Avec ou sans les réalisateurs, avec ou sans débat, le nouveau film de Gilles Perret et François Ruffin circule partout en France : Debout les femmes ! est un documentaire saisissant sur « ces femmes (…) que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal »1.
Pour que l’Assemblée nationale, avec son décorum et ses rituels surannés fonctionne, il faut aussi… des femmes de ménage qui habitent en banlieue, se lèvent à quatre heures du matin et empruntent plusieurs transports en commun pour arriver avant tout le monde au Palais Bourbon. Cela pourrait sembler une évidence et pourtant, qui s’est soucié de ces personnes avant le film de Gilles Perret et François Ruffin ? Au tout début du documentaire, une dame dépoussière, au sens propre du terme, le buste de Marianne…
Debout les femmes ! rend à la lumière ces actrices indispensables au fonctionnement de ce lieu de pouvoir, mais aussi les accompagnantes d’élèves en situation de handicap (AESH) ou les aides à domicile qui, pendant le confinement du printemps 2020, ont continué à remplir leur mission auprès de personnes âgées qui ne sont plus en mesure d’être autonomes. Rendre justice aux métiers du lien et à celles qui les exercent, tel était l’objectif du député France insoumise François Ruffin lorsqu’il a voulu concevoir une proposition de loi avec le député LREM, Bruno Bonnell, auquel tout l’opposait a priori. Le film suit pas à pas les deux élus (François Ruffin parle de « road movie parlementaire »), de Paris à Dieppe ou Amiens. Entres rires et gravité, désaccords politiques affichés et soutien à des salariées qui méritent bien une forme de consensus.
Reconnaissance et dignité
À travers cette proposition de loi, il s’agissait certes d’aboutir à une revalorisation salariale (ces femmes ne gagnent que 700 à 800 euros par mois) pour ces professions essentielles mal connues, mal reconnues, mais aussi de bien plus que cela. Une question de dignité. Comme souvent dans le cinéma de Gilles Perret — et comme lors du précédent film du duo, J‘veux du soleil, consacré aux Gilets jaunes — le documentaire “prend aux tripes” par moments. Sans voix off qui surplombe les protagonistes. L’émotion n’y est jamais gratuite ou téléguidée et ne supplante pas la réflexion à laquelle Debout les femmes ! invite. Comme lorsque François Ruffin réalise qu’il y a plus d’accidents du travail dans ces métiers de l’aide que dans le BTP.
Au vu du documentaire, ceux qui affirment haut et fort qu’on ne fait pas de la politique avec des affects peuvent réviser leur copie. Tout dépend de la qualité de ces affects, des passions tristes qu’ils véhiculent ou des pulsions de vie qui les animent.
Lorsqu’elles décrivent les derniers instants d’une personne âgée à laquelle elles ont tenu la main jusqu’au bout, ces aidantes sont du côté de la vie. Leur enthousiasme malgré tout, leur goût de l’humain et de la relation, leur amour du métier, leur humour même, transcendent tout. Loin des paroles convenues, des éléments de langage et de la langue de bois entrepreneuriale. Quel contraste avec le discours d’Emmanuel Macron annonçant le confinement et son fameux « Nous sommes en guerre » qui sonne tout aussi faux à l’automne 2021 qu’au printemps 2020 ! Quel contraste avec l’approche du député de son propre camp qui a vécu un drame familial et connait l’importance de ces métiers ! Quel contraste avec l’ironie facile d’une députée LREM, présidente de la commission parlementaire qui ne comprend pas pourquoi François Ruffin ne vote pas sa propre loi ! La réponse du député de la Somme, indigné par un texte en fait vidé de sa substance (voir la litanie des amendements rejetés), échappe aux codes du discours policé ? « Et alors ? », serait-on-tenté de dire. L’essentiel est ailleurs, dans les témoignages de ces femmes filmées dans l’hémicycle même ou dans les propos de cet ancien boulanger victime d’un AVC qui confie sa détresse face à l’impossibilité de travailler.
Debout les femmes ! rend justice à des professions mal considérées et pourtant indispensables. Ce n’est pas le moindre de ses mérites. « On a conçu ce film comme un outil », soulignait Gilles Perret lors de sa présentation au nouveau cinéma La Cascade, à Martigues. Ce film raconte les histoires de ces femmes, debout malgré le travail pénible, épuisant, mais il ne raconte pas d’histoires sur un combat parlementaire qui aurait été triomphant. Le député LREM, Bruno Bonnell, « a l’honnêteté de dire que c’est un échec », relève Gilles Perret. La grande loi de revalorisation de ces métiers n’est donc pas pour aujourd’hui.
Une invitation à la libération de la parole
Mais Debout les femmes ! n’est pas seulement un double regard sur une séquence parlementaire ; c’est aussi une invitation à la libération de la parole. Comme lors de l’intervention poignante d’une éducatrice spécialisée évoquant « ces super-héroïnes qui se battent chaque jour pour décrocher un regard, un sourire. Leurs victoires à elles se trouvent dans des petits riens imperceptibles dans le brouhaha de notre monde : un minuscule mot murmuré pour elles seules ou simplement un sourire partagé. Vous ne verrez pas ces professionnelles de l’éducation spéciale dans les journaux ou sur les écrans de télé car ces femmes-là sont entièrement occupées à bien faire leur travail, à améliorer leurs pratiques et à développer leurs compétences ».
« Elles sont avant tout engagées dans la construction d’un monde plus juste, elles rêvent d’une société inclusive qui, sans a priori, permettrait à chacun de trouver sa place, son rôle et sa fonction malgré la différence, les étrangetés et les bizarreries, poursuivait-elle, ces femmes luttent en permanence pour permettre à la société des neurotypiques2 de développer ses capacités de tolérance et de bienveillance. On se demande parfois ce qui les fait tenir, ce qui les fait revenir tous les jours avec le même enthousiasme. C’est quoi leur motivation ? Salaire, congés, horaires, la reconnaissance des pouvoirs publics, l’autosatisfaction ? Pas vraiment. Notre monde ne comprend pas à quel point ces “super héroïnes” participent à l’équilibre de notre société. Les métiers du care3 sont historiquement issus des œuvres de charité des dames patronnesses4. Si la société capitaliste et patriarcale a pu se développer sans entraves, c’est bien parce qu’elle a pu compter sur l’engagement sans failles de toutes ces femmes qui ont veillé sur leurs enfants, sur les indigents. Comme le dit Sandra Laugier5, c’est parce que ces tâches sont l’extension du champ domestique, parce qu’elles sont essentiellement féminines qu’elles sont si peu valorisées. »
Si le public a pu entendre ce témoignage, c’est aussi parce que ce documentaire s’y prête, parce que le travail de Gilles Perret (« les images ») et François Ruffin (« les oreilles ») donne à voir ces formes de travail invisibilisées. « Le premier jour de ma formation d’éducatrice spécialisée, un professeur désabusé nous a nommées “les moto-crottes de la société”. Je n’étais pas prête à ce moment-là à recevoir ce message cynique, mais j’en ai désormais compris le sens et je me bats chaque jour pour que notre travail ne se réduise pas à cacher les défauts et à gommer les différences. Notre ambition est de construire ensemble un monde dans lequel chacun puisse exploiter ses compétences et être soutenu dans ses difficultés ».
J-F.A
Notes:
- Discours d’Emmanuel Macron
- Le terme neurotypique est un néologisme utilisé dans la communauté autistique pour désigner les personnes qui ne se situent pas dans le spectre de l’autisme qui inclut l’autisme et le syndrome d’Asperger. Le terme est utilisé à la place du mot “normal” afin d’éviter la connotation de valeur et souligner les différences positives présentées par les personnes autistes. Souvent, les personnes dont le fonctionnement neurologique s’éloigne de la norme sont stigmatisées. Les différences des personnes neuro-atypiques sont considérées comme des anomalies, des déficiences ou des handicaps. Plus ces différences éloignent la personne d’un fonctionnement neurotypique et plus elles sont considérées comme des défauts. Les personnes neuro-atypiques continuent de devoir s’adapter de façon excessive, se plier en quatre pour satisfaire des attentes qui ne leur conviennent tout simplement pas.
- les caissières, les aides- soignantes, les infirmières, les aides familiales, les travailleuses du nettoyage, les travailleuses du secteur du handicap et de l’aide à la jeunesse…
- personne qui s’occupe des œuvres sociales et du patronage d’une paroisse (œuvres catholiques et protestantes attachées dans un premier temps à l’éducation populaire des jeunes gens des classes défavorisées).
- Sandra Laugier, de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne, travaille sur des questions de philosophie du langage, de philosophie morale, de philosophie politique et de genre.