Une alliance entre féminisme, antiracisme, écologie, antispécisme1, justice sociale… Le défi des mobilisations contemporaines contre les injustices passe par une convergence des luttes, explique la politologue dans une tribune au Monde.


 

 

Comment élaborer un commun dans un contexte d’inégalités et de hiérarchies ? Le manifeste Féminisme pour les 99 % de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser (La Découverte, 2019) pose comme condition à un féminisme émancipateur celle de se démarquer d’un féminisme néolibéral revendiquant « une égalité des chances de dominer alors que la planète est en flammes ». Face aux urgences sociales et écologiques, le défi féministe contemporain est de participer à des mobilisations anticapitalistes et anti-impérialistes en s’alliant avec « les antiracistes, les écologistes, les militant·e·s pour les droits des travailleurs, des travailleuses et des migrant·e·s ».

Un horizon jalonné de dilemmes et de difficultés qui devra réussir à tenir compte des divergences d’intérêts, y compris celles entre « les opprimé·e·s et les exploité·e·s », tout en se battant contre leur exacerbation et leur instrumentalisation en faisant émerger un universalisme « toujours en formation (…) et toujours renouvelé par la solidarité ». La proposition d’un nouvel « universalisme façonné par la multiplicité des luttes venant d’en bas » est présentée comme la réponse à l’échec de la prolifération de luttes fragmentaires à faire émerger « des alliances suffisamment larges et robustes pour transformer la société ».

Entre juin 2019 et août 2020, j’ai effectué une enquête qualitative auprès de 130 responsables d’associations et d’activistes féministes, antiracistes, écologistes, antispécistes ou pour la justice sociale afin d’analyser la manière dont les mobilisations contemporaines contre les injustices portent ce défi en France (Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines, Presses de Sciences Po, 2021). La prise de conscience de la nécessité de faire alliance pour être efficace cohabite avec la méfiance vis-à-vis de la convergence des luttes. L’horizon d’émancipation commune passe par la réhabilitation d’une radicalité politique et sociale à la fois dans le diagnostic et les réponses à apporter.

« Si tu es venu pour m’aider, tu perds ton temps, mais si tu es venu parce que tu penses que ta libération est liée à la mienne, alors travaillons ensemble » : cette célèbre phrase attribuée à l’activiste aborigène d’Australie Lisa Watson est citée pour appeler à la vigilance face à la nécessité de penser le « qui » des mobilisations, dans une logique de coconstruction « avec » « et » pour les premier·e·s concerné·e·s. La parole et l’écoute libérées par l’avènement de nouveaux sujets comme les violences sexistes, sexuelles, policières et le dérèglement climatique (#meToo, #onveutrespirer) mêlent intime et politique.

À partir d’expériences individuelles de l’injustice, ce sont les rapports de pouvoir et les inégalités structurelles qui sont dénoncés. La prise de conscience de l’imbrication des urgences sociales et écologiques, accentuée par l’expérience de la pandémie, participe du constat d’interdépendance des inégalités sexistes, racistes et écologiques, et de leur dépassement par une émancipation partagée.

 

Utopies réelles

 

Ancrée dans l’histoire des féminismes, elle prend la forme d’une réactualisation de l’écoféminisme et d’un féminisme antiraciste, notamment à travers les débats sur l’intersectionnalité2 et le décolonial. Comme explicité dans Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines, le dénouement révolutionnaire par un « grand soir » suscite la méfiance face au risque de recomposition de l’hégémonie de la question sociale sur le sexisme, le racisme et l’écologie encore appréhendés comme des enjeux de minorités.

Les responsables d’association et activistes interviewé·e·s promeuvent un faire (en) commun dans la diversité des tactiques et dans l’expérimentation d’alternatives, d’utopies réelles qualifiées de « jardins partagés ». Le plaidoyer, les recours en justice, la désobéissance civile et l’appropriation de nouveaux espaces et paroles sont pensés en synergie. Les mobilisations contemporaines contre les injustices participent ainsi de la désacralisation de la neutralité républicaine en portant une confluence des luttes vers un commun émancipé et un universalisme en mouvement.

Réjane Sénac

 

Réjane Sénac est directrice de recherche CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Elle est l’auteure de nombreux essais, notamment sur la question de la parité, dont Radicales et fluides. Les mobilisations contemporaines (Presses de Sciences Po, 2021) et L’égalité sans condition. Osons nous imaginer et être semblables (Éditions Rue de l’échiquier, 2019).

Cet article est réalisé dans le cadre de l’évènement « Place de la république », en partenariat avec la Ville de Lyon.

 

Notes:

  1. spécisme : discrimination d’individus fondée sur le critère de l’espèce qui ne peut se justifier que si l’on attribue un statut supérieur exceptionnel à l’humain, tandis que l’on néglige les intérêts des autres animaux. Une éthique antispéciste accorde une considération égale aux intérêts de tous les êtres qui éprouvent des sensations, qui sont sensibles à la douleur et au plaisir. Elle conduit à rejeter la production et la consommation de produits d’origine animale, qui ne sont obtenus qu’au prix des souffrances de milliards de victimes chaque année, pour un seul pays comme la France.
  2. L’intersectionnalité est une notion employée en sociologie et en réflexion politique, qui désigne la situation de minorités subissant simultanément plusieurs formes de stratification, domination ou de discrimination dans une société, en étant situées à l’intersection des grands axes de structuration des inégalités sociales et dont les intérêts ne sont pas représentés par des mouvements sociaux.