Beyonsy tan divina s’est éteinte cet automne. On n’en entendra parler nulle part ailleurs que dans cet article. Car les nuits de la capitale catalane ont des détours que son écrasante industrie touristique ignore.


 

Étrange, funeste soirée, ce premier vendredi d’octobre 2021 au Bar Rufián de Barcelone. Par Facebook, on a reçu l’avis d’une soirée Bingo, avec une super photo d’une super drag queen. Rien que de très habituel à cet endroit. Or l’ambiance y est très triste. De temps à autre, des clients fondent en larmes. Le Bingo a bien lieu. Mais c’est un hommage. Un hommage à la drag queen1 figurant sur l’invitation : Beyonsy tan divina. Elle était l’âme de ces lieux. Elle est décédée dans la nuit.

Fût-il français, on interpelle le journaliste. « Il faut écrire sur Beyonsy », s’exclame Michaël, américain jeune quadragénaire, fou de Barcelone, et qui y vit depuis dix ans. « Il faut écrire, car sans cela, sa mémoire restera invisibilisée. Comme sa vie. Or nous avons perdu une légende », insiste Michaël. Il affûte ses arguments : « Moi-même je suis né dans les USA de l’époque du sida. Kissinger régnait au côté de Nixon. Kissinger et la guerre du Vietnam. Kissinger et le coup d’État contre Allende au Chili », rappelle-t-il.

« Et bien voilà » poursuit Michaël, « quarante ans plus tard, Kissinger est toujours en vie. Mais c’est Beyonsy qui meurt, un migrant, un Chilien, un sans-papiers, une drag queen, un queer ». Tout ça resterait une affaire de puissants et de dominés, de maîtres du monde et d’invisibles. Et tout ça ferait envisager la nuit barcelonaise très différemment du modèle de hub mondial du tourisme standardisé, dans lequel se complait la capitale catalane — d’ailleurs au grand dam d’une forte proportion de sa population.

Alors on recueillera les témoignages de plusieurs amis de Beyonsy, artiste de la nuit, eux-mêmes acteurs de cette scène à divers titres. Il faut d’abord en revenir à ce bar Rufián — un nom qui évoque « La brute », ou bien « Le mauvais garçon ». Accolé à un kebab pakistanais, l’établissement s’accroche à l’une des rues qui partent à l’assaut du Montjuich, juste au-dessus du Raval, ce quartier du centre ville, qui n’est plus celui des marins de Jean Genet, mais de la vie pauvre des migrants les plus précaires de la mondialisation. Avec le fléau de la drogue dans ses ruelles.

À deux pas du Rufián trône la très populaire discothèque Apolo. En revanche, à deux pas, le Molino clos deviendra un tiers-lieu culturel racheté par la municipalité. De quoi sauver au moins les murs d’un des music-halls et cabarets historiques du quartier, aujourd’hui quasiment éteint. À partir des Jeux Olympiques de 1992, Barcelone a refoulé sa nuit interlope pour mieux adhérer aux standards de la vie nocturne branchée internationale, sur le modèles gay ou techno entre autres.

D’ailleurs, le bar Rufián est-il un bar gay ? « Je dirais plutôt queer2, en tout cas non normatif, ouvert à énormément de gens et de choses », estime Oliver, venu du Venezuela, qui l’a animé à un moment donné. Loin du quartier gay barcelonais (au sens du Marais parisien), le lieu ne paye pas de mine, avec sa déco sympa à l’emporte-pièce, et ses grosses tables pour s’installer en tablées à la façon d’un resto populaire. On le dit “cutre” [minable, Ndlr], c’est-à-dire tout venant, banal, à la façon d’un café de quartier dénué de prétentions.

Mais c’est bien là que s’agrégea à la longue une famille, dont le socle est latino-américain, rejoint par de jeunes artistes sans le sou, des fêtards, des gays vivant dans les environs. Les latinos, il faut en parler. Beyonsy par exemple : Carlos Catalan (c’est son patronyme) Ornella est un jeune Chilien plutôt rangé, lui-même formé à la danse classique, également professeur de danses latines. Il gagnait l’Espagne voici un peu plus de dix ans, dans l’espoir se s’épanouir comme artiste et comme gay : « Mais comme beaucoup de latinos, la migration commence par une grande dégringolade dans l’échelle sociale. Il n’a obtenu ses papiers qu’un an avant sa mort », indique Oliver qui l’invita comme artiste permanent du Rufián.

Carlos en civil a vécu de la plonge, des ménages. Son ami David, un autre Chilien, lui-même médecin, est devenu cuisinier : « C’est la vie de migrant. Mais à Barcelone, cela se complique de la double identité : l’Espagnole, officielle, celle de l’administration qui ne te fait aucun cadeau, mais la Catalane en plus, qui se protège elle-même et te refuse l’ascension sociale dans ses rangs. » Tout récemment, des manifestations xénophobes avaient lieu au Chili, contre les exilés vénézuéliens qui viennent s’y réfugier.

Du coup, Beyonsy tan divina écrivait en ces termes l’un de ses tout derniers post sur sa page Facebook, à peine quelques jours avant de mourir : « J’ai honte de ce qui est en train de se passer dans mon pays le Chili. » En expliquant : « J’ai moi-même été un immigré, ici en Espagne. J’ai subi beaucoup de mauvais traitements, mais j’ai aussi bénéficié de l’aide de certains Espagnols, ou bien d’autres migrants. »

Ailleurs, il.elle écrivait, cette fois à propos de son art scénique : « Ça ne m’intéresse pas d’être élégant et de jouer la femme riche. Cette vision de classe n’a plus cours. Tout le monde sait pourquoi je suis une Pop Popular, parce que j’appartiens au peuple, j’ai l’odeur de la terre, et je mets le feu à tout. » En clair : dans la métropole contemporaine globalisée, toutes les gays ne sont pas des créatifs et des exécutifs des technologies et de la communication, “bodybuildés” à souhait.

Perruques, paillettes, franges, volants, strass, rouge à lèvre : Beyonsy se concevait plutôt comme un travesti, bricolé dans des robes un peu (trop) étroites, que drag queen étincelant de sophistication : « Il.elle portait quelque chose de vraiment latino et populaire. Ses parodies de Bingo — le jeu populaire qui n’est autre que le loto en salle des Languedociens — pouvaient durer des heures, dans un tourbillon où il multipliait les blagues, sortait sur le trottoir griller une cigarette avec les Pakistnais, s’asseyait parmi les consommateurs, jouait la séduction assumée vers les supermachos hypervirils, chantait, dansait sur des rythmes sud-américains », raconte Raul, un voisin du quartier devenu de ses meilleurs amis, aujourd’hui bien décidé à écrire un livre à sa mémoire.

« Beyonsy était absolument unique et sa notoriété commençait à rayonner dans tout Barcelone. Il a fait école », poursuit Raul, en précisant aussi : « Certes, il cultivait une typicité drag queen, avec les grands défis verbaux à la RuPaul3 ou le Lip-synch qui consiste à synchroniser des mouvements des lèvres outranciers sur les rythmes de la musique. Mais à part ça, c’est sa personnalité qui explosait, finalement tout un récit de vie, un point de vue cinglant sur la société, et ça n’avait rien à voir avec les standards convenus. On y passait des soirées étourdissantes, follement joyeuses. Au Bingo de Beyonsy, la chose la moins importante était finalement le Bingo. Et le meilleur moment était après la fermeture réglementaire du bar, quand on restait à une vingtaine derrière les grilles rabaissées. »

Carlos s’est éteint au moment où cette vie nocturne reprenait à peine du poil de la bête après la coupure d’un an et demi de confinements et restrictions sanitaires : « Ça a été terrible pour un artiste comme lui, sans statut, et en clair privé de revenus. Il songeait à rentrer au Chili dans sa famille, mais c’était une déchirure. » Au moment où nous rencontrions ces témoins de la vie de Carlos Catalan Ornella, les questions restaient sans réponse sur les causes et conditions exactes de sa mort.

Mais David, le médecin chilien et ami, qui travaille à Barcelone pour des programmes de prévention sanitaire dans le monde gay, relève : « L’épidémie de Covid a provoqué des ravages indirects. Pendant des mois, l’une des rares activités sociales dans la communauté gay a été les sexe parties dans des logement privés, appuyées sur la consommation de drogues du plaisir, qui a explosé, et dont certaines sont dangereuses. » Question de fond aussi : « Une sous-culture gay s’est renforcée, qui estime que si tu n’as pas baisé comme un fou pendant le week-end, c’est que tu as failli. C’est un retour de modèle viriliste, clos sur lui-même, qui rejette toute fragilité ou hésitation. C’est terrible, ça suggère certaines stigmatisations, comme un retour au ghetto, et on repense aux années sida. »

Oliver, le créateur du Bar Rufián, révélateur du Beyonsy dans la nuit de Barcelone, devenu anthropologue, médite : « Le Covid nous a conduits à ne plus savoir si nous serons encore en vie demain. Le Covid nous affaiblit, en dehors de la seule question médicale. Alors, fonçons, comme Carlos faisait. Il était tellement difficile de ne pas rire en sa présence. » Et David, le médecin chilien sans-papiers, lui rend ce dernier hommage : « Il est mort. Mais il a réussi à être heureux. » Ce que la société, et ses modèles stricts, ne permet pas à tous.tes.

Gérard Mayen

photo : Michaël Hart

Notes:

  1. Une drag queen est une personne — homme ou femme, bien que les hommes restent majoritaires et plus connus — construisant une identité féminine volontairement basée sur des archétypes de façon temporaire, le temps d’un jeu de rôle. Les drag queens construisent leur identité à travers la féminité, généralement dans un but d’animation ou dans le cadre d’un spectacle incluant du chant, de la danse, de la synchronisation labiale, du stand-up, de l’imitation. Comme tout travestissement, le fait de s’habiller en drag queen n’est pas une indication sur l’orientation sexuelle de la personne concernée, ni sur sa véritable identité de genre ; une drag queen n’est pas forcément une personne trans (Wikipédia).
  2. Désigne toute pratique transgressant les classifications en vigueur, les représentations traditionnelles, les normes sexuelles. D’une certaine façon cette notion de queer plus récente dépasse celle plus ancienne de gay.
  3. RuPaul est une drag-queen américaine, chanteur de dance, acteur et parolier qui a connu la célébrité dans les années 1990, où il est apparu dans plusieurs émissions de télévision, des films ainsi que des albums.
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Gérard Mayen (né en1956) est journaliste, critique de danse, auteur. Il est titulaire d'un master 2 du département d'études en danse de l'université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes. Il est praticien diplômé de la méthode Feldenkrais. Outre des chroniques de presse très régulières, la participation à divers ouvrages collectifs, la conduite de mission d'études, la préparation et la tenue de conférences et séminaires, Gérard Mayen a publié : De marche en danse dans la pièce Déroutes de Mathilde Monnier (L'Harmattan, 2004), Danseurs contemporains du Burkina Faso (L'Harmattan, 2005), Un pas de deux France-Amérique – 30 années d'invention du danseur contemporain au CNDC d'Angers(L'Entretemps, 2014) G. Mayen a longtemps contribué à Midi Libre et publie maintenant de nombreux articles pour"Le Poing", Lokko.fr ... et Altermidi.