Après son film Impulso avec la star de la danse flamenco Rocío Molina, sacré meilleur documentaire hispano-latino-américain à la DocumentaMadrid 2018, le cinéaste et poète Emilio Belmonte livre avec Transe le second volet de sa trilogie consacré au flamenco, en mettant en scène le mythique maître de la flûte Jorge Pardo. Un film musical envoûtant qui nous transporte vers la dimension mystérieuse du “duende”, distribué par Les films des deux rives.
Ce voyage au cœur de la vie de Jorge Pardo est celui d’un recueillement au cœur de la musique et de l’art du flamenco qui l’anime. Après des études musicales au Conservatoire Royal de Madrid, la carrière de Jorge Pardo est marquée par sa rencontre avec Paco De lucia. Très jeune, il intègre son sextet avec lequel il se produit dans plusieurs tournées mondiales, partageant la scène avec les plus grandes figures du jazz international. Durant ces années d’éveil, les sons et les styles se gravent à jamais dans sa mémoire. Au début des années 1980, il développe son propre style. Jorge Pardo représente alors une nouvelle référence du Jazz fusion, y intégrant la magie du “duendé” qui ne l’a jamais quitté. Si d’autres, et pas des moindres, tels Lionel Hampton, Miles Davis ou Coltrane avaient déjà initié la rencontre fabuleuse entre Jazz et Flamenco, l’arrivée du franquisme jette un voile sur ces prestations comme sur la vie musicale. Dans le Madrid de cette époque, il faut éviter de dire qu’on joue du Jazz pour pouvoir occuper une scène.
Dans son film documentaire, le cinéaste Emilio Belmonte ne s’attarde pas sur le contexte historique, politique, ou musicologique. Il s’attache à mettre en lumière la force d’un art comme mode de vie, poursuivant une quête sur sa propre identité à travers l’art flamenco avec lequel il vit depuis son enfance en Andalousie et dont il est toujours très proche. Transe est un voyage au cœur du mystère de la musique Flamenco. On ne tombe pas sous le charme romantique de La comtesse aux pied nus de Mankiewicz ou dans le parti pris esthétique de Carlos Saura de transcrire la beauté de la musique et de la danse du flamenco. On vit la musique en suivant les pas de Jorge Pardo, considéré comme le père fondateur de la fusion flamenco-jazz.
« C’est de la racine que naît l’olivier »
Aux côtés d’autres acteurs du Jazz fusion comme Chick Corea, Jorge Pardo joue aujourd’hui dans la cours des artistes qui se sont inscrits dans l’avant-garde musicale. En dépit de la maîtrise instrumentale dans toute sa dimension traditionnelle, certains puristes estimaient à une époque, que l’ouverture au jazz trahissait les racines idiomatiques du flamenco originel. En suivant l’artiste dans les quartiers gitans, les caves musicales de flamenco madrilènes et, à travers le monde des maestros aux quatre coins de la planète, le film d’Emilio Belmonte montre que ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Cet art ne peut être abandonné en rase campagne, il doit continuer de s’ouvrir au monde actuel pour ne pas s’éteindre progressivement dans les mémoires sans lendemain. À travers le portrait du musicien, le réalisateur évoque le risque de mise en faillite du patrimoine culturel. Que représente le flamenco à l’heure des plateformes musicales ? L’art du flamenco a une histoire mais aussi un devenir. « Il faut arrêter de croire que la culture est ce qui se vend », lâche au détour d’une conversation entre artistes le contrebassiste virtuose Javier Colina.
Libre comme l’oiseau perché sur la planète flamenco, Jorge Pardo est désormais considéré comme un transmetteur qui s’est libéré des frontières culturelles. En tant que fondateur de la fusion flamenco-jazz, il incarne celui qui en porte l’avenir, une sorte de « miracle ». Et il n’a pas dit son dernier mot. La trame narrative du film s’appuie sur son désir d’organiser un méga concert, Transe, à Madrid, réunissant tous les monstres sacrés de la musique flamenco. Ce qui fait pousser des cheveux blancs au manager de Jorge, car comme tout autre artiste, Paco n’échappe pas aux contraintes économiques de l’industrie culturelle.
Le documentaire illustre bien cette croisade pour le succès et met en avant la question : faut-il accepté la notoriété en dépit de la liberté ? « J’ai besoin de reconnaissance pour louer ma liberté, confie Jorge Pardo, ce n’est pas pour cultiver le culte de la personnalité, précise-t-il, mais pour tout donner. » On le voit s’employer à « rebondir », trouver les moyens de persévérer, de reprendre le chantier inachevé où tant de nouvelles directions restent encore à explorer et de choses à accomplir. C’est tout le contraire d’un acharnement thérapeutique, il s’agit de prendre soin de l’avenir et ne pas laisser le champ libre aux forces de décomposition.
Musique d’un passé qui résonne toujours
Le caméraman suit Jorge Pardo partir à la rencontre des grands initiateurs du courant Nuevo Flamenco (Nouveau Flamenco) de la génération suivante qui expérimente la fusion avec de nombreuses musiques du monde. La caméra capte les mouvements surprenants impulsés par les musiciens, leurs affinités. Invité dans les coulisses, le spectateur saisit comment les projets musicaux en commun naissent de ces contacts.
Les temps ont changé et les musiciens se sont libérés de leur carcan, faisant preuve d’une grande liberté. Ils intègrent à l’art flamenco de nouveaux instruments comme l’harmonica, la harpe ou le violon, accentuant la propension déjà exprimée par Jorge Pardo à hybrider son flamenco avec de nouveaux univers musicaux.
En le suivant, Emilio Belmonte nous guide vers une renaissance basée sur les propositions d’avenir qu’offrent les jeunes interprètes. À la flûte et au saxophone le style exceptionnel de Jorge Pardo emporte les meilleurs musiciens qu’il côtoie aux quatre coins de la planète. L’artiste qui court après son rêve nous entraîne avec lui. Après tout, peut-être que l’âme flamenco n’est qu’un jeu d’enfant poussé jusqu’à la virtuosité.
Dans ce parcours où le travail de lumière est remarquable, on observe que ce ne sont pas les forces qui manquent ; ni les énergies, ni les désirs, ni les écritures. On comprend que le flamenco va trouver une nouvelle vie s’il conserve Le “duende”1. Les artistes de flamenco ont appris à composer avec leurs déceptions, à les surmonter, à dépasser l’horizon de tel ou tel projet . Voilà le risque à prendre, qui provoque notre enchantement, « des notes imparfaites chargées de sens… ».
Jorge Pardo nous invite à ne jamais oublier l’essentiel ; et pour lui « L’essentiel c’est le lien entre la musique et l’esprit ». Transe n’est pas qu’un grand film sur le flamenco, c’est un grand film sur l’art musical qui nous véhicule vers d’autres cimes.
Jean-Marie Dinh
Ce film documentaire est distribué par Les films Des Deux Rives
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