L’histoire est-elle dangereuse ? C’est la question que l’on se pose légitimement quand on observe à quel point elle est utilisée encore et toujours à construire de terribles identités de combat et de prise de pouvoir.
S’opposer à l’autre a toujours été pour les leaders une manière courante de déterminer un territoire, de rallier des disciples, d’armer un peuple afin de le faire guerroyer à son profit, partant du principe que l’existence d’un ennemi crée la cohésion au sein de son propre groupe. Cela se vérifie à tous coups lorsque l’on analyse la démarche des grands personnages historiques, depuis Jules César, Gengis Khan, Sonni Ali Ber1, Napoléon Bonaparte, Adolf Hitler, Joseph Staline ou bien d’autres. La liste est longue, composée de guerriers et de dictateurs de tout poil, parfois libérateurs, toujours assassins. Ce qui reste très net en filigrane dans tous les cas, c’est un effroyable nombre de victimes parmi tous ceux qui n’y sont pour rien, qui voulaient juste vivre, aimer et chanter en ce monde…
Bien sûr, on peut se dire que, s’il y a les victimes, il y a aussi leurs bourreaux. Condamner les auteurs des massacres de la guerre du Péloponnèse ou de la croisade des albigeois est certes faisable, mais se rebeller contre des directives d’État incitant au massacre, l’histoire nous le prouve, l’est bien moins.
La propagande est un ensemble de techniques de persuasion qui vise à caractériser un individu ou un groupe comme ennemi, le diaboliser. Il faut préciser que la désignation de l’ennemi par le groupe peut être connue de l’ennemi lui-même, mais elle peut aussi être complètement inconnue du groupe désigné comme ennemi. C’est dans ce second cas qu’apparaît le concept de bouc émissaire. Un bouc émissaire peut être un individu ou un groupe qui est désigné pour endosser la responsabilité d’une faute.
Si l’on comprend bien le mécanisme du système permettant de construire le processus que nous venons de décrire, il faut en signaler les principes. On va donc clamer haut et fort que son identité est menacée, parce que les « étrangers », les immigrés, les réfugiés et, avec eux, toutes les pratiques vestimentaires, culinaires, culturelles et religieuses qu’ils importent s’opposent aux traditions ancestrales. Cette conversion des valeurs (le repli sur soi plutôt que la solidarité) n’est pas anodin. Les idéologies identitaires ont aujourd’hui trouvé un public au travers du sentiment d’abandon que ressentent tous ceux et celles que les conditions de vie actuelles ont affectés, dans un monde maintenant caractérisé par la surpopulation et dont la biodiversité est dévastée par une humanité ultra dominante.
Le propre de ces idéologies identitaires ce n’est pas de vouloir protéger une identité en péril, mais de vouloir, au besoin par la force, donner vie au fantasme d’une réalité qui n’a jamais existé. Nos pays sont composés d’ethnies liées depuis toujours, mais où existent des minorités qui travaillent, pour servir leur intérêt, à mêler la culture de la peur à celle de l’ennemi.
L’histoire et ses documents en tant que tels ne sont pas le problème ; mais ils peuvent être détournés. Le maréchal Pétain (notre illustration) a-t-il incarné le bouclier qui, en accord avec le général de Gaulle, permettait d’attendre en sécurité que celui-ci soit assez fort pour vaincre l’Allemagne nazie, comme l’a prétendu l’avocat Jacques Isorni lors du procès du maréchal pour intelligence avec l’ennemi et haute trahison, tenu en juillet-août 1945 à la Libération ? L’explication d’une image, on le voit, peut-être multiple.
L’objet de cet article est de susciter la réflexion autour de ce thème qui fait florès aujourd’hui, porté par de nobles sentiments, qu’est le patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel. De nombreux médias, sites Internet, livres, vidéos, l’utilisent et présentent à leur public des images anciennes, souvent dépourvues d’explications, de contextualisation. Alors, à quoi peuvent donc servir ces catalogues de photographies du temps passé à tous ces gens qui en sont friands ? Comment des images inexpliquées peuvent-elles susciter tant d’intérêt ?
C’est justement là que se trouve l’essentiel. En effet, en diffusant ces documents, on joue sur la périphérie de l’histoire, on diffuse son illustration la plus simpliste et on transmet essentiellement des émotions. Ce sont par exemple des souvenirs personnels, qui rappellent sa jeunesse, des gens disparus, des modes de vie passés. Avec cette antienne obsédante qui répète à qui veut l’entendre que c’était mieux avant.
« Glorifier le passé pour déprécier le présent, c’est ordinairement fausser l’histoire pour se donner le plaisir de médire de ses contemporains. » (F. Laurent, Histoire du droit des gens, 1861). C’est donc une fois encore une chose que l’on savait depuis bien longtemps, mais quoiqu’il arrive, on la ressent toujours de la même manière et au final, c’est tout de même une bonne chose. Qui ne s’émouvrait devant les images de ses grands parents où celles de son quartier jadis, les photographies des grands événements politiques ? Mais ce sont les utilisations perverties de ces images qui nous intéressent. Ce qu’il manque, c’est un mode d’emploi. Une éthique peut-être, mais dans tous les cas, on ne sait pas faire, on ne veut pas comprendre que la vie sociale n’est pas une succession d’images d’Épinal venues d’un temps où, trop jeune, on ne comprenait pas la dureté du monde humain, quand nos ancêtres extrayaient le charbon du fond des mines, quand l’esclavage sous toutes ses formes régnait en maître, quand la médecine balbutiait et où le peuple manquait de tout.
On peut percevoir l’image comme trompeuse par définition, mais c’est surtout par l’effet qu’elle produit qu’elle peut aussi se révéler un leurre ou une illusion. Objet mouvant, insaisissable, l’image est un défi pour la pensée. Peut-on relever ce défi aujourd’hui ? Nous avons bien vu que le rassemblement identitaire avait pour base la construction forcée d’une communauté partageant les mêmes valeurs, la même culture, les mêmes pratiques, et qu’il avait pour preuves de la pertinence de son projet ces témoignages partiels d’un vivre ensemble désuet, dans un contexte très différent et mal expliqué. Ceci ne peut nous servir qu’à deux choses : apprendre à replacer l’histoire là où elle doit être, dans sa dimension scientifique et d’autre part nous aider à comprendre quels sont les véritables outils de la construction de ces univers identitaires si délétères pour l’humanité, qui doit rester absolument et pacifiquement indivisible sous peine des pires conséquences.
Thierry Arcaix
Photo : La poignée de main entre Philippe Pétain et Adolf Hitler le 24 octobre 1940 à Montoire. À l’arrière plan, le Dr Schmidt, interprète de Hitler et sur la droite, von Ribbentrop, ministre allemand des Affaires étrangères.