Le festival Allez savoir, organisé à Marseille par l’École des hautes études en sciences sociales du 22 au 26 septembre, en partenariat avec les bibliothèques et musées de la ville, avait pour thème « Tout migre ? ». Débats, tables rondes, expositions ont exploré ce vaste thème, avec les outils de la recherche, loin des polémiques nauséabondes et des affirmations sans fondement. Exemple avec les « Regards croisés sur l’immigration italienne ».


 

On pouvait difficilement trouver cadre plus approprié que le Musée d’histoire de Marseille pour accueillir pareille table ronde, tant les migrations font partie de l’histoire de cette cité. Un cliché diront certains ? Peut-être, sauf que cette représentation de la cité phocéenne, comme on l’appelle souvent, repose sur un fondement. L’immigration italienne a profondément marqué Marseille et plusieurs départements de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Et elle ne date pas seulement de la fin du XXe siècle, époque de la “grande emigrazione”. L’exposition « Marseille l’Italienne ! » qui se tient actuellement aux Archives municipales montre que la présence des populations transalpines est « documentable depuis quasiment un millénaire, depuis la fin du XIIe siècle et le XIIIe siècle », relève Jean Boutier, historien et modérateur de cette table ronde qui réunissait Stéphane Mourlane qui fut co-commissaire de l’exposition « Ciao Italia » à ParisEleonora Canepari, historienne italienne, enseignante à Aix-Marseille Université et l’archéologue Stefan Tzortzis.

C’est paradoxalement à l’époque où l’Italie forge son unité que l’émigration italienne dans le monde atteint son apogée. Entre 1870 et 1914, « quatorze millions d’Italiens quittent la péninsule », précise Stéphane Mourlane, pour moitié vers les Amériques et pour l’autre moitié vers les autres pays européens, et notamment la France. En un siècle, de 1860 à 1960, l’émigration italienne atteint le chiffre faramineux de 26 millions de personnes.  « Pendant des siècles il y a eu une porosité avec l’espace provençal, mais à partir des années 1870 on passe à autre chose, c’est une rupture fondamentale : Albert Londres dans “Marseille, porte du Sud” souligne l’omniprésence des Italiens », indique Jean Boutier. Pour Stéphane Mourlane, « des années 1880 au début du XXe siècle, Marseille devient un port italien, toute une économie se développe avec ses hébergements précaires, provisoires ». Les Italiens ont constitué la population “étrangère” la plus importante en France : « 800 000 personnes en 1931 dont un cinquième à un quart à Marseille, précise Stéphane Mourlane, ce sont surtout des Piémontais, des Ligures, des Toscans, des Lombards, des Vénètes [habitants de la région de Venise, Ndlr], mais il y aussi une présence notable de Méridionaux. » La présence de pêcheurs d’origine napolitaine dans le quartier Saint-Jean (le fort Saint-Jean est un des deux forts qui marquent l’entrée du Vieux-Port) est telle qu’il sera appelé « La petite Naples »

 

« Une histoire tumultueuse »

 

Ces migrations importantes vers Marseille et la Provence ne sont pas liées « à la proximité géographique, culturelle ou à des raisons météorologiques », précise l’historien, mais au fait « qu’il y avait du travail et un besoin de main-d’œuvre dans l’industrie ». L’immigration fut aussi féminine. Et contrairement à une vision enchantée, cette immigration-là non plus ne fut pas toute rose. Un roman, oublié aujourd’hui (il arrive que l’Histoire fasse bien les choses), portait le titre de L’invasion. Le fantasme du “Grand remplacement” ne date pas d’hier. « La découverte de leur italianité se fait sous la pression de la société d’accueil »,  souligne Stéphane Mourlane. Et la légende rose des “bons immigrés” dont l’intégration se serait faite sans heurts doit être confrontée à la réalité des qualificatifs dont ils été affublés — “les Babis” (crapauds), les “Macaronis”, les “Piantous” (Piedmontais) et à un épisode marseillais qui, pour Stéphane Mourlane, représente la construction de l’immigration, italienne en l’occurrence, comme un problème. En juin 1881, lors d’une cérémonie organisée pour le retour de troupes de Tunisie1, des habitants (peut-être des Italiens) sifflent (France et Italie se livrent une concurrence coloniale en Tunisie) : « Une partie de la population se livre à une chasse aux Italiens », indique Stéphane Mourlane qui a travaillé sur cet événement que l’on a nommé « les vêpres marseillaises »2. Ce qui amène Stéphane Mourlane à parler d’une histoire des migrations italiennes en France « extrêmement tumultueuse ». À cet épisode, on pourrait ajouter les événements sanglants d’Aigues-Mortes, dans le Gard, où des ouvriers italiens mis en concurrence avec des ouvriers français ont été tués.

 

“L’italianité” apaisée

 

Eleonora Canepari, « immigrée depuis une quinzaine d’années », évoque le changement des représentations, la valorisation de l’accent chantant. « On est devenus des migrants sympas, remplacés par d’autres », résume l’historienne.

Dans le cadre de fouilles préventives liées aux travaux de la station de métro Capitaine Gèze, l’archéologue Stefan Tzortzis a travaillé, lui, sur le cimetière des Petites Crottes, dans les quartiers Nord de la ville où furent inhumés de nombreux Italiens. Utilisé de 1784 à 1905, ce cimetière « a laissé très peu de traces dans les mémoires », probablement parce les populations venues de la péninsule ont ensuite quitté le quartier. Si cette mémoire n’a pas été transmise, l’empreinte italienne a néanmoins profondément marqué Marseille : « Le fameux pointu marseillais [un petit bateau, Ndlr] est d’origine napolitaine », relève Stéphane Mourlane. Et ce que l’on peut appeler “l’italianité” se vit dorénavant de manière apaisée dans une sorte de double appartenance : « le rapport culturel aux origines est important, il donne cette coloration encore aujourd’hui à “Marseille l’Italienne3». « Le soutien à la “Nazionale” (particulièrement cet été lors du Championnat d’Europe de football qui a vu la victoire de l’équipe d’Italie) et la pratique de “l’aperitivo” sont des marqueurs », indique l’historien.

La guerre des identités n’est pas une fatalité. Pour l’exposition « Ciao Italia »4, en 2017 les concepteurs de l’événement avaient dessiné « un nuage de mots de la langue italienne rentrés dans notre langue ».

J-F. Arnichand

 

Notes:

  1. la France, dont les troupes sont entrés en Tunisie le 24 avril, signe avec le bey (gouverneur représentant l’Empire ottoman à Tunis) le traité du Bardo (protectorat de la France sur la Tunisie). L’événement provoque de vives réactions en Italie, qui jouit en Tunisie, grâce à une importante communauté italienne (30 000 personnes), d’une situation privilégiée.
  2. Stéphane Mourlane et Céline Regnard : Empreintes italiennes. Marseille et sa région, éd. Lieux Dits, 2013.
  3. C’est le nom de l’exposition qui se tient aux Archives Municipales (Rue Clovis Hughes, quartier de la Belle de Mai), jusqu’ au 12 mars 2022 (Entrée libre).
  4. Stéphane Mourlane (avec Dominique Païni) : Ciao Italia. Un siècle d’immigration et de culture italiennes en France. 1860-1960, éd. La Martinière, 2017.
JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"