’ici par les cours d’assises nécessitent de réexaminer « en détail l’ensemble des éléments. Et ça, c’est imposé par la présence des jurés populaires qui sont des non-professionnels ».

Dans sa tribune, Benjamin Fiorini estime pour sa part que la « détérioration de la qualité des audiences » expliquerait un taux d’appel plus important à l’issue des verdicts rendus par les CCD (21 %, contre seulement 15 % après les verdicts de cours d’assises).

Le rapport d’évaluation des CCD se montre plutôt rassurant sur ce point et souligne que la justice rendue par ces nouvelles juridictions semble être restée qualitative. « L’ensemble des personnes entendues par le comité, y compris les plus critiques à l’égard des CCD, s’est accordé pour reconnaître que, dans le cadre de l’expérimentation, les principes de l’oralité des débats et du contradictoire avaient été respectés », est-il écrit.

Toutefois, le président de la commission pénale de Versailles a reconnu auprès du comité que les plaidoiries étaient « davantage centrées sur les aspects techniques et juridiques ». Le rapport a également constaté que la liste des témoins et experts étaient souvent réduite, pour aller plus vite.

 

Parce que la réforme se heurte au manque de moyens humains et financiers

 

Le rapport d’évaluation établit qu’une journée d’audience moyenne revient environ deux fois moins cher avec des juges professionnels, plutôt qu’avec des jurés, qui perçoivent des indemnités. Les audiences en cours criminelles départementales coûtent en moyenne 1 100 euros par jour contre 2 060 euros aux assises. Une économie substantielle donc, même si la généralisation des CCD se heurte à un problème majeur : les ressources humaines. Le comité d’évaluation estime qu’un « renforcement significatif (…) en magistrats et en greffiers » est une « nécessité impérative » et regrette qu’aucun « chiffre concret » n’ait été avancé.

La présence de deux juges supplémentaires est en effet requise (une CCD est composée de cinq magistrats, contre trois aux assises) alors que la profession est déjà à flux tendu. Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, regrette auprès de franceinfo que l’on « déshabille Pierre pour habiller Jacques ». Car en mobilisant plus de juges, ces derniers ne sont pas dans leurs cabinets, à avancer sur leurs dossiers. Elle s’inquiète notamment pour le contentieux familial, déjà très sinistré. « On va envoyer des juges aux affaires familiales pour aller siéger dans les CCD. Il ne faudra pas s’étonner ensuite qu’on mette dix mois avant d’avoir un jugement de divorce », déplore-t-elle.

Une augmentation de 8 % du budget de la justice a été décidée dans le cadre du projet de loi de finances 2023, dans la lignée des deux précédentes hausses de 8 % déjà accordées en 2021 et 2022. La Chancellerie a par ailleurs rappelé que le recrutement de 1 500 magistrats et 1 500 greffiers était prévu d’ici la fin du quinquennat. Mais cela suffira-t-il ? C’est aussi parce que les recrutements se font attendre que, dans la plupart des départements, les cours criminelles ne seront effectivement mises en place qu’entre le printemps et l’automne 2023.

Juliette Campion

Source Franceinfo 05/01/2023