La Commune de Paris garde une place unique dans la mémoire des partisans de la transformation sociale, et continue de déchaîner l’ire des conservateurs. Entretien avec le co-président de l’association « Les Amies et Amis de la Commune de Paris 1871 », sur une page d’histoire qui est tout sauf un objet froid, comme en témoigne la floraison de livres1 en cet anniversaire.
Le 2 mars, lors d’une manifestation de jeunes personnes contre la précarité à Marseille, un manifestant portait un drapeau avec cette inscription « 150 ans, Vive la Commune ». Comment expliquez-vous que la mémoire de la Commune soit encore vivace alors qu’elle n’a duré que 72 jours ?
La Commune a été un fabuleux moment d’émancipation. C’est une révolution populaire qui a mis en place une assemblée communale à l’image du peuple de Paris de l’époque et qui a considéré qu’il fallait mettre en application, dans les actes et pas dans les mots, les valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité de la « République démocratique et sociale ». Et pour punition de cette incroyable prétention, on l’a sauvagement massacrée. La Commune naît et vit comme une épopée et elle se termine en tragédie. Elle fait encore rêver et on en a bien besoin !
Parmi les principes et les actes de la Commune, le contrôle des citoyens sur les élus et leur révocabilité vous paraissent-ils transposables, dans les conditions d’aujourd’hui, aux rapports élus/citoyens. Est-ce que ce serait une réponse à la crise du politique et de la « démocratie représentative » que nous vivons depuis des années ?
Il y a, dans les idées partagées par les communard.es dans toutes leurs sensibilités, une volonté d’autonomie communale et de démocratie directe qui résonne de façon étonnamment moderne dans la France et le monde de 2021. Il nous faut certes trouver des réponses pour aujourd’hui, en tenant compte de ce que sont nos sociétés et en tenant compte aussi des expériences qui ont suivi la Commune au XXe siècle. Mais l’intuition démocratique de la Commune mérite d’être sérieusement méditée. On devra peut-être faire autrement dans les décisions concrètes, mais la direction est toujours la même.
Les différents courants marxistes et anarchistes se sont réclamés et se réclament encore de l’héritage de la Commune. Cette pluralité des mémoires est-elle un atout, au sens où une vision unique ne s’est pas imposée ? Comment peut-on construire du commun aujourd’hui, selon vous, à partir de cette pluralité ?
La Commune elle-même a été plurielle et cette diversité était un élément de force : elle pouvait rassembler largement, au-delà des plus engagés et des plus « radicaux ». Que l’on n’enferme pas cette richesse dans une vision consensuelle uniforme est un bien. La floraison d’initiatives prévues cette année laisse à penser que cette pluralité des lectures sera bien présente. En même temps il serait bon, face à la renaissance d’un dangereux esprit « versaillais », que les héritiers de la Commune affirment aussi la communauté de valeurs qui les relie. En particulier dans cette période trouble et inquiétante que nous vivons, il serait opportun que la traditionnelle montée au Mur des Fédérés2, le grand symbole historique du combat communard, prenne cette année une forme unitaire et populaire massive. L’association que je représente appelle à le faire le 29 mai prochain.
Avec l’association des Amies et Amis de la Commune de Paris 1971, vous vous élevez contre le projet de classement de la Basilique du Sacré-Cœur comme monument historique. Ce projet est-il bâti sur l’oubli du sang, de la répression ? Traduit-il un esprit de revanche, même au 21e siècle ? Une volonté d’enfouissement de la mémoire révolutionnaire ?
La décision de construire le Sacré-Cœur a été prise avant la Commune : ses promoteurs, ultra-conservateurs et contre-révolutionnaires, voulaient en faire le symbole d’une France expiant les fautes accumulées depuis la Révolution de 1789. Quand la basilique a été inaugurée, après la Commune, on en a rajouté une louche en faisant du Sacré-Cœur le monument par excellence de l’anti-Commune. Qu’on l’inscrive aux Monuments historiques, et qui plus est l’année du 150e anniversaire, est une pure provocation.
La place des femmes et des étrangers, notamment à travers les figures de Louise Michel et de Léo Frankel,3 a souvent été soulignée ? Y a-t-il des choses dont on puisse s’inspirer aujourd’hui ?
Dans une phase où les replis nationalistes et l’esprit d’exclusion font des ravages, l’idéal de la « République universelle » qui était celui de la Commune est un courant d’air frais. Contrairement à ce qui se dit parfois, il n’opposait pas alors l’idée d’une nation citoyenne et révolutionnaire et la passion internationaliste. Il les reliait au contraire dans l’idée d’une nation ouverte, qui n’hésitait pas à admettre le juif hongrois Léo Frankel dans son parlement communal. Au lieu de cultiver les racismes, les discriminations au faciès, l’antisémitisme ou l’islamophobie, on ferait mieux de retrouver cette manière accueillante de faire vivre la République et ses valeurs.
La Commune de 1871 garde-t-elle un rayonnement auprès de forces « progressistes » dans d’autres pays ?
L’imaginaire de la Commune a toujours été universel. Chaque fois qu’un groupe se dresse contre l’injustice ou l’oppression, la mémoire de la Commune semble se réveiller. Ce fut le cas en Russie, en 1917, en Espagne et en Chine entre les deux guerres mondiales, dans les universités en lutte des cinq continents, chez les Kurdes du Rojava, dans les ZAD, chez les Gilets jaunes, dans les manifestations syndicales… La double face de la Commune, mouvement de colère et grande espérance, en fait la référence par excellence de ceux qui refusent la fatalité des dominations.
Comment expliquer le fait que la mémoire de la Commune de Paris ait en quelque sorte éclipsé celles de Lyon et de Marseille ?
Je ne crois pas qu’elles aient été éclipsées. Les travaux historiques ont bien montré que le phénomène communaliste n’avait pas été le seul fait de Paris, bien au contraire. Mais le mouvement parisien a été le plus large et le plus durable, et le bain de sang ultime lui a donné une force qui valait autant que son œuvre étonnante. Cela dit, on peut faire beaucoup plus pour faire connaître les autres Communes…
La place de la Commune dans les manuels scolaires, et plus généralement dans l’enseignement de l’Histoire, vous semble-t-elle satisfaisante ?
Non, pour l’instant elle n’est pas satisfaisante. En novembre 2016, une résolution de l’Assemblée nationale réhabilitait les communard.es et ajoutait que la mise en évidence des actes et des valeurs de la Commune relevait de la responsabilité publique. Nous en sommes encore bien loin ! Profitons donc de cet anniversaire pour exiger que la parole officielle des représentants soit assortie d’actes concrets, à commencer par l’école.
Propos recueillis par J-F Arnichand
Notes:
- Parmi les ouvrages parus en 2020-2021 : Roger Martelli : Commune 1871. La révolution impromptue, Michel Cordillot (coordination) : La Commune de Paris, 1871. Les acteurs, l’événement, les lieux (Éditions de l’Atelier), Quentin Deluermoz : Commune(s) 1870-1871 (Seuil), Collectif : La Commune de Paris vue par les écrivains (Gallimard, Folio). Filmographie : La Commune (Paris 1871) de Peter Watkins, Louise Michel, la rebelle de Solveig Anspach
- Le Mur des Fédérés est une partie de l’enceinte du cimetière du Père-Lachaise (à l’angle sud-est), à Paris, devant laquelle 147 fédérés, combattants de la Commune, ont été fusillés par l’armée versaillaise à la fin de la Semaine sanglante, en mai 1871, et jetés dans une fosse commune ouverte au pied du mur. Depuis lors, il symbolise la lutte pour la liberté, la nation et les idéaux des communards.
- Louise Michel (1830-1905), déportée en Nouvelle-Calédonie, morte à Marseille. Léo Frankel (1844-1896) fut ministre du Travail de la Commune.