Entendu à Sète, en lecture sur les planches du théâtre de poche, le texte L’Opposante de la presqu’île de Lydie Parisse soufflait comme un murmure provenant des marges de l’histoire. Devenu roman, ce récit d’une vie marquée par la guerre nous fait pénétrer dans un espace métaphorique. L’écriture tricotée au chuchotement, file comme un lent travelling poétique à travers les zones d’ombres et de lumière de l’histoire intime d’une femme.
« Le paysage-monde au bord de l’océan, le village au milieu des fougères, aux premiers pentys le temps s’arrête, le paysage-monde entre au dedans de moi (…) Je me revois sur la plage, serrée contre toi, Hans, le temps s’écoule hors de nous, je n’arrive pas à me séparer de ton corps, on est comme deux échoués sur notre rocher, on regarde l’eau monter… »
L’Opposante (re)prend possession de sa vie. La narratrice dévoile de l’au-delà son amour passionnel mais interdit avec un soldat allemand, avec qui elle eut une fille, morte à un mois. Son amant banni de la presqu’île bretonne, elle se voit contrainte d’épouser un homme avec qui elle a plusieurs enfants, dont une fille cadette à qui elle donne le prénom de l’enfant mort. Dans l’espace qui sépare la mort de l’incinération l’opposante ouvre la grille à son histoire qu’elle a de son vivant foutu aux oubliettes. En décollant le récit de sa vie du sceau familial qui le figeait, elle parvient à le faire sien. C’est plus simple maintenant qu’elle est morte. Il suffit de se débarrasser du papier enveloppant la peur pour la voir s’évanouir. Après tout, la mort ça sert à ça.
« Hans, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’ai manqué de courage pour nous deux, et maintenant tu es mort, toi aussi, et j’ai fini par te suivre dans la tombe. Je n’ai jamais eu droit de t’avoir, depuis notre jeunesse, pendant toute une vie, je n’ai jamais eu le droit de t’avoir, c’était interdit. Mon mari non plus n’aurait jamais eu le droit de m’avoir, j’étais beaucoup trop bien pour lui, mais il m’a eue quand même, à cause de la guerre il m’a eue, on ne m’a pas laissé le choix, faut bien, on nous a mariés de force, je n’ai pas été tondue, mais à l’intérieur c’était tout comme, mon amour. »
Théâtre de vie d’une femme
L’Opposante, vieille bretonne de 97 ans, livre son récit à la frontière du néant. Récit au climat incertain, dans lequel la femme qui parle tente enfin de dire ce quelle fut. On devine en partie ce que son silence protégeait. « Vous avez parlé de ma vie, vous avez cherché à disséquer son cadavre, mais moi, j’ai tenu bon, faut bien, je n’ai rien dit, jusqu’à mon dernier souffle, vous chercherez à reconstituer le puzzle, mais tout est au fond de l’eau. Ce que j’ai vraiment vécu, je suis seule à l’avoir vécu, et voilà le pire, j’ai tout oublié ! ».
L’oublie transporte loin des mots qu’il faut trouver pour dire ce qu’il aurait fallu dire, traduisant l’impossibilité de transgresser les règles qui veulent que la vie d’une femme, c’est essentiellement naître, se marier, enfanter et mourir. L’impossibilité d’abolir la famille. Si cette dernière disparaissait, cela aurait changé à coup sûr sa manière d’aimer et de vivre. Peut être que la femme qui se raconte n’aurait pas fait de sa vie un mystère, que ses enfants n’en auraient pas tant souffert, mais de cette femme éventuellement autre, nous ne pouvons rien dire.
La spontanéité immédiate de l’opposante captive. Elle donne à ce texte très accessible une dimension libératrice. L’Opposante revient de loin, délestée des valeurs inscrites dans son secret pour dire ce qu’elle est. La mort libère une parole authentique, après une existence constituée d’une multitude de non-dits. La raison n’est plus vue comme absolue, mais relative, comme une activité plastique permettant de distinguer la matière vraie de la matière fausse, sans s’encombrer des vérités consacrées universelles. Se réapproprier sa vie comme le fait le personnage du roman suppose d’habiter sa langue et de réinsuffler par la parole la vie dans le corps, ce que restitue parfaitement le style concis et fragmenté de l’auteure qui puise à cet endroit dans son expérience dramaturgique.
Le temps d’un dernier survol
Quand on est vivant, on n’est pas mort ; quand on est mort, on n’est plus là pour penser ce que c’est que d’être mort. Épicurienne Lydie Parisse ? Difficile de le savoir. L’auteure puise dans le cycle inamovible de la vie pour en offrir une représentation métaphorique, qui pourrait se traduire comme une disposition d’accueil. Son personnage vit l’expérience d’être morte et d’être là. L’opposante s’adresse à elle-même « je me raconte ma vie passée », le temps d’un dernier survol. De son hélicoptère, elle voit et entend tout : son corps. « Mon corps dans le salon funéraire, là qu’il vont vous faire attendre, moi je ne fais que passer, ça sent l’encens et le renfermé, deux poissons vivotent dans un aquarium parmi les fausses ruines romaines. » La rencontre entre l’opposante et sa propre mort n’a pas vraiment lieu ce qui permet de maintenir une distance qu’Épicure qualifierait de sagesse, mais qui ici en semble éloignée.
L’Opposante de la presqu’île est tirée d’une histoire vraie dont l’auteure connaît certains des protagonistes. Pour son premier roman, Lydie Parisse nous invite à faire un curieux voyage. On passe aisément de l’autre côté du miroir, juste après le bout du monde. Là où fléchir est inutile. Là où le réel est vraiment réel. Attention, la lecture de ce livre peut vous conduire au carrefour d’événements graves ou insignifiants en vous arrachant à votre espace ordinaire. Cela peut conduire à des interrogations troublantes. Par exemple à cet instant, je me fais la remarque que l’idée que j’ai de la chaise sur laquelle je suis assis pour écrire n’est pas réelle, ce n’est qu’une réalité prise dans une signification déjà donnée. Un peu comme cette voix que l’Opposante fait entendre à toutes les femmes pour qu’elles cessent de jouer les Pénélope « Ulysse ne reviendra pas, il n’est jamais parti ».
Jean-Marie Dinh
L’opposante de la presqu’île – Lydie Parisse – Éditions Domens – 13 euros
Voir aussi : Le journal de Lydie Parisse