Est-ce le théâtre qui se nourrit du monde ou le théâtre qui nourrit le monde ? Avec MADAM (Manuel d’Auto-Défense À Méditer) Hélène Soulié laisse cette question ouverte. Durant quatre ans, la metteuse en scène s’est confrontée à la réalité vécue et réfléchie de la condition féminine contemporaine. La pièce est actuellement donnée au Domaine D’O à Montpellier.


 

Elle a parcouru de nombreux espaces, dans les villes et les villages, en montagne, en bord de mer, pour collecter des témoignages par dizaines. Cela fait songer au road movie Les glaneurs et la glaneuse d’Agnès Varda dont on entend la voix dans la pièce. Hélène Soulié a entrepris cette quête émancipée sur les traces d’une femme libre, première figure féminine avec qui elle aimait jouer au scrabble, sa grand-mère. De ces échanges multiples, une somme de points de vue se sont accumulés comme un tas de sable et de fureur.

Dans MADAM, la force de la matière s’impose, mais c’est le regard qui fait l’histoire, notamment le nôtre. La matière glanée avec conviction n’est pas brute, elle est pleine de force et de courage. Hier la pudeur interdisait qu’une femmes laissa des preuves dans son sillage. Aujourd’hui, en se multipliant, les sources font vaciller des colosses. Celles et ceux qui cherchent les personnages féminins qui ont marqué leur époque se heurtent au déficit des sources qui a conduit à l’absence de récit. Dans sa démarche artistique Hélène Soulié tire les leçons de cette histoire manquante, son Manuel d’Auto-Défense À Méditer se construit sur un récit, fruit d’un travail commun de six autrices en six épisodes autonomes.

Chacun des épisodes débute par une entrée en matière théâtrale ouvrant sur des univers singuliers, l’engagement politique d’une femme musulmane, les virées nocturnes d’une grapheuse, la conscience non galvaudée d’une sportive de haut niveau, l’émancipation déterminée d’une Cyberfeminism, l’expérience glaçante d’une capitaine secourant des migrants en méditerranée, le vécu animal d’une femme bergère seule dans la montagne. Les épisodes se composent d’une seconde partie où la metteuse en scène, mi-candide mi-journaliste, s’entretient sur le plateau avec des chercheuses, femmes marins, grammairienne, géographe, chacune pionnière et trouble fête dans son domaine.

Mouvement des corps magistralement interprétés par les comédiennes, mouvement vers la subjectivité et l’intériorité, mais aussi vers la libération de l’extériorité, mouvement de rencontres inédites qui dessinent le monde des femmes d’aujourd’hui. « Le “discours” féministe ne m’intéressait pas. Ce qui m’intéressait c’était la joie et le courage d’être soi, l’auto-défense et les stratégies, le voyage et l’enjambement des frontières, la formulation de nouveaux récits. Ce qui m’intéressait c’était la pensée anti-oppressive du féminisme, son intersectionnalité, sa philosophie, ses promesses, ses utopies, et l’agir qui en découlait. »

Hélène Soulié décrit ainsi finement sa recherche qui permet de comprendre quelque chose de tout travail artistique engagé et du rapport important du désir dans l’art, le langage et la politique. Vivre au présent, arracher des droits et les défendre, être ce que nous sommes car aucune libération subjective n’est possible dans un système où l’aliénation devient, par le truchement numérique, la matière même de la liberté qui nous est proposée. À un autre endroit, MADAM perturbe la possibilité d’idéalisation d’un retour au passé fondé sur un paisible patriarcat avec ses divisions genrées, tâches, fonctions, espaces.

Partant de destinées diverses, cette pièce documentaire conduit à une même problématique : la liberté d’être, l’assignation. Avec son album de voyage, Hélène Soulié n’a pas de leçon à donner mais des expériences à partager, à travers lesquels nous éprouvons l’ampleur de la discrimination. Sa vertu est de mettre un peu d’ordre dans le réel et de nous pousser à un devenir. La vie représentée à travers le jeu des comédiennes, des autrices et des intervenantes font du plateau un lieu de jaillissements, d’interrogations et de création puissantes. Assister aux six épisodes est une bonne option pour faire tourner le monde.

Jean-Marie Dinh

 

Au Domaine D’O :

  • MADAM L’INTÉGRALE – samedi 11 décembre à 16H00 (2 x 3h30 avec entracte).
  • MADAM #1 Est-ce que tu crois que je doive m’excuser quand il y a des attentats ?
    et #2 Comment faire le mur sans passer une nuit au poste
    mercredi 8 décembre à 20H00 (2 x 1h00).
  • MADAM #3 Scoreuse (1h00)
    et #4 Je préfère être un cyborg qu’une déesse (55min)
    jeudi 9 décembre à 20H00.
  • MADAM #5 Quelque chose qui vaut mieux que soi (55 min)
    et #6 Et j’ai suivi le vent… (50min)
    vendredi 10 décembre à 20H00.
     

Réservation Domaine d’O

 

 

Distribution

Conception & mise en scène : Hélène Soulié
Assistée de : Lenka Luptakova et Claire Engel

Texte performance : Marine Bachelot NGuyen, Marie Dilasser, Mariette Navarro, Solenn Denis et Hélène Soulié, Claudine Galea, Magali Mougel

Texte vidéo et interviews : Hélène Soulié
Avec les actrices : Lenka Luptakova, Christine Braconnier, Lymia Vitte, Claire Engel, et Marion Coutarel

Les chercheur.euse.s : Maboula Soumahoro, Rachele Borghi, Eliane Viennot, Delphine Gardey, et Saul Pandelakis.
Et les marins : Claire et Marie Faggianelli

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Après des études de lettres modernes, l’auteur a commencé ses activités professionnelles dans un institut de sondage parisien et s’est tourné rapidement vers la presse écrite : journaliste au Nouveau Méridional il a collaboré avec plusieurs journaux dont le quotidien La Marseillaise. Il a dirigé l’édition de différentes revues et a collaboré à l’écriture de réalisations audiovisuelles. Ancien Directeur de La Maison de l’Asie à Montpellier et très attentif à l’écoute du monde, il a participé à de nombreux programmes interculturels et pédagogiques notamment à Pékin. Il est l’auteur d’un dossier sur la cité impériale de Hué pour l’UNESCO ainsi que d’une étude sur l’enseignement supérieur au Vietnam. Il travaille actuellement au lancement du média citoyen interrégional altermidi.