La lutte contre le chômage se construit dans les territoires. Laurent Guillaume, Président bénévole de l’association nationale Territoires zéro chômeur de longue durée, l’ancien député PS de la Côte-d’Or, a accepté de partager ses réflexions sur les mutations du travail et de l’emploi, et les enjeux d’inclusion. Il réagit ici à propos de la proposition de loi « visant à créer une garantie à l’emploi pour les chômeurs de longue durée, dans des activités utiles à la reconstruction écologique et au développement du lien social ».
J’ai découvert, comme tous les acteurs de l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée, la proposition de loi « visant à créer une garantie à l’emploi pour les chômeurs de longue durée, dans des activités utiles à la reconstruction écologique et au développement du lien social » déposée au Sénat par le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain le 11 janvier 2022. Nous avons d’autant plus été surpris que nous n’avons jamais été concertés en amont du dépôt de cette proposition de loi alors qu’elle modifierait en profondeur le projet que nous portons si elle était votée. C’est la première fois que nous découvrons un texte qui concerne le projet sans y avoir été associés préalablement.
Il faut préciser que la loi « relative au renforcement de l’inclusion dans l’emploi par l’activité économique et à l’expérimentation territoires zéro chômeur de longue durée » a été votée à l’unanimité du Parlement le 14 décembre 2020 et permet déjà l’extension du projet à au minimum 50 nouveaux territoires tout en conservant les principes fondamentaux du projet : la recherche de l’exhaustivité des personnes privées durablement d’emploi sans catégorisation, la définition et le portage du projet par les territoires dans le cadre d’un consensus local, le développement d’activités non concurrentes avec les acteurs locaux, le financement d’une partie des emplois par le coût du chômage pour l’État et les collectivités locales, l’embauche des personnes en contrat à durée indéterminée et à temps choisi dans des entreprises de l’économie sociale et solidaire.
Il n’y a pas de plafond à l’extension du projet mais un plancher d’au minimum 50 nouveaux territoires. On peut juste regretter que dans la loi actuelle, il faille un décret et non plus un arrêté pour habilité au delà de 50 nouveaux territoires1. C’est sans doute le point sur lequel cette nouvelle proposition de loi aurait dû se focaliser, avec le besoin de financement des comités locaux pour l’emploi. La proposition de loi déposée au Sénat, telle que rédigée, est donc anachronique et remettrait en cause le projet tel que défini puisqu’elle écraserait la loi actuelle qui a été élaborée pendant deux ans avec tous les acteurs du projet.
Dans son article 1, la proposition de loi transforme l’expérimentation Territoires zéro chômeur de longue durée en un « dispositif », c’est-à-dire tout simplement l’inverse de ce que nous sommes. Rappelons que notre projet est porté dans les territoires par les citoyens, les élus locaux, les entrepreneurs, les associations, les partenaires sociaux, … L’État est ici partenaire et non pas planificateur. Le projet est un pouvoir d’agir et de dialoguer des citoyens. Si l’on s’intéresse à l’étymologie du mot « dispositif », il faut aller rechercher dans les racines de « pondre » (famille du latin sinere), « poser ». D’ailleurs, on dit souvent « pondre un dispositif ». Dans un dispositif, la personne est bénéficiaire et non pas actrice du projet. Or, l’essence même du projet Territoires zéro chômeur de longue durée c’est de faire « avec » les personnes et non pas seulement « pour ».
Dans son article 1, la proposition de loi prévoit de revoir « les critères d’éligibilité des personnes concernées » et les « activités économiques éligibles ». Ici, on entre dans une forme de planification car rappelons que toutes les personnes privées durablement d’emploi, sans distinction, peuvent s’investir dans le projet. Il ne s’agit pas d’exclure selon des critères d’éligibilité. Cette expression est d’ailleurs antinomique avec l’essence même du projet : l’exhaustivité. « Les territoires retenus pour mener l’expérimentation » (article 10 de la loi du 14 décembre 2020) est remplacé par « Les territoires retenus pour “participer au dispositif” »… sic. Pour le philosophe Giorgio Agamben2, un dispositif est « la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtes vivants ». Je ne connais d’ailleurs personne qui ait rêvé un jour d’un dispositif. Donc permettez-nous de ne pas en rêver.
Auditionné la semaine dernière par le rapporteur du texte, le sénateur Jean-Luc Ficher, j’ai donc précisé notre position : le retrait des articles qui concernent Territoires zéro chômeur de longue durée, ou leur totale réécriture en se focalisant sur les points qui restent à résoudre (financement des comités locaux, suppression du décret au-delà de 50 nouveaux territoires). Mon échange avec le Président du groupe, Patrick Kanner, était plutôt rassurant et devrait permettre d’aboutir sur la rédaction suivante de l’article 1 qui devrait être modifié par amendement suivant :
« ARTICLE 1ER
Rédiger ainsi cet article :
Le II de l’article 9 de la loi n° 2020-1577 du 14 décembre 2020 relative au renforcement de
l’inclusion dans l’emploi par l’activité économique et à l’expérimentation « Territoires zéro
chômeur de longue durée » est ainsi modifié :
1° Au premier alinéa, le mot : « soixante » est remplacé par le mot : « chacun des » ;
2° Le deuxième alinéa est supprimé.
OBJET
La loi du 14 décembre 2020 a prolongé l’expérimentation « territoires zéro chômeur de longue durée » pour cinq années supplémentaires et permis son extension de 10 à 60 territoires. Elle prévoit que, lorsque le nombre de 60 territoires aura été atteint, des territoires supplémentaires pourront être habilités à titre dérogatoire par décret en Conseil d’État. Le rapporteur a entendu les réserves des promoteurs de l’expérimentation quant à la pérennisation et la généralisation accélérées proposées par l’article 1er.
Afin de soutenir cette démarche qui apparaît aujourd’hui comme l’axe central de développement des politiques de lutte contre le chômage d’exclusion, tout en respectant le rythme de l’expérimentation et son caractère territorial, cet amendement propose de réécrire l’article 1er afin de supprimer le plafond de 60 territoires pouvant y être admis et de permettre ainsi à tous les projets émergents remplissant les conditions du cahier des charges de s’inscrire dans la deuxième phase. Les territoires candidats au-delà du soixantième pourront ainsi être habilités dans les conditions de droit commun, par un arrêté du ministre chargé de l’emploi. »
Quelle conclusion tirer de tout cela ?
Tout d’abord, continuer notre combat politique, au sens de la vie de la cité, pour que l’expérimentation puisse continuer d’avancer sans précipitation. Nous ne voulons ni d’une généralisation incompatible avec l’idée même de projet, ni d’une transformation en un dispositif. Dans cinq ans, nous visons l’exercice du droit à l’emploi en permettant à tout territoire sérieusement préparé de pouvoir expérimenter à son tour sans limitation de nombre. Nous prouverons que cela est possible dans tout type de territoire à partir du moment où le projet part de la culture du territoire. Le territoire doit continuer à décider du projet qu’il porte sur la base des principaux fondamentaux partagés.
Ensuite, la politique ne doit pas devenir un process, une standardisation, une normalisation ou une rationalisation, dépourvue d’imaginaire. En effet, dans un dispositif, il y a toujours celui qui l’édicte et celui qui l’exécute. Nous ne voulons pas, en tant qu’acteurs de la société civile, être des exécutants. Aux rapports de domination, nous préférons les rapports de réappropriation : c’est un pouvoir de dialoguer et un pouvoir d’agir. Territoires zéro chômeur de longue durée est une utopie réaliste, et non pas une idéologie rétrécissante. Il ne s’agit pas de remplacer les imaginaires par une norme mais de faire vivre par les médiations sociales, culturelles, et humaines, la liberté des acteurs territoriaux et les principes fondamentaux de la République. Il ne s’agit pas d’un débat seulement philosophique, il est éminemment politique.
Enfin, permettez moi une digression. N’ayant plus d’engagement partisan mais n’ayant pas perdu ma boussole, ayant été engagé au PS en tant qu’élu (député, conseiller général, adjoint au maire, vice-président de métropole), en tant que responsable national (secrétaire national à l’organisation, aux fédérations, à l’industrie et aux entreprises), membre du conseil national (2002 – 2017), je vais me permettre de donner un conseil à mes anciens camarades et d’autant plus que je suis un homme libre et que je n’attends rien de personne pour une carrière quelconque.
Revenez aux sources, regardez ce qu’ont fait les révolutionnaires de 1848 là où vous siégez aujourd’hui, inspirez-vous notamment de Louis Blanc. Au Palais du Luxembourg, en 1848, ils avaient invité les travailleurs à se rassembler dans une commission qui a préparé de grandes législations sociales dont l’abolition du marchandage par décret (voir compte rendu de la séance d’ouverture de la commission ci-dessous). Le décret a ensuite été aboli à la fin de la Révolution par les gouvernements autoritaires. Il a fallu attendre le combat des syndicats et la décision de la Cour de Cassation pour l’abolir définitivement au début du XXe siècle.
C’est cela la gauche : les idées et l’action. Rédiger une loi à quelques-uns autour d’une table ne change pas la société, même à plusieurs centaines. C’est bien pourquoi j’ai préparé la loi de 2016 sur « Territoires zéro chômeur de longue durée » avec les acteurs associatifs, économiques et sociaux, et les élus des autres groupes bien qu’étant alors membre du groupe PS ; avant de m’engager bénévolement dans le projet pour le mettre en œuvre. Les grands changements ne s’opèrent pas que par les décrets, ils se font par l’action. C’est le sens de la démocratie sociale.
Laurent Guillaume
Notes:
- Le décret est un acte, de portée réglementaire ou individuelle, pris par le président de la République ou le Premier Ministre dans l’exercice de leurs fonctions respectives. L’arrêté est une décision exécutoire du ministre, de portée réglementaire ou individuelle, prise par une ou plusieurs autorités de la hiérarchie administrative (le ministre, le préfet, le maire).
- Giorgio Agamben a mené une série d’enquêtes généalogiques sur les notions de « dispositif » et de « commandement », élaboré les concepts de « désœuvrement », de « forme de vie » ou de « pouvoir destituant ».