La voix, magnifique, de Youn Sun Nah, le fado de Katia Guerreiro, Ayo, Philippe Torreton dans La vie de Galilée, le solo d’Anne Teresa De Keersmaeker et le pari Nacim Battou en danse, la nouvelle création de Catherine Marnas, le retour du fidèle Christian Mazzuchini parmi les événements de la nouvelle saison du Théâtre des Salins, à Martigues1. Où la volonté d’ouvrir les fenêtres sera plus forte que le/la Covid. Présentation avec le directeur du lieu, Gilles Bouckaert.
Le Théâtre des Salins, qui a le label « scène nationale », vient de se payer le luxe d’une double ouverture de saison avec Debout Carmen ! et une soirée réunissant le Ballet national de Marseille et le Ballet du Nord pour une « fête d’ouverture » le samedi 3 octobre qui n’a certes pas eu tout à fait le visage espéré par l’équipe des Salins. Le tout en raison des nouvelles consignes liées au Covid-19 qui interdisent tout rassemblement de plus de dix personnes dans l’espace public. S’il fallait une nouvelle preuve des capacités d’adaptation du secteur culturel…
Comment cela se passe-t-il pour la culture en temps de Covid ? Déjà, vous avez été obligés de changer de lieu pour le spectacle d’ouverture.
Comment ça se passe pour la culture ? C’est compliqué (rires) : on a très envie d’ouvrir parce que cela fait six mois qu’on est fermé et qu’on ne voit pas le public. On voit les artistes parce qu’on a fait des résidences, on a beaucoup travaillé pendant six mois mais finalement on ne pouvait ni faire de spectacle, ni faire tout le travail qui fait partie de notre métier : toute l’action culturelle, les séances scolaires, le contact avec les associations qui, elles-mêmes, sont dans un entre-deux. Donc on a très envie d’ouvrir, mais avec les contraintes qu’on nous donne, qui sont sans doute justifiées pour des questions sanitaires, mais pas tellement en adéquation avec notre métier qui est de créer de la convivialité, le rapprochement entre les publics, entre le public et les artistes. Notre métier c’est aussi sortir des murs, aller voir les gens à l’extérieur. On est un peu frustrés. On va commencer en s’adaptant, toujours. On le savait pour les deux premiers événements de la saison : Carmen qu’on a du transférer, et évidemment la fête d’ouverture qui sera un peu différente de celle qu’on a l’habitude de faire où tout le monde s’embrasse, danse ensemble. On va essayer de faire le mieux possible et après (à partir des 9 et 10 octobre avec le spectacle d’Arthur H et Wajdi Mouawad, Mort prématurée [d’un chanteur populaire dans la force de l’âge, Ndlr], on va rentrer dans une saison plus normale parce que les spectacles se font en salle. Il n’y a plus de mesures pour les artistes sur le plateau, donc ils peuvent jouer le spectacle comme il a été créé. La seule mesure, c’est la distanciation sociale pour la salle avec un fauteuil vide entre chaque groupe de spectateurs, ça réduit grosso-modo la jauge de moitié et puis, tout le monde est masqué. Évidemment, ce n’est pas ce qu’on aime faire mais on prend la contrainte telle qu’elle est.
Dans l’édito du programme, vous parlez beaucoup de convivialité, de besoin de se retrouver. Dans les textes de présentation des spectacles aussi, on retrouve ce discours.
Depuis longtemps, et pas seulement depuis que je suis là, je pense vraiment que les lieux de culture sont avant tout des lieux de convivialité. Oui, on vient pour voir un spectacle mais on vient aussi pour passer la soirée, pour rencontrer des gens, discuter, boire un coup avant, manger. Tout ça fait partie du spectacle et c’est important, justement, si on veut amener des gens qui ne viennent pas forcément. S’il n’y a pas ces moments de convivialité et si on a l’impression d’arriver à l’hôpital, ça glace un peu.
Par rapport à ces aspects, est-ce que ça vous inquiète toutes ces restrictions au contact humain, en tant que professionnel de la culture, ou est-ce que vous vous dites « c’est un mauvais moment à passer, une parenthèse qui va se refermer » ?
Au début de la crise, le président a dit « il va falloir se réinventer et inventer le monde de demain », je n’ai pas l’impression qu’aujourd’hui ce soit lui qui se renouvelle le plus alors que dans la culture, on se renouvelle tout le temps. C’est l’ADN d’un théâtre, c’est l’ADN des artistes, être à la fois dans ce qui se fait aujourd’hui, les créations contemporaines, et aussi imaginer le lendemain. Je n’ai pas envie d’imaginer le monde de demain à partir de ça. Une crise est une crise, il faut la passer, ce n’est pas agréable mais, notamment sur les rapports humains, cette distanciation sociale ne doit pas rester. Ce n’est pas là-dessus qu’on va construire. Là, on est en train de revenir en arrière sur tout ce qu’on a construit ; effectivement la crise s’attaque à tout ce qui est sympathique dans la vie : on a le droit d’aller travailler, d’aller à l’école mais tout ce que sont les loisirs, le sport, la culture, les bars, les restaurants, tout ce qui fait la vie sociale est attaqué. Si on doit imaginer l’avenir comme ça en se disant que, finalement, on n’a pas besoin de théâtres, qu’on peut boire un coup à la maison et qu’on n’est pas obligé d’aller dans des bars, alors le monde de demain sera bien triste.
Cela fait partie de vos capacités d’adaptation, vous avez repris des spectacles qui auraient du faire partie de la saison précédente. C’est une façon de dire aux artistes que vous les soutenez, que vous êtes toujours là ?
La première décision que j’ai prise, c’était de les reprendre la saison d’après, les spectacles étaient créés et il fallait soutenir les artistes qui se sont retrouvés du jour au lendemain sans travail, sans rien. Au début, on ne parlait pas du tout des artistes, on a attendu longtemps avant d’avoir des nouvelles du Ministère mais il fallait absolument préserver. Un théâtre ne vit que par les gens qui le font. La quasi intégralité du budget d’un théâtre part en salaires, pour le personnel permanent évidemment mais aussi pour les artistes, les techniciens, tous les intermittents qui font le spectacle. Il fallait préserver tout ça en disant « vous ne serez pas payés tout de suite mais plus tard », en interrogeant quand même les compagnies : « Est-ce que vous avez des difficultés de trésorerie, est-ce que vous avez déjà engagé des frais, dans ce cas on fait une rallonge. » Les deux derniers spectacles de la saison 2019-2020 qu’on n’arrivait pas à caser parce que c’était plein, on les a annulés, on a payé l’intégralité des cachets, on a payé les intermittents de la région qui devaient travailler dessus et on s’est engagé à programmer les compagnies pour la saison d’après.
Avez vous l’impression que cette pandémie mondiale inspire d’une certaine manière les acteurs culturels, les metteurs en scène, les auteurs ? En sentez-vous les premiers effets dans le monde du théâtre, ou est-ce qu’il est encore trop tôt ?
Je pense qu’il est encore trop tôt. Si, on sent des choses dans le fait que les artistes se sont tout de suite adaptés ; Sylvain Groud du Ballet du Nord est venu avec une performance qui s’appelle 4m2, directement liée à la distanciation sociale. Les danseurs sont enfermés dans une bulle de verre de 4m2, mais pour moi ce n’est pas imaginer ce qui va se passer après, c’est s’adapter à des contraintes. Je pense qu’après, avec les spectacles qui pourront se créer de manière normale, forcément les artistes vont parler de ce qui s’est passé, mais pour le moment il faut que ça mûrisse un peu.
Dans la programmation, il y a le retour de la metteuse en scène Catherine Marnas2 qui est une fidèle du lieu. Est-ce que vous pouvez nous parler un peu de son spectacle ?
Oui, je trouve qu’il résonne par rapport à ce qu’on a vécu mais au départ je l’ai programmé bien avant la crise. Catherine Marnas s’est intéressée à ces nouveaux dictateurs qui dirigent le monde et des grands pays, Trump, Bolsonaro, tous ceux qu’on a entendu durant le Covid et qui n’hésitent pas à dire des c…, ce qui existait déjà avant mais je trouve qu’ils se sont encore plus révélés durant cette période. C’est vraiment ça qu’elle attaque dans ce spectacle, c’est pour ça que je l’avais programmé au départ et je pense qu’aujourd’hui, quand on entend le texte de Baldwin, ça va résonner encore plus, à la fois avec la crise et parce qu’elle est programmée en décembre, juste après les élections américaines. Donc, s’ils réélisent Trump, ce sera vraiment d’actualité (rires).
Au niveau musique, vous avez programmé Youn Sun Nah qui s’est déjà produite sur les scènes de la région et Katia Guerreiro qui est venue plusieurs fois au festival de Martigues. Qu’est-ce que cela représente pour vous ?
En termes de musique j’aime bien qu’il y ait différents styles, c’est important que la programmation soit assez éclectique parce que les goûts musicaux sont très figés, il y a ceux qui aiment le fado par exemple et d’autres qui ne l’aiment pas du tout. Il faut faire en sorte qu’il y en ait pour tout le monde avec du jazz, de la musique classique et de la musique électro et aussi accueillir le monde, des gens qui viennent d’ailleurs, d’une autre culture avec une autre manière de faire de la musique. Après, c’est aussi une continuité, ce n’est pas pour rien qu’on a programmé Katia Guerreiro, elle est connue à Martigues et il y a aussi un clin d’œil, comme on en avait fait l’année dernière pour l’ouverture de saison avec la Horde qui avait chorégraphié des ballets géorgiens. Après l’arrêt du festival de Martigues, je trouvais normal de lui faire ce clin d’œil. Depuis que je suis arrivé, je trouve toujours important d’accueillir des artistes qui reviennent, qui font vivre un lieu, qui ont une histoire, et Katia Guerreiro, pour moi, a une histoire dans cette ville. En plus, c’est une façon de ne pas oublier ce que le festival de Martigues a apporté pendant 30 ans.
Comment construisez-vous votre programmation musicale ? Vous venez de parler de gens qui ont un certain rapport avec le territoire mais il y aussi des gens moins connus localement dans votre programmation. Comment se fait le dosage ?
Comme pour le théâtre et la danse. Notre mission est à la fois de montrer un répertoire avec des artistes mondialement connus comme Alonso King en danse ou Ayo en musique mais on doit aussi faire découvrir des artistes moins connus, aider à la création. Dans la musique, je ne sais pas si on peut parler d’échec, mais on n’a jamais réussi à vraiment travailler sur la musique contemporaine — mais c’est un peu général en France. On a beaucoup de mal à amener un public vers la musique contemporaine alors qu’ils en écoutent souvent parce que pour le public qui vient voir de la danse, généralement cela se fait sur de la musique contemporaine. cela ne dérange personne mais si on fait un spectacle de musique contemporaine, ici comme ailleurs…
C’est le mot qui fait peur, comme pour l’art contemporain ?
On pourrait croire ça mais il y a 30 ans on disait que la danse contemporaine n’avait pas de public. On avait effectivement beaucoup de mal à amener des gens en voir. Donc, on s’est dit : « C’est peut être le problème, contemporain ça fait peur. » Ce travail d’amener du public, on l’a fait avec des ateliers et aujourd’hui la danse contemporaine marche mieux que le théâtre. il y a plus de jeunes dans la salle, la danse contemporaine ne fait plus peur alors que « musique contemporaine » ça fait peur, d’autant que des musiciens contemporains avaient décidé de changer en se disant « peut être que musique contemporaine ça fait peur, donc on va appeler ça « musique savante » ». Comment vous dire que je trouvais ça encore pire ? (rires) J’ai toujours utilisé « contemporain » en expliquant que ce terme veut dire musique d’aujourd’hui.
Pour parler du théâtre et des fidèles, il y a Christian Mazzuchini3qui revient. Lui, c’est un personnage…
C’est sa maison, il était là bien avant que j’arrive. J’ai souhaité le réinviter, c’est quelqu’un avec qui ça se passe très bien. Quand il vient m’expliquer son projet, la première fois je ne comprends rien mais je lui fais confiance. C’est ça qui est formidable, ce n’est pas « ton projet m’intéresse ou pas », c’est « tu as un projet, tu viens, tu es chez toi ». Et il répète régulièrement.
Le rapport avec les scolaires va-t-il perdurer, compte tenu des circonstances ?
On a lancé la programmation jeune public en juin, les écoles ont réservé, les représentations se sont remplies tout de suite, on sent une envie des enseignants de continuer le partenariat. Nous, après, on va dans les écoles avec les artistes, on essaie de faire des ateliers. Tout ça, on est prêts à le faire, sauf que depuis une dizaine de jours, les sorties scolaires sont interdites. Donc, on va s’adapter : tous les spectacles en sortie scolaire sont programmés au moins une fois en tout public avec les parents. On va doubler la séance tout public et on va proposer aux enfants qui doivent venir avec leur classe de venir avec les parents le soir.
Est-ce qu’il y a des spectacles que vous auriez particulièrement envie de défendre dans la saison ?
Oui, un spectacle qui va arriver très vite, début novembre, avec quelqu’un qui est très connue du public des Salins : Anne Teresa de Keersmaeker. Pour moi, c’est un cadeau parce qu’elle nous l’a proposé il y a deux ans en disant « je vais créer un solo pour moi même, avec juste un pianiste mais comme c’est moi qui danse, je ne ferai que dix dates dans le monde et je souhaite venir à Martigues ». On a sauté sur l’occasion.
Le deuxième coup de cœur, même si on ne sait pas encore ce que ça va donner, c’est Nacim Battou, l’artiste qu’on a défendu avec un premier solo, formidable, qui a beaucoup tourné. On sent qu’il y a un réel engouement de tous les professionnels, des théâtres. Il a des danseurs formidables et s’il réussit son spectacle, je pense que ça va être un des grands artistes de demain parce que ça va tourner vraiment partout. Donc, on mise là-dessus parce que c’est aussi notre mission, la création, en plus avec quelqu’un qui est de la région.
Est-ce que vous auriez un cri du cœur à rajouter ?
Le cri du cœur, c’est :
« sortez nous de là ! » (rires)
Morgan G.
Gilles Bouckaert a été directeur de la communication puis directeur de la diffusion artistique à la scène nationale de Maubeuge. En 2003, il endosse la direction des projets artistiques à la Maison des arts, de la scène nationale de Créteil jusqu’au 1er septembre 2013, date à laquelle il succède à Annette Breuil à la tête de la scène nationale de Martigues.
Son projet basé sur une programmation ambitieuse, pluridisciplinaire et éclectique, ouverte aux œuvres et aux formes les plus inattendues, accueillant les compagnies, régionales, nationales et internationales, porte l’ambition de s’adresser à l’ensemble de la ville et de ses habitants et de faire de la scène nationale un lieu de rassemblement de tous les imaginaires et de tous les publics.
Photos/Illustrations : Pierre Penchenault, Simon Gosselin, Sun Yall, DR
Notes:
- Programmation complète sur les-salins.net
- Directrice du Théâtre national de Bordeaux, elle présentera A Bright Room called Day le 27 novembre
- Je suis venu vous dire (Fantaisie foraine pour faux sosies aux imitations approximatives d’artistes célèbres sur des textes qui ne leur appartiennent pas) : 11 et 12 février 2021