Ibrahim Maalouf, Youn Sun Nah, Philippe Torreton dans La vie de Galilée de Bertolt Brecht, l’humoriste Vincent Dedienne, la nouvelle création de Romeo Castelucci, un petit parfum shakespearien, quelques chorégraphes de renom (Alonzo King, Hofesh Schechter, Dimitris Papaioannou, Josef Nadj, Nacim Battou…) et des interrogations sur notre monde au programme de la nouvelle saison du Théâtre des Salins, à Martigues.  Entretien avec le directeur de la scène nationale, Gilles Bouckaert.


 

Tout d’abord, quel bilan faites-vous de la saison écoulée qui a été, disons, un peu compliquée pour les théâtres ?

Compliquée évidemment, mais je dirais qu’elle est derrière nous et ce qui nous a fait beaucoup de bien, c’était de pouvoir rouvrir le 19 mai. On était prêts, on a fait 15 spectacles et 35 représentations jusqu’à la mi-juillet. Cela nous a remis le pied à l’étrier parce qu’on a beaucoup travaillé pendant la fermeture, mais on pédalait un peu dans la semoule. On construisait pour déconstruire et le moral commençait à baisser. Là, de faire des choses et de voir que les gens venaient, ça faisait du bien.

Comment le public a répondu justement ?

Pour être tout à fait honnête, le 19 mai on était sur une jauge à 30 % et ça correspondait au retour du public. Il n’y a pas eu 100 % de personnes qui ont couru vers les salles de spectacles et les cinémas. Il fallait reprendre l’envie et on le sentait partout. Mais je trouve que c’est allé assez vite : on a organisé des événements à l’extérieur, des choses qui n’étaient pas au programme et il y avait du monde. Cela a pris un mois mais, dès les mois d’avril-mai, et ça c’est traditionnel, on est en concurrence avec les terrasses de café. Et là encore plus parce que les terrasses rouvraient le même jour. On a ouvert les réservations pour la nouvelle saison en juin et on a vu la différence avec le mois de juin de l’année précédente où les gens étaient dans le flou et se disaient « on verra à la rentrée ». Les réservations marchent très bien mais pas partout, des collègues nous disent « c’est frileux » mais pour nous ça va.

Pour la nouvelle saison, vous avez reprogrammé des spectacles qui étaient prévus la saison dernière ?

La question s’est posée : qu’est-ce qu’on reporte, qu’est-ce qu’on annule ? Avec tout ce qu’on a du annuler depuis un an et demi, on pouvait faire une saison complète mais est-ce que ça a du sens? Les gens n’ont pas forcément envie de voir ce qu’ils ont raté, ils ont envie de nouveautés. Il fallait vraiment jongler avec tout ça. Donc, on a fait le choix de ne pas reprendre “les reports des reports”, un spectacle déjà reporté d’une saison sur l’autre on ne le reprend pas pour la nouvelle saison, c’est un principe. Il y avait aussi des spectacles où les gens nous disaient « ça, on a vraiment envie de le voir ». C’est le cas pour des stars comme Youn Sun Nah, Hofesh Schechter, Philippe Torreton ; là on s’est dit qu’on ne pouvait pas ne pas les reprendre car il y avait une vraie attente.

People United, chorégraphie de Joanne Leighton, inspirée par les rassemblements. Photo DR Patrick Berger

Donc, c’est le retour de Torreton aux Salins ?

Il était très déçu de ne pas pouvoir venir à Martigues, il l’a dit sur France 2 et m’a appelé. Donc il sera là1 parce qu’on ne va pas refermer cette année (rires). Le pass sanitaire est un moyen de ne pas refermer. On me pose souvent la question : « Qu’est-ce que vous pensez du pass sanitaire ? ». Je n’en pense rien, en tant que directeur de théâtre, on n’a pas le choix. Est-ce que c’est ce qu’il faut faire, est-ce que c’est liberticide ? Il y a des gens qui ne viendront pas parce qu’ils n’ont pas le pass sanitaire, on ne peut que le regretter.

Est-ce qu’il y a des spectacles que vous avez particulièrement envie de défendre cette saison ? À première vue, on y trouve beaucoup de danse. 

Quand on établit la saison, on veille à un équilibre entre la danse et le théâtre, mais en fonction des gens on me dit :  « Il y a beaucoup de danse»  ou « Il y a beaucoup de théâtre » ; des fois c’est positif, d’autres fois c’est pour le regretter. Je suis très content parce que des compagnies que je rêvais d’avoir à Martigues et qui n’étaient jamais venues vont venir. On a un condensé de compagnies notamment internationales, importantes, mais aussi des gens qui sont déjà venus comme Romeo Castelucci2. On aura Dimitris Papaionnou3 qui a fait la Cour d’honneur [au Palais des papes, dans le cadre du festival d’Avignon, Ndlr] il y a trois ans avec un spectacle magnifique, Tiago Rodrigues4 que je rêvais d’avoir aussi, mais pas avec son spectacle de la Cour d’honneur que je trouvais trop classique. Entre temps il a été nommé à la direction du Festival d’Avignon, donc les gens vont attendre et découvrir son travail. Je trouve qu’il y a “du lourd” tout au long de la saison et il y aura des rajouts dans la petite salle et en extérieur car pour le moment nous n’avons communiqué que sur ce qui se déroulera dans la grande salle.

« Toute nue » bouscule Feydeau et s’interroge sur les représentations de “la” femme. Photo DR Maxime Lethelier

Les interrogations sociales, politiques au sens noble du terme traversent aussi la saison ? 

Oui, j’aime bien. Je pense que le théâtre est le lieu, non pas pour trouver des solutions (on n’est pas là pour ça), mais pour mettre des questions de société sur la table. C’est le rôle des artistes, du théâtre. Avoir la possibilité de s’exprimer pour les artistes et être une petite agora du peuple, avoir cette possibilité pour les gens de réfléchir, d’échanger avec les artistes.

Est-ce qu’il y a un lien selon vous entre ces interrogations et la période particulière que nous vivons ?

Les artistes sont quand même des gens qui sont dans la société, il y a forcément des répercussions dans leur travail, dans ce qu’ils ont envie de dire mais je m’attendais à plus de spectacles directement en lien avec ce qu’on vit. En fait, tous les thèmes sont abordés, mais peut-être que les artistes, comme tout le monde, ont juste envie d’oublier et que cela  arrivera après, quand on sera vraiment sortis de cette situation. Reprenons une vie, même si on reprend le monde d’avant ça me va. Après, il va falloir avoir une réflexion, c’est important, mais respirons : je crois que les artistes sont dans cet esprit là.

Vous parlez de spectacles qui n’ont pas pu avoir lieu l’année dernière : parmi eux, y a-t-il le bal chorégraphique au Théâtre de verdure ?

Sylvain Groud devait nous accompagner tout au long de l’année avec une création, des ateliers avec des habitants. On a fait des ateliers en visio, les gens attendent. Il y aura trois bals décentralisés et tout ça se terminera par un grand bal autour du Théâtre de verdure [équipement récent situé sur les bords de l’étang de Berre, Ndlr].

 

La grande chanteuse jazz Youn Sun Nah. Photo DR Sung-Yull Nah

 

Vous conservez donc l’envie d’aller hors les murs ?

Oui, vraiment. Ce qu’on a fait en juin-juillet sur la Place Mirabeau et au Théâtre de verdure a eu une belle répercussion dans le public. On a eu un public qui ne venait pas au théâtre,  pour nous c’est important, l’équipe était ravie et on a envie de recommencer. Après, ce sont des questions financières : le principe d’un théâtre de verdure, c’est que c’est un gradin et il faut tout équiper pour en faire un théâtre. On avait pris la décision, à partir du moment où il y avait Les Fadas du monde [festival estival gratuit organisé par la ville de Martigues, Ndlr], de tout proposer gratuitement. Si on devait le refaire, je pense qu’on ferait pareil, ça veut dire qu’il faut qu’on ait les moyens.

Dans cette saison, on trouve plusieurs spectacles inspirés par Shakespeare.

Oui, mais ce n’est pas la volonté de faire une année Shakespeare, c’est simplement que les compagnies qu’on voulait accueillir s’y intéressaient.

Vous avez choisi comme visuel un oiseau qui vole. Pour quelles raisons ?

La commande qui a été faite aux graphistes était de faire quelque chose de joyeux qui exprime aussi la liberté. Ils ont proposé la mouette, ce n’est pas le gabian (rires)5. Cela représente un bel envol. Il y a aussi d’autres images : les cerisiers, les papillons.

Pour fêter cette nouvelle saison, vous avez décidé de proposer trois spectacles gratuits ? 

C’est une façon de relancer et aussi de remercier un public qui vient depuis longtemps, qui nous a soutenus dans ce tunnel. On s’est dit qu’il y avait des gens qui ont peut être vécu un moment compliqué sur le plan financier. Et puis on peut se dire qu’il y a un public ayant parfois peur de franchir les portes du théâtre qui a beaucoup entendu parler de culture depuis un an et demi. C’est une façon de leur signifier : « Venez, c’est pour tout le monde. »

La ville de Martigues a une réflexion sur la gratuité, je ne suis pas forcément convaincu par la gratuité parce qu’il y a des gens qui vont dépenser ailleurs pour lesquels la question du coût du théâtre est une fausse excuse. Mais il y en a d’autres qui ne peuvent vraiment pas, pour qui c’est un vrai frein. L’idée c’est de réfléchir autour de ça : qu’est-ce que ça amène la gratuité ?

Il faut d’abord l’expérimenter pour savoir ?

Oui, c’est ça. Est-ce que ce sont finalement les mêmes qui reviennent ou est-ce que ça amène un nouveau public ? En psychologie sociale, on apprend que le fait de payer, même une somme modique, ou de s’investir personnellement, fait qu’on se dit : « Je n’ ai pas pu investir dans quelque chose qui n’en valait pas la peine. » C’est ce qu’on appelle une « réduction de dissonance ».

En tout cas, c’est une question qui se pose de plus en plus depuis quelques années ?

Oui, c’est aussi une réflexion pour les pouvoirs publics. Le budget du théâtre, c’est 2,5 millions d’euros. La billetterie représente 15 % du budget total, ce n’est pas comme dans un lieu privé où c’est la billetterie qui permet d’exister. Il suffirait qu’on passe à 2,8 millions d’euros de budget et on fait gratuit mais si on fait tout gratuit, ce sont ceux qui ont déjà l’habitude du théâtre qui vont venir. Le public qui ne vient pas habituellement n’est pas le premier à courir pour prendre les places.

Propos recueillis par J-F. Arnichand

Notes:

  1. Les 16 et 17 décembre, à 20h30. Mise en scène de Claudia Stavisky
  2. « Bros » (les 26 et 27 octobre) questionne le système hiérarchique, l’obéissance, le théâtre et le politique
  3. Pour la chorégraphie « Transverse Orientation » les 13 et 14 novembre
  4. « Dans la mesure de l’impossible » (le 29 avril 2022), construit à partir de témoignages de voyages effectuées dans des zones de conflits par des délégations de la Croix-Rouge
  5. Le gabian (le goéland leucophée, en fait) bien connu à Martigues et sur tout le littoral méditerranéen. Le groupe Moussu T et lei Jovents lui a même consacré une chanson : Le gabian du bout du quai
JF-Arnichand Aka Morgan
"Journaliste durant 25 ans dans la Presse Quotidienne Régionale et sociologue de formation. Se pose tous les matins la question "Où va-t-on ?". S'intéresse particulièrement aux questions sociales, culturelles, au travail et à l'éducation. A part ça, amateur de musiques, de cinéma, de football (personne n'est parfait)...et toujours émerveillé par la lumière méditerranéenne"